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Le deuxième groupe rassemble des approches qui s’intéressent à la construction sociale et à l’interprétation intersubjective de la ruralité, de l’espace rural et du paysage rural. Pour Cloke (2006), cette approche reste en relation avec le tournant culturel des sciences sociales, qui s’intéresse aux des aspects de signi-fication, d’identité, de représentation, de différence, etc., au-delà de la matérialité et de la structure sociale qui les produisent.

Quelques auteurs s’intéressent aux « cohérences structurées » articu-lées par les relations sociales et institutionnelles, ce que Harvey (1985) appelle

« constructions sociales ». Celles-ci sont des conceptions spécifiques de chaque société par rapport aux concepts structurantes de leur identité, leurs dynamiques relationnelles, façons de comprendre le monde, etc6. Dans ces constructions so-ciales, les traits ou caractéristiques particuliers des concepts sont pris comme la façon de comprendre la chose (le concept) en soi. Dans le processus de leur consti-tution, le facteur culturel jouerait un rôle de stabilisation dans le local de ces carac-téristiques générales de la société : il les ancre à l’espace social local.

À mon avis, cette notion de constructions sociales peut expliquer la ten-dance discutée plus en haut de considérer la ruralité comme un concept obsolète et d’affirmer la fin du rural. Harvey montre que les conceptions des choses (la rura-lité dans ce cas) dépendent des structures de pouvoir et des relations sociales qui les façonnent. Et les transformations dans ces relations font changer les concep-tions des choses : les construcconcep-tions sociales changent. C’est ce qui se passait à l’époque où Coop déclamait la fin du rural : dans les années 1970, d’importantes transformations dans la production capitaliste ont eu lieu. Avant cette décennie la production agricole était menée par un modèle fordiste, propre du cadre d’ac-tivation économique de la post-guerre. Cependant, depuis ces années-là, l’esprit productiviste agricole a laissé place à d’autres activités économiques différentes de l’agriculture dans les campagnes. Dans ce contexte, c’est compréhensible que

6 Par exemple, Harvey montre la Construction sociale de l’espace et du temps.

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la conception — traditionnelle — de la ruralité ne puisse plus décrire ce que subis-saient les campagnes. Toutefois, c’est la conception traditionnelle qui devrait avoir disparu, et non l’idée de la ruralité elle-même.

Dans le domaine de l’espace rural, Halfacree (2006) définit des « Repré-sentations formelles de l’espace rural », toujours depuis l’ouvrage de Lefebvre.

Celles-ci sont liées aux conceptions formelles de l’espace rural construites par les intérêts capitalistes des privés ou des politiciens. Ces conceptions légitiment les significations et les actions politiques qui visent à la marchandisation de l’espace rural7. Elles sont « traversées par un mélange de compréhension et d’idéologie » (Halfacree, 2006, p.51., sur Lefebvre, 1974).

Murdoch et Marsden (1994, cités par Ratier, 2002, p.13), en examinant les processus de migration des populations de classe moyenne depuis les villes vers les campagnes en Angleterre, considèrent que la ruralité est une représenta-tion — une image mentale, disons — forgée par les nouveaux arrivants venant des villes. Elle serait artificiellement construite par le rassemblement des envies des nouveaux habitants de vivre dans un environnement naturel8. Cette image serait utilisée par les citadins pour préserver les attributs paysagers des espaces campa-gnards, en réaction à leur possible disparition due à l’urbanisation. Ainsi, « si, à une certaine époque, une forme “réelle” de ruralité était à l’origine des représentations culturelles de la ruralité, il se peut aujourd’hui que les représentations culturelles précèdent et orientent la reconnaissance de l’espace rural, en nous présentant une sorte de ruralité virtuelle » (Cloke, 2006, p.22, italique dans le texte original).

De même, Mills (2000) ajoute que ce sont seulement des critères esthé-tiques et des définitions prescrites qui cataloguent certaines aires comme « ru-rales ». Pour lui, le rural est devenu comme l’urbain, mais « déconcentré » : avec une densité bâtie plus faible. Il considère même que « la campagne est dans de nombreux cas une ville avec beaucoup d’herbe » (Mills, 2006, p.6). Il parle d’idées pré-écrites parce qu’il est de plus en plus difficile de faire une distinction, même esthétique, du monde rural par rapport à la ville.

Quant au paysage, Horton et Kraftl (2014) parlent des approches qui prennent « le paysage en tant que texte ». Celles-ci explorent le sens et les signi-fications tant matérielles que représentationnelles. Ces conceptions considèrent le paysage moins comme une forme que comme « un système de signes et de symboles ; son approche relève donc (…) de l’étude des systèmes de signifiants et d’interprétations en insistant sur les relations établies entre les diverses modalités de la représentation » (Debarbieux, p.206).

Horton et Kraftl (2014) exposent l’approche développée par J.B. Jackson comme l’un des premiers à s’intéresser aux significations des paysages quotidiens et ordinaires — everyday landscapes —. Il s’intéresse à la culture comme mode de vie, et ses composantes matérielles : des maisons, des voitures, des magasins ou

7 La marchandisation c’est l’action de transformer quelque chose en un article qui peut être vendu ou achété. Dans des termes de la philosophie de Jean Baudrillard, la représentation et les significations menés par l’image de marque (branding) aujourd’hui déterminent fortement la valeur des marchandises, même plus que les facteurs matériels et du travail investis dans la production de celle-ci. Une valeur symbolique qui s’ajoute à la valeur matérielle.

8 D’autres processus de construction d’un imaginaire ou de représentations par un acteur ex-térieur, souvent issu d’une élite urbaine, ou culturelle, peuvent être mentionnés, tels que la construc-tion des représentaconstruc-tions de la montagne montré Bernard Debarbieux (2001).

29 des lieux de travail. Et il a aussi exploré le symbolisme dans le paysage, qui serait

une source de mythe, d’imagination et de valeurs symboliques pour les gens qui y habitent. Ainsi, d’autres chercheurs après lui ont interprété le paysage comme dé-tenteur de significations profondément ancrées pour les individus et les groupes dans leur quotidien.

Le paysage comme texte peut être analysé de deux manières différentes.

D’un côté, il peut être représenté à travers des textes9 (peinture, photographie, poésie ou autres textes avec un contenu communicatif), par les acteurs qui ont le pouvoir de le faire, pour élaborer un discours sur le monde construit par eux-mêmes ou pour leur profit. Cela, dans l’intention d’invisibiliser des identités — une

« prescription paysagère » —, ou de naturaliser des rôles des acteurs dominés en leur assignant une identité — une « assignation paysagère ».

Prenons par exemple l’image 1, tableau de Mauricio Rugendas. Selon la description du Musée National des Beaux-arts du Chili, l’oeuvre du peintre est caractéristique « dans la représentation et l’identification des identités latino-amé-ricaines émergentes ». On pourrait « lire » certains éléments dans le sens de l’assi-gnation paysagère précédemment mentionnée, et trouver quelques significations au-delà d’une rencontre « romantique ». On y voit documentés par le peintre dif-férents individus dans une scène du paysage rural chilien. Au premier plan, une femme lave dans un cours d’eau, pendant qu’un contremaître profitant de son temps libre s’approche d’elle pour lui parler, sans descendre du cheval. En ar-rière-plan on trouve d’autres personnages : à gauche un homme qui dort — proba-blement même ivre ? —, et à droite deux autres hommes élégamment habillés en train de regarder le paysage arboré naturel au fond pendant qu’un péon marche à côté d’eux. Les deux personnages qui travaillent dans la scène sont la femme et, peut-être, le péon. Dans un tel paysage naturel, cette organisation et ces rôles deviennent naturels grâce à la peinture, qui contribue à donner forme et valeurs à la construction sociale paysagère.

De l’autre côté, le paysage peut être lu comme un texte à partir de ses composants matériels. Cela considérant, par exemple, que certains espaces ou bâ-timents d’une valeur remarquable peuvent être construits ou aménagés avec une intentionnalité de représentation du pouvoir et des symboles idéologiques. Mais pas seulement dans des contextes remarquables : même le paysage quotidien, les pratiques journalières de production de l’espace peuvent produire des éléments matériels qui pourraient contenir des signes ou de symboles de valeur qui véhi-culent des valeurs ou l’intention des gens ou des organisations qui les construisent.

Dans les domaines de la ruralité et de l’espace rural on constate que la construction sociale de la ruralité se fait par des regards extérieurs : sont les ins-titutions, le marché, ou le monde académique qui délimitent la représentation du rural. Mais l’approche de l’étude du paysage qu’ici je propose cherche à surélève des regards internes aux localités, en accord avec l’identité des habitants, en se centrant sur leur propre regard.

9 Duncan et Duncan (1988) considèrent comme textes non seulement les textes écrits, mais toute production qui utilise des signes, des objets ou même des actions qui contiennent du sens. Et ce sens n’est ni invariable ni stable selon la volonté du créateur, mais dépend de l’interprétation et des significations qui lui sont attribuées par les individus et leur héritage culturel.

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Cependant, en termes sémiotiques, Cloke (2006, en citant Halfacree, 1993) souligne que chaque nouvelle signification de la ruralité qui émerge (ce que chaque acteur institutionnel, privé, local, etc., attribue à la ruralité selon ses inté-rêts et son expérience) contribue à détacher le signe (ou l’éventuel sens « propre » de la ruralité au regard fonctionnel), de son référent (l’espace géographique auquel ledit sens de la ruralité fonctionnelle est ou était attaché) (Cloke, 2006, p.22). Pour Duncan et Duncan (1988), on peut comprendre le sens du paysage comme l’inter-section entre sa forme matérielle, l’« artefact » produit socialement, et ses significa-tions (qui sont liées à la manière sensible d’appréhender le milieu physique et son contenu textuel produit à différentes échelles spatiales et sociales). Dans l’optique de la théorie littéraire poststructuraliste, ce sens serait très varié, dépendant des significations et de l’interprétation. Il pourrait donc « varier à l’infini ». Et cette varia-bilité des représentations et des articulations des discours de la ruralité a amené Pratt (1996, citée par Halfacree, 2006) à postuler qu’il n’existe pas une seule rurali-té ; sinon plusieurs, baptisant ces études comme « post-rurales ».

Toutefois, Duncan et Duncan (1988) considèrent que la polysémie n’est pas limitée. Elle serait attachée à l’expérience du monde de chaque personne, et les interprétations sont aussi dues en partie à un contexte culturel, et issues des communautés d’interprètes, pouvant être aussi le reflet des systèmes de valeur.