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Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et

II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation

II.2 Recours aux thérapeutes et aux médicaments « traditionnels »

II.2.1 Les thérapeutes « traditionnels » dans les discours et dans les faits

II.2.1.1 Dans les discours

Les informateurs ont rarement évoqué leurs recours aux thérapeutes « traditionnels » Une femme de 66 ans, Me Tim, m’a raconté avoir accouché avec l’aide d’un médecin traditionnel moh puen meuang. Une étudiante, Chansouk (21 ans) nous a dit que sa mère avait été aidée par une vieille femme du voisinage, qui n’était pas spécialiste mais aidait les femmes à couper le cordon. Une autre femme, qui n’habite pas à Vientiane mais dans le Xiengkhuang, Dara (43 ans), m’a dit qu’elle avait été aidée par un médecin « traditionnel » (moh puen meuang), en précisant que c’était une femme qui s’occupait seulement des accouchements. Elle a ensuite utilisé les mêmes termes pour désigner le thérapeute « traditionnel » qui avait soigné ses enfants. Or selon Pottier, si les femmes peuvent être des thérapeutes (moh), ce phénomène reste peu répandu, parce que, de par leur statut considéré

comme ontologiquement impur, elles ne peuvent être initiées (Pottier, 2007, pp. 127–131). On peut alors s’interroger sur le terme de moh puen meuang, plusieurs fois confirmé par la traductrice. Il peut s’agir d’une interprétation abusive dans la traduction, ou bien d’un terme générique pour désigner tous les thérapeutes « traditionnels » (moh puen meuang se traduit littéralement par « spécialiste de base du village », y compris les matrones et accoucheuses, désignées par Pottier comme me tam nè (2007, p. 126). En effet, j’ai plusieurs fois entendu la traductrice utiliser le terme moh puen meuang pour désigner un moh ya (« maître es remède »). Une autre femme, Wane (53 ans), originaire de Vientiane a désigné la matrone qui l’avait assisté durant l’accouchement comme moh tam yae196 (et non pas « me »), terme que

Nong considérait comme équivalent de moh puen meuang. Il semble donc que les informateurs utilisent le terme de moh pour désigner les différents types de personnages « traditionnels » jouant un rôle thérapeutique, qu’ils soient spécialistes initiés ou non. Au cours de nos entretiens, aucune mention n’a été faite des moh mon (« spécialistes es incantations ») ou moh thevada/phi (« spécialistes es divinités »). Seule une femme, Chanty (48 ans), originaire de Vientiane, m’a expliqué que « c’est le médecin traditionnel qui nous initie pour rester yu kam »197. Mais je n’ai pas la traduction exacte du terme ici, qui pourrait désigner un moh ya, un moh mon ou moh thevada.

Ainsi, les mentions faites de recours aux thérapeutes ou personnes jouant un rôle thérapeutique ne sont pas nombreuses, et désignent souvent des femmes, matrones, accoucheuses, car nous parlions avant tout de procréation. De plus, lorsque je demandais aux informateurs s’il y avait des thérapeutes « traditionnels » à Vientiane, ils me répondaient en général qu’il n’y en avait plus.

« Il y a 20 ou 30 ans il y avait des médecins traditionnels. Mais la plupart des gens vont à l’hôpital maintenant, parce que c’est facile. » (M. Manosith)

« Aujourd’hui il n’y a plus de médecin traditionnel. S’il y en a c’est à la campagne parce qu’il n’y a pas d’hôpital. Mais aujourd'hui parfois à la campagne il y a l'hôpital. » (Me Tim, 66 ans) « Aujourd’hui les femmes accouchent toutes à l’hôpital. Avant il n’y avait pas d’hôpitaux, on accouchait avec le médecin traditionnel. » (Chanty, 48 ans)

Lorsque nous avons enquêté auprès des marchands de médicaments « traditionnels » installés aux alentours du Talat Sao, nous avons eu les mêmes réponses. Ils nous ont répondu qu’il n’y

196 Le mode de remerciement décrit par cette informatrice correspond à celui décrit par Condominas pour les me

tam nè (1962, p. 110), c’est-à-dire une offrande de bougies et de fleurs (kan-ha :), une jupe traditionnelle (sin) et

une somme d’argent symbolique.

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avait plus de médecins traditionnels à Vientiane, qu’ils étaient trop vieux, qu’ils étaient très loin dans les campagnes, et que c’est eux, marchands de médicaments traditionnels, qui pouvaient faire office de médecins traditionnels, car ils avaient appris de leur parents. Ce discours peut être interprété de plusieurs façons. De la part de ces marchands, il peut y avoir une forme de stratégie « commerciale » qui viserait à une sorte de « monopole » de la médecine traditionnelle des remèdes. Mais si l’on rapproche les discours des informateurs du Wat Si Meuang et des marchands de médicaments, on voit que les thérapeutes traditionnels (spécialistes ou non), sont relégués à la campagne, ou dans le passé, dans des temps ou lieux où la modernité symbolisée par l’hôpital n’est pas de mise. Il semble donc que les acteurs opposent « modernité » et thérapeutes traditionnels, qui sont considérés comme les signes du passé, de la « tradition » ou du non-développement.

Il faut ici tenir compte de la position du chercheur sur le terrain. Comme je l’ai précisé auparavant, le temps court de l’enquête n’a souvent pas permis de créer, avec les informateurs, de relations à long terme. Si j’ai pu en revoir certains à plusieurs reprises, je n’étais souvent qu’une étrangère de passage qui voulait parler de procréation. Ainsi, il est probable que les discours que j’ai recueillis aient souvent été empreints d’une façade « officielle », celle du discours dominant que l’on présente à l’étranger à qui on ne fait pas confiance. Or le discours « officiel » au Laos est le discours du Parti. Et le discours du Parti est celui d’un double mouvement de dévalorisation de la médecine traditionnelle populaire comme signe d’obscurantisme religieux et de valorisation de la médecine savante des plantes comme richesse de la culture de l’État Nation laotien. Ainsi, la politique du parti concernant la médecine « traditionnelle » populaire (qui est souvent un mélange de médecine des plantes et de religieux) a été de reléguer cette dernière au rang des pratiques superstitieuses « antimodernes », de stigmatiser les thérapeutes et, à travers la prévention à la santé « moderne », de faire relayer ce discours « officiel » par la population. Il est fort possible qu’il y ait moins de thérapeutes « traditionnels » à Vientiane aujourd’hui, il est aussi probable que les informateurs ne me diraient pas le contraire de toute façon, afin de ne pas passer pour « arriérés » aux yeux d’une étrangère et de ne pas s’afficher comme utilisateurs de la médecine non moderne. Pourtant, nous verrons que l’utilisation des médicaments traditionnels n’est pas anecdotique dans la population de l’enquête. De plus, l’enquête m’a finalement amené à rencontrer un moh ya et une matrone.