• Aucun résultat trouvé

La migration vers les grandes villes (capitales provinciales ou régionales du pays) est un mouvement qui a eu différentes facettes selon les périodes. Pen-dant une grande partie du siècle dernier, jusqu’aux deux dernières décennies, de nombreux individus, en particulier des jeunes, sont allés vivre dans la capitale du pays ou de la région, à la recherche d’autres horizons en termes de travail et d’expériences de vie. Si, à l’époque, les personnes qui émigraient partaient sans expérience, sans formation et sans espoir d’emploi dans le monde urbain, au-jourd’hui, les possibilités d’éducation et de formation technique et professionnelle permettent à de nombreuses personnes d’émigrer de la campagne avec des pers-pectives d’emploi plus sûres.

Mais cela ne concerne pas seulement les jeunes, puisque la technolo-gisation du travail agricole, ajoutée à l’actualisation de la précarité du travail avec l’insertion de la logique capitaliste de la relation employeur-employé (comme men-tionné dans la section § 2.2), a réduit le pourcentage de présence des travailleurs agricoles parmi les habitants locaux. De nombreux chefs de famille trouvent du tra-vail dans d’autres domaines et dans d’autres localités du pays, générant des migra-tions temporaires régulières de plusieurs jours ou semaines en dehors de Teno.

Table 3: Distribution en pourcentages de la population dans des quinquennaux. Élaboration person-nelle à partir de l’INE, 2017.

78

Les personnes qui ont quitté la campagne au cours de la seconde moitié du siècle dernier ont toutefois commencé à constituer un autre groupe social pré-sent sur le territoire : les individus et les familles (leurs descendants) qui profitent de la campagne pour passer des vacances pendant l’été ou pour les fêtes reli-gieuses ou nationales. Certains d’entre eux sont définitivement revenus en tant qu’adultes plus âgés. Les dynamiques d’insertion dans le territoire de ces groupes d’immigrants nationaux, qu’elles soient permanentes ou non, génèrent d’impor-tantes transformations en termes de demande de ressources foncières et de ser-vices, ainsi que des changements dans le paysage en raison de l’augmentation des constructions avec de nouveaux contenus esthétiques pour le paysage.

En outre, la commune, ainsi que l’ensemble de la région et du pays, ac-cueille à différents degrés de plus en plus d’immigrants internationaux. En 2017, année du dernier recensement, la commune de Teno en comptait 170 (INE, 2017), avec une moyenne d’âge comprise entre 30 et 33 ans, et un indice masculin de 17933. Bien que la plupart d’entre eux soient des Haïtiens, la commune accueille aujourd’hui un nombre important de Vénézuéliens, et en moindre quantité des Colombiens et des Péruviens. De ce que j’ai perçu sur le terrain, ces deux popu-lations (Chiliens d’un côté, étrangers de l’autre) forment le clivage le plus évident dans le territoire. Celui-ci est souvent reproduit par les perceptions et les récits des résidents de longue date. Très souvent discriminatoires et remplis de préjugés, ils reproduisent les perceptions des étrangers chez les mêmes résidents, ce qui reproduit ledit clivage.

ÉCONOMIE

Selon les indicateurs du ministère du Développement social (2015), 17 % de la population de la commune vit dans la pauvreté, laquelle est soit définie par le revenu (17,21 %), soit multimodale (17,03 %)34.

Le secteur de l’agriculture-élevage est celui qui génère le plus d’emplois dans la commune, avec 35,1 % des adultes et des jeunes qui mentionnent qu’ils travaillent (INE, 2017), suivi du commerce de gros et de détail avec les mécaniciens réparateurs (13 %) et la construction (8,2 %). Toutefois, si l’on considère unique-ment les zones rurales, ce pourcentage de travailleurs agricoles passe à 44,8 %.

D’autre part, on peut considérer qu’une partie considérable des travailleurs em-ployés dans les industries manufacturières (6,4 % dans l’ensemble de la commune, avec 5,1 % dans les secteurs agricoles) peut être considérée comme faisant partie du monde agricole, puisque parmi ces industries on considère aussi les packings, qui sont des petites ou grandes usines de traitement et emballage des fruits récol-tés pour l’exportation.

La moitié des travailleurs de la commune sont considérés comme « non qualifiés », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de formation spécifique pour le travail qu’ils effectuent. Seuls environ 11 % sont des agriculteurs et des travailleurs agricoles qualifiés. En d’autres termes, il existe une grande disponibilité de main-d’œuvre pour les activités agricoles sans formation formelle.

33 C’est-à-dire, pour chaque 100 femmes il y aurait 179 hommes.

34 La notion de pauvreté multimodale intègre d’autres indicateurs aux facteurs économiques typiques : éducation, santé et logement principalement.

79 Ce 35,1 % de travailleurs actifs dans le domaine de l’agriculture-élevage

dans le total de la commune a chuté de 55 % depuis 2002, et les domaines du com-merce et de la construction ont augmenté de 10 % et 5 % à 13 % et 8,2 % respec-tivement. Ces derniers se déroulent de plus en plus dans les zones rurales. Cette diversification du travail main dans la main avec la diversification démographique se traduit plutôt par une opportunité de travail pour la population locale, permet-tant aux personnes de trouver ou de créer du travail dans leur environnement rési-dentiel, et de ne pas nécessairement devoir partir « expulsées » de leur résidence.

En ce qui concerne l’économie agricole, selon M. I, fonctionnaire du Pro-gramme de développement local (Programa de desarrollo local, PRODESAL), que j’ai eu en entretien35, on trouve dans la commune trois grands types de régimes de production agricole. Tout d’abord, les producteurs à petite échelle dans un modèle d’agriculture familiale (sans grand capital technologique, sans employer de personnes extérieures aux réseaux familiaux), qui exploitent de petites parcelles louées de 0,5 à 3 hectares. Pour le développement de ce régime agricole, le prin-cipal défi est l’accès à la terre, car actuellement les prix ne sont pas rentables pour l’investissement requis (en termes d’argent et de temps, car les gens ont souvent un autre travail en parallèle). Ils peuvent même cultiver dans les terrains où ils habitent, mais à des quantités très moindres. De plus, ils ne produisent pas une quantité suffisante pour être attractifs pour les entreprises exportatrices, donc en général ils ne parviennent pas à leur vendre. Par conséquent, ils sont rares et leur nombre n’augmentera pas.

Deuxièmement, les petits-moyens agriculteurs sont ceux qui sont les plus établis. Il a des terres en sa possession, principalement par héritage, et pos-sède 5 à 10 hectares. Le fait qu’ils n’aient pas dû acheter leurs terres leur a permis de capitaliser des machines, d’investir dans l’augmentation de la valeur ajoutée de la production (par exemple, la récolte et l’emballage), et d’avoir la capacité de chan-ger de culture, ou d’avoir accès aux marchés locaux et globaux (les entreprises d’exportation qui achètent les fruits directement aux agriculteurs, par exemple) ou régionaux (sur les marchés ou les foires de la commune, de la région ou du pays).

Enfin, il y a les entrepreneurs agricoles. Ils ne sont pas nécessairement des agriculteurs à l’origine ; ils peuvent avoir investi de l’argent dans le domaine à partir d’autres domaines dans lesquels ils travaillent. Leurs graves problèmes sont liés à la macroéconomie : traités internationaux d’exportation de fruits, fermeture des frontières, comportement du marché international (par exemple, demande étrangère moins forte en période de récession, comme celle liée à la pandémie de la COVID-19). Et ils ne souffrent pas les problèmes des plus petits agriculteurs, car les fonds propres dont il dispose lui permettent de les résoudre : il peut embau-cher du personnel, installer des packings, faire des puits d’eau si nécessaire, etc.

M. I ajoute :

« l’entrepreneur agricole génère beaucoup d’emplois. On peut toutefois s’interroger sur la qualité de ces emplois. Il est très prédateur (...) s’il a une parcelle de terrain, et que les cerisiers ne lui donnent pas assez, il l’arrache

35 PRODESAL est un programme de l’Institut de Développement Agricole du Ministère de l’Agri-culture, INDAP, dont l’objectif est « d’élargir les compétences et les possibilités des petits producteurs agricoles, des agriculteurs et de leurs familles pour améliorer leurs systèmes de production et les activités connexes et pour incuber et développer des entreprises économiques, contribuant ainsi à augmenter leurs revenus et leur qualité de vie » (I. Municipalité de Teno, 2021)

80

et fait des parcelles... c’est un homme d’affaires. Il n’est pas intéressé par le secteur ni par l’émergence de la communauté... il ne s’intéresse pas à ça. Ce qui l’intéresse est d’avoir des gens, de faire de l’argent. Il n’a pas de racines. Il y aura des exceptions, bien sûr. Rio Blanco [entreprise cerisière locale dont le chef a été interviewé] est la réalité de beaucoup d’entre eux : ils y ont acheté, ils embauchent des gens... mais je t’assure que si les cerisiers vont mal, ils les coupent, les vendent et se cassent. Il n’a pas de racines avec la communauté.

Il ne va pas réparer un terrain de football, ni se soucier de faire chier le vieux voisin avec l’eau... c’est un homme d’affaires » (M. I, avril 2021).

De plus en plus, ces entrepreneurs agricoles sont aussi étrangers, ce qui montre l’enjeu local de la globalisation ou la localisation du global (Cloke, 2006)36. Par exemple, des entreprises italiennes, françaises, turques et aujourd’hui surtout chinoises se sont établies dans le territoire. Elles construisent de nouveaux ter-rains de culture et des usines de traitement de fruit, ou achètent certaines entre-prises déjà existantes, en embauchant de la main-d’œuvre locale. Une entreprise italienne a un régime de travail assez particulier. M. I décrit qu’« ils plantent, ré-coltent et traitent leurs fruits, puis les envoient en Italie et les vendent eux-mêmes.

Ils font tout. Ils sont très forts. Et quand ils récoltent, ils viennent tous pour récol-ter ; toute la famille, tous sont égaux, tous travaillent. C’est un système très sympa » (M.I, avril 2021).

Pendant la saison de récolte, les postes de travail augmentent considé-rablement ; la main-d’œuvre même ne suffit pas. Surtout les jeunes profitent d’y travailler pour faire des économies pour l’année. Et le reste de l’année, les postes de travail diminuent. Dans les packings, le travail dure presque toute l’année en changeant les cultures : cerises, framboises, poires et prunes, et pommes depuis novembre jusqu’en juillet ou août. Les conditions de travail sont en général mau-vaises, et le paiement est le minimum légal. Mme. C mentionne ces conditions :

« Le kiwi est très acide. Ça rendait mes mains très douloureuses. Vous avez des plaies entre les ongles et les doigts... aïe ! Et elles saignent (…), mais ils ne vous permettaient pas de porter des gants très souvent, parce que si vous perdez un morceau de gant dans une boîte... oubliez-le, c’est la catastrophe.

Alors bien sûr : ils vous guérissent, tout en vous envoyant à travailler dans une autre section en attendant (…)

Maintenant j’ai de l’asthénose (…) J’ai dépensé tout l’argent que j’ai gagné avec la cerise ; je l’ai dépensé pour des médecins. Un médecin m’a expliqué que c’était parce que j’avais travaillé de nombreuses années debout. Parce que dans le packing vous êtes debout devant un ordinateur. Si, c’est très moderne maintenant… Donc tu es toujours là (…) Maintenant, il ne s’agit pas seulement de mettre le fruit dans les boîtes. Vous devez lire ce que la variété fait, ne pas faire d’erreur, et tout. Les fruits arrivent, s’arrêtent automatique-ment, vous remplissez la boîte avec les kilos exacts, vous mettez l’étiquette dessus, et vous la posez. Puis il passe par le treuil jusqu’à l’autre section où ils le bourrent et tout le reste. Donc c’est douze heures, ou dix heures... puis debout, les jambes gonflent et ne laissent pas passer le sang, ce n’était pas

36 Dans l’optique de la ANT, ces réseaux transcendant l’espace et le temps, « démontrent comment les actants ruraux sont impliqués dans des rapprochements lointains et émergents qui ne peuvent en aucun cas être décrits comme ruraux dans leur totalité » (Cloke, 2006).

81 facile, non. Et les bras : lancer les boîtes. C’est pour ça que mes épaules me

font encore mal. Jeter les cartons, et parfois ce sont des cartons de douze kilos, cinq kilos. Il est difficile de gagner les quelques pièces. Le peu et le mal qu’ils vous paient. Parce que le travail devrait être bien mieux rémunéré.

Très mauvais salaire » (Mme. C, mars 2021).

Toutefois, la plupart des gens travaillent dans des secteurs différents de l’agriculture, soit dans les alentours, soit dans les villes proches (Curicó, Talca), ou encore ailleurs. Il y a beaucoup d’hommes qui travaillent dans l’activité minière ou la construction au nord du pays, qui ont des régimes alternants de temps travail et de congé (7 jours de travail et 4 de congé, 10 et 5, etc.).

Image 12: Un exemple des parcelles des trois types d’agriculture dans le secteur de San José (au centre du terrain d’étude) montrant la surface de chaque type de parcelles. La parcelle à 30,91 hec-tares appartient à l’entreprise Rio Blanco qui vient d’être mentionnée. Carte faite à partir des conver-sations et de l’observation directe sur place. Élaboration personnelle à partir de Google, 2019.

82

Cependant, la récession économique et le manque d’emplois liés aux mesures sanitaires prises en réponse à la pandémie37 ont généré une légère aug-mentation de l’agriculture de subsistance sur les petites exploitations où vivent les gens. Ce fait valorise la production locale et à petite échelle : lors d’une conversation avec M. P, un ancien agriculteur aujourd’hui ouvrier travaillant dans la construction à Curicó (capitale provinciale), nous avons parlé de l’autonomisation que ces nou-velles micro-productions d’autosubsistance signifient pour les habitants des zones rurales, ainsi que de l’autonomie possible, et même du lien qui pourrait être créé avec d’autres régions urbaines par le surplus de production qui pourrait éventuel-lement exister, dans un sens de réseaux d’approvisionnement autogérés38.

5.1.3 Infrastructure