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Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et

II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation

II.2 Recours aux thérapeutes et aux médicaments « traditionnels »

II.2.2 Usage des médicaments traditionnels

Je terminerai ces réflexions sur le recours aux formes de la médecine « traditionnelle » en évoquant la question des médicaments traditionnels et des informations recueillies sur leurs usages dans le cadre de la procréation.

Comme nous l’avons vu, les informateurs n’ont pas fait référence à l’utilisation de médicaments traditionnels durant la période de la grossesse. Seuls les médicaments « occidentaux » prescrits par les médecins au cours des consultations prénatales ont été mentionnés. Je n’ai d’ailleurs pas eu d’informations concernant les pratiques d’automédications à travers le recours aux pharmacies privées, pratiques très courantes au Cambodge par exemple (Crochet, 2001, p. 12). Par contre, la quasi-totalité des informateurs ont fait référence à l’utilisation de médicaments traditionnels204 après l’accouchement, pendant la période du postpartum. Les médicaments les plus cités, sous forme d’infusions et de soupes (dans le cadre de yu kam il faut « boire chaud et rester chaud »), décrits souvent comme des racines ou des combinaisons d’ingrédients d’origine végétale, sont destinés à avoir du lait, à soigner l’utérus, à faire sortir « le mauvais sang », à « joindre les os et les veines », à « soigner les organes » et à combattre phid kam, qui est, nous le verrons par la suite, un état de maladie résultant du non-respect des interdits alimentaires pendant la période de yu kam. Seule une jeune femme m’a dit que sa famille allait voir le moh puen meuang pour chercher des racines. Le moine-thérapeute a aussi fait références aux femmes qui venaient le voir après l’accouchement pour qu’il leur recherche des médicaments contre phid kam. Ainsi, si les femmes ne mentionnent que très peu de recours aux différents thérapeutes traditionnels

204 Il ne sera pas possible de les lister ici. Cf. annexe 8 pour une liste des médicaments traditionnels évoqués au

après la grossesse, elles ont toutes pris des médicaments traditionnels. De plus, hommes et femmes en connaissent les noms. En effet, il y a dans la population, même urbaine, une connaissance développée des plantes, des remèdes et de leurs vertus, et les Lao connaitraient plusieurs centaines de noms de plantes à usage médicinal (Strigler, 2011, p. 142). Ainsi, le savoir sur les remèdes traditionnels n’est pas uniquement détenu par les spécialistes, mais fait partie de pratiques populaires transmises dans les générations. D’ailleurs, plusieurs informatrices font référence aux « anciens » qui connaissent les plantes.

« On ne va pas vraiment voir le médecin traditionnel. Mais les vieux (phu thao, phu kè) peuvent chercher des racines (ha:k ya:) pour nous. » (Sathy, 20 ans)

L’utilisation des plantes dans le cadre des soins populaires et domestiques à la procréation semble développée, et pourrait être une des expressions actuelles les plus courantes des recours aux savoirs et théories de la médecine « traditionnelle ». En effet, nous l’avons vu l’utilisation des plantes est tolérée par l’idéologie officielle. De plus, le recours aux remèdes « traditionnels » dans le cadre domestique et populaire correspond peut être à une évolution du rapport des acteurs à la médecine traditionnelle et de la médecine traditionnelle elle-même, qui se pratiquerait plus dans un cadre privé et autonome qu’à travers la relation thérapeute- patient.

C’est en tout cas ce que tendent à montrer les nombreux étals de médicaments traditionnels. Selon mes informateurs et mon enquête, ces marchands sont Hmong205. On les trouve par exemple dans le marché du Talat Sao, dans le quartier alentours. Le jour de notre enquête sur les lieux, nous avons cherché à savoir, auprès de cinq étals différents, quels étaient les médicaments destinés aux femmes. Au cours de nos discussions avec les vendeurs, j’ai pu observer que de nombreuses personnes achetaient des médicaments, et notamment des médicaments destinés au postpartum. Pour qu’il y ait une telle offre il est probable que la demande soit réelle. Voici la liste des différents usages des médicaments destinés aux femmes proposés dans ces étals :

Pour les pertes blanches et le mal aux reins ; pour avoir du lait (ya to noy) ; pour soigner l’utérus ; pour « purger » le corps après l’accouchement ; pour lutter contre phid kam ; pour avorter (ya pin mot louk)206 ; pour une bonne circulation du sang ; pour retrouver l’appétit ; pour avoir des règles normales ; pour avoir un enfant.

205 Je n’ai pas eu le temps de comprendre pourquoi ce sont de nombreux Hmong qui font le commerce de

Selon les vendeurs, les plus achetés seraient ceux pour les règles, les pertes blanches et l’utérus.

Il faut préciser que les vendeurs des étals ne sont pas « médecins traditionnels ». Leur connaissance a des sources diverses : échange d’information auprès des vendeurs, accumulation des connaissances suite à une maladie traitée par les médicaments traditionnels, savoir transmis par les parents. Cependant, un des vendeurs, originaire de la province de Siengkhuan, m’a dit lorsque je lui demandais où trouver des médecins traditionnels qu’ils pouvaient remplacer ces derniers car ils avaient la connaissance des médicaments. En effet, on peut se demander si le rapport aux médicaments par le biais de ces marchés n’est pas plus développé que la relation thérapeutique elle-même. En tout cas elle est plus visible. De plus, ce recours donne une certaine liberté aux acteurs qui vont chercher ce dont ils ont besoin, ou qui présentent leurs symptômes auxquels correspondront les remèdes ou ingrédients achetés. On retrouve ici le rapport aux dépôts de pharmacie privés, que l’on trouve au Laos, dans lesquels on va chercher ce dont on pense avoir besoin, conseillé par l’entourage ou le vendeur, sans passer par la relation thérapeutique. On pourrait donc postuler que ce qui se joue dans l’évolution des recours aux médicaments et à la médecine « traditionnelle » c’est le développement de l’automédication. En effet, l’automédication permet un rapport plus libre, et adapté à l’utilisation populaire et domestique des pratiques de la médecine « traditionnelle » dans le cadre de la procréation. De plus, il semble que sous cette forme, la vente de médicaments traditionnels soit un véritable « marché », en ce que l’on y trouve aussi des produits « commerciaux », que l’on retrouve dans les marchés destinés aux touristes. Par exemple, deux statuettes sculptées dans de l’écorce, un homme et une femme, se trouvent dans tous les étals du marché aux médicaments et dans les marchés de touristes. Dans le marché aux médicaments, chaque vendeur en donne une interprétation différente (pour que le couple s’entende bien, pour les douleurs articulaires etc.). La marchande avec laquelle nous avons réalisé un entretien formel207 nous a dit que ces statuettes venaient de Thaïlande, où elles sont probablement fabriquées en série. Cette exemple a pour vocation de montrer que se crée un marché susceptible d’attirer certains laotiens à la recherche de solutions thérapeutiques, mais aussi les étrangers de passage (thaïlandais, touristes…). En effet, le moine nous a expliqué que les médicaments de ces étals n’étaient pas forcément ramassés de la bonne façon, qu’on ne savait pas toujours d’où ils venaient et que cela jouait sur leur efficacité. Selon lui, un bon thérapeute doit ramasser lui-même les plantes et racines qu’il

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utilise, ou bien acheter des ingrédients dans ces marchés qu’il préparera lui-même. Cependant, tous les utilisateurs de médicaments traditionnels ne sont pas spécialistes, et il est possible, en ville, devant la moindre visibilité des médecins traditionnels et l’individualisation sociale qui accompagne le modèle libéral, que ces marchés soient une expression de l’évolution des recours aux médicaments traditionnels, et à la médecine traditionnelle elle-même. Il faudrait, pour aller plus avant, pouvoir étudier les rapports aux médicaments « occidentaux » et aux pharmacies privés, afin de les comparer au contexte des médicaments traditionnels. Quoi qu’il en soit, il semble qu’ici aussi se soit la recherche d’une efficacité thérapeutique qui prime, avec un rapport plus direct aux médicaments, et qui fait de la période du postpartum un moment où la femme est prise en charge dans le cadre domestique des représentations et pratiques populaires de gestion de la procréation.