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L’EXPÉRIENCE QUOTIDIENNE

2.1.3. Les paysages du quotidien et les « Communautés de relations au paysage »

Ruiz (2014) montre comment, dans le domaine de la ruralité, les études paysagères se sont principalement concentrées sur deux aspects fondamentaux reconnus jusqu’à présent, et toujours centrés sur l’une ou l’autre perspective : soit sur (1) l’organisation physico-spatiale du territoire, soit sur (2) les valeurs paysa-gères des agriculteurs et des habitants des zones rurales.

Tel que dans l’approche matériel-fonctionnaliste déjà présentée, la pers-pective du premier groupe d’études a contribué à la mise en relation entre les ca-ractéristiques physico-écologiques des territoires (relief, climat, types de sol, drai-nage, etc.) et le contexte économique, politique et technologique dans lequel se développe l’agriculture, en mettant en avant les potentiels et les restrictions d’ex-ploitation agricole. Cependant, les caractéristiques qui les déterminent ne sont pas fixes, ils varient en fonction de l’évolution du contexte socio-matériel (changements technologiques, pressions économico-politiques, demandes du marché).

Le deuxième groupe d’études que Ruiz (2014) identifie rappelle l’approche des représentations. Ces études prennent comme objet d’analyse les perceptions et les significations que les individus et les groupes sociaux attribuent au paysage, qu’elles soient de nature cognitive ou d’expérience. Ces approches sont fondées sur une perspective culturelle du paysage, qui considère les individus comme des

« participants actifs à une expérience multisensorielle avec et dans le paysage » (Ruiz, 2014, p.62). Cette expérience fonde des valeurs et des significations qui s’in-fluencent respectivement. Ces appréciations sont aussi des constructions sociales, c’est-à-dire qu’elles sont constituées autant par la perception cognitive, que par un système de valeurs propre à l’individu ou à un groupe d’individus.

Le travail d’Eva Bigando (2006, 2013) est dédié à « faire émerger » ou

« éliciter » la manifestation de cette représentation et valorisation des paysages quotidiens ou ordinaires. Parce qu’elle appartient à la vie quotidienne, la relation que les habitants entretiennent avec leur milieu environnant peut être la plupart du temps mécanique ou « pratique » ; alors que quelquefois elle peut relever d’une conscience dite « discursive ». Cependant, c’est au gré de ces actes routiniers que la sensibilité paysagère des habitants se développe : « la conscience pratique défi-nit l’attitude d’un acteur conscient qui se meut et agit dans un espace sans porter

35 attention à ce qui s’y passe et (…) à ce dont il est constitué. La conscience discursive

implique quant à elle un sujet non seulement conscient (…), mais aussi attentif à ce qui l’entoure et capable de le verbaliser » (Bigando, 2013, p.4). Pour discerner la dimension paysagère de certaines pratiques quotidiennes, Bigando exploite la photographie comme ressource amenant les personnes à adopter une conscience discursive de leur vécu paysager : c’est l’« élicitation photographique ». Toutefois, si les photographies sont produites pour eux-mêmes, il y a un premier processus de réflexion chez les personnes entretenues, sur quels lieux ou « clichés » ils veulent photographier ; réflexions qu’ils doivent ensuite verbaliser lors des entretiens : c’est une « double élicitation ». Cet outil de recherche peut favoriser une analyse explicite de l’expérience des habitants, en incitant « un discours que les individus ne seraient pas capables de formaliser » autrement11.

Les valeurs paysagères peuvent être comprises comme « des fonctions que les agents sociaux attribuent au paysage et aux enjeux qu’ils y placent ». Elles peuvent être de diverse nature : productives, sacrées, esthétiques, biologiques, commerciales, identitaires, patrimoniales, de loisirs et d’habitat (Droz et al., 2009, cité par Ruiz, 2014, p.62). Elles sont en autre liées à une « pratique paysagère par-ticulière et dominée par une valeur centrale » (Ruiz et Domon, 2014, p.62), même si ces valeurs sont toujours liées entre elles.

Dans l’évaluation subjective des valorisations, l’expérience du paysage semble être un facteur primordial. D’auprès Ruiz (2014, p.62-63), cette expérience est constituée par le niveau de temporalité, de sensorialité et d’affectivité par rap-port au vécu dans l’espace. Elle est définie par l’opposition entre l’immédiat et le long terme dans le niveau du temps ; par la valeur visuelle ou polysensorielle dans le niveau sensoriel ; et la familiarité, la connaissance et la quotidienneté dans le niveau affectif. Finalement, en fonction de ces valorisations paysagères, les acteurs locaux peuvent développer différents degrés d’engagement envers le territoire, qui se manifestent comme préoccupations et aspirations envers celui-ci.

Toutefois, en se concentrant sur l’individu, cette approche ne prend pas suffisamment en compte les dimensions physico-spatiales et écologiques, et les potentiels et contraintes d’exploitation.

En constatant une multiplicité de valorisations paysagères pouvant amener à des préoccupations et aspirations diverses envers le développement territorial, Ruiz et Domon se demandent comment les intégrer dans les dyna-miques de développement des milieux ruraux. En réunissant les deux approches déjà exposées, ces auteurs avancent la notion des « Communautés de relations au paysage ». Celle-ci est un outil pour l’étude des populations rurales, qui « vise à fournir un cadre d’analyse » de l’espace social et paysager rural, « fondé (…) sur l’ex-périence spatiale et sociale [des individus] avec le territoire rural » (Ruiz et Domon, 2013, p.142).

11 La difficulté chez les habitants pour formaliser la conscience pratique vers un discours a amené certains regards scientifiques à penser que les habitants « non-initiés » sont simplement inca-pables de parler du paysage. De plus, la photographie et la photo-élicitation permettrai de prendre en compte en même temps le côté matériel (les éléments photographiés), et celui de regard ou repré-sentation sociale (la production verbale de la personne qui a pris la photo). Mais ce sont les discours qui comptent pour relever la dimension paysagère du vécu quotidien, et non les photos elles-mêmes.

L’objectif n’est donc pas réaliser des analyses sémiologiques des images, mais d’identifier le rapport sensible des habitants avec le paysage,

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Ce cadre d’analyse ne définit pas la notion de communauté telle que comprise par l’école de Chicago : il ne considère pas la population rurale comme une communauté, dans le sens où elle désigne un groupe humain fermé et isolé, avec des valeurs homogènes en son sein. Au contraire, elle recherche précisé-ment l’hétérogénéité au sein des populations rurales, et la diversité des individus.

En ce sens, ces communautés existent au sein du groupe humain qui habite les territoires ruraux, et sont précisément définies en fonction de leur expérience du territoire et de leurs aspirations pour son avenir. Ainsi, la notion-outil des CRP laisse de côté d’autres catégorisations totalisantes définies a priori et qui ont très souvent été utilisées dans les études rurales, telles que les catégories de groupes néo-ruraux et ruraux de souche (comme le montre Simard, 2012).

La notion de CRP s’inspire de celle des « communautés esthétiques » dé-veloppées par Berleant (1994, cité par Ruiz et Domon, 2013, p.143). Ces notions visent « à regrouper [sur le plan analytique] des individus qui ont une expérience commune (…) ». C’est donc le chercheur qui propose dans chaque étude ces re-groupements ; les communautés ne sont pas définies (nécessairement) par des rapports sociaux ou des activités que les personnes regroupées dans les études ont sur l’espace physique ni sur d’autres espaces politiques, communicationnels, etc.

Les CRP désignent donc un groupe d’individus qui appartient à un cer-tain cadre de (1) valeurs attribuées au paysage, et (2) de relations ou de pratiques quotidiennes exercées dans et avec celui-ci. Et elles désignent également les diffé-renciations possibles entre les groupes. Le paysage offre une porte d’entrée pour comprendre les valorisations du rural : comme mentionné ci-dessus, les personnes sont considérées comme des participants actifs ayant une expérience polysen-sorielle avec et au sein de celui-là, ce qui « a pour effet d’influencer les valeurs qu’ils accordent au paysage et l’appréciation qu’ils en ont. En retour, ces valeurs influencent les pratiques qui façonnent la réalité matérielle du paysage » (Ruiz et Domon, 2013, p.143).

Les CRP intègrent toute une panoplie de catégories sociales proposées par différents sociologues ou anthropologues, parmi lesquelles on peut citer en premier lieu la notion des Idéaux types, proposée par Weber (1965, cité par Ruiz et Domon, 2013) comme outil de catégorisation pour comprendre ou théoriser cer-tains phénomènes (toujours en considérant que les caractéristiques qui décrivent chaque idéal type ne devraient pas se trouver parfaitement dans chaque élément de la catégorie). Aussi, et avec un rapport direct au sujet du paysage, les « Commu-nautés textuelles » proposées par Stock (1986, cité par Duncan et Duncan, 1988) sont des groupes « de personnes qui interprètent de façon similaire un texte, parlé ou lu, et qui organisent certains aspects de leur vie comme en suivant un scénario » (Duncan et Duncan, 1988, p.216). Cette notion propose que, tel qu’un texte, le sens d’un paysage se trouve dans l’intertextualité de l’interprétation, plutôt que dans l’origine — individuelle — de celui ou celle qui le produit. Aussi on peut citer le « Ré-pertoire interprétatif » (Potter et Wetherell, 1987, cités par Halfacree, 2006), qui est une notion qui considère l’existence d’une lexicologie d’interprétation partagée par les personnes d’une communauté ; termes et métaphores fondés sur la vie quotidienne, et qui n’ont pas besoin de se baser sur des images mentales internes.

Dans une approche méthodologique qualitative, les entrevues visent à susciter un discours sur le paysage inspiré de l’approche biographique appliquée

37 au paysage. En d’autres termes, les entretiens réalisés dans le cadre de ce

mé-moire ont été basés sur l’expérience des individus, et ne pas sur leur origine ou leurs caractéristiques socio-démographiques. Le but a été de faire ressortir un dis-cours rétrospectif, actuel et prospectif. Les thèmes abordés ont été les suivants : l’évolution du paysage et la propriété, la perception des changements passés et des usages actuels, l’avenir probable et souhaité, la valorisation envers des élé-ments matérielles tels que le bâti, les forêts, les haies, les bords des champs, les types de cultures, les champs, les fossés.