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Réflexions sur les représentations et pratiques autour de la grossesse

Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et

II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation

II.4 Gestion populaire et domestique de la procréation

II.4.1 Réflexions sur les représentations et pratiques autour de la grossesse

II.4.1.1 Prescriptions, interdits et pratiques pendant la grossesse

Dans la présentation des données j’ai évoqué le cas des prescriptions et interdits alimentaires pendant la grossesse, en montrant qu’ils étaient moins développés que pendant la période du postpartum. Elles méritent néanmoins d’être évoquées, en ce que les entretiens des informateurs ont montré que pendant cette période, les femmes préservent leur santé en combinant des éléments issus des campagnes de prévention du ministère de la santé, les conseils des médecins, et les représentations du système médical traditionnel lao. En effet, que ce soit dans les pratiques alimentaires ou les actions déconseillées, les femmes ont évoqué des pratiques qui reposent sur un système de représentations dont elles ont quelques éléments, qui leur ont été transmis, qu’elles ont entendus, mais sans qu’elles en aient (comme la plupart des acteurs) une connaissance développée. Par exemple, les conceptions du chaud et du froid sont intégrées dans une partie des pratiques alimentaires évoquées, sans que les acteurs aient une connaissance poussée des aliments chauds et froids et des principes qui président à leurs choix dans telle ou telle situation. Plusieurs femmes ont évoqué leur envie d’aliments acides pendant la grossesse. Or les aliments acides appartiennent à la catégorie du froid. Et il semble que les éléments évités par les femmes pendant la grossesse (viande, œuf, alcool, piment) soient des aliments chauds, ceux qui confèrent le plus d’énergie et de puissance sexuelle (attribut des hommes) (Strigler, 2011, p. 154). Ainsi, les envies des femmes enceintes sont socialement dirigées vers les aliments acides, donc froids, car elles ne doivent pas être trop « chaudes » à ce moment-là de la procréation. Pour donner un autre exemple, Me Tim et Me Kamphet ont mentionné un interdit, pour les femmes enceintes, de manger en s’asseyant sur les escaliers, ce qui pourrait mener à un accouchement difficile. Or selon Strigler (2011, p. 149), pendant les grossesses, un certain nombre d’interdits « traditionnels » sont liés à la notion de « rester » qui évoquerait symboliquement l’obstacle à la délivrance. Ainsi, un certain nombre de pratiques alimentaires pendant la grossesse ont pour but de « faciliter » l’accouchement, d’où l’évitement des aliments sucrés, gras ou gluants qui pourraient faire grossir le bébé et mener à un accouchement difficile. Ces pratiques alimentaires sont présentées comme des interdits par les femmes plus âgées, et des préférences par les plus jeunes. Elles relèvent néanmoins des représentations du savoir thérapeutique « traditionnel », et sont entremêlées dans les discours aux pratiques de gestion de la grossesse issues du savoir médical (bien se reposer, manger les cinq groupes d’aliments, manger régulièrement, suivre

les conseils du médecin etc.). Ces différents systèmes de représentations semblent d’ailleurs parfois contradictoires. Là où les jeunes femmes disent qu’il faut se reposer pendant la grossesse pour éviter une ouverture précoce de l’utérus, elles travaillent presque toutes jusqu’au terme de la grossesse. Or des femmes plus âgées ont évoqué le fait que le travail physique facilite l’accouchement : « On a travaillé jusqu'à l'accouchement. Il faut travailler beaucoup pour faciliter l'accouchement. Il ne faut pas trop dormir. »208 (Tim, 66 ans et Kamphet, 56 ans). On peut penser que ces conceptions, bien que contraires aux prescriptions de la médecine « moderne », soient en partie présentes dans les pratiques des femmes qui, si elles évitent les travaux physiques, ne s’arrêtent pas de travailler avant l’accouchement.

Ainsi, les pratiques populaires sont issues de ce mélange d’éléments provenant de divers systèmes de représentations collectives dont chaque acteur hérite selon ce qu’on lui a transmis, son éducation, son milieu social, son lieu de résidence etc. De ces éléments transmis et appris les acteurs forment leur propre système de représentation qui est lui-même en interaction avec ceux des membres de l’entourage, avec le système de représentation officiel (celui du Parti ici). De ces interactions de systèmes de représentations émergent des pratiques populaires qui sont mises en œuvre par les acteurs pour gérer les situations particulières telles que la procréation.

II.4.1.2 Questions de genre : les signes associés au sexe de l’enfant (rôles sociaux)

Il s’agit ici de proposer une réflexion concernant les représentations populaires qui s’expriment dans la détermination du sexe de l’enfant.

Les entretiens ont montré qu’au cours de la grossesse, un certain nombre de signes sont interprétés comme étant liés au genre de l’enfant. Ces signes concernent les envies alimentaires, les rêves, la forme du ventre de la mère et les envies alimentaires pendant la grossesse. Ils relèvent de l’observation empirique, des représentations liées aux rôles sociaux et genrés, et mêlent conceptions médicales et traditionnelles dans un ensemble de représentations populaires.

Dans le tableau récapitulatif ci-dessous, on voit que concernant l’état de santé, aux garçons sont attribués force et puissance, qui s’expriment par plus de douleur, un accouchement plus long. Pour les filles, c’est moins douloureux, plus léger. Les rêves évoqués mettent en avant

208

des objets qui sont associés aux rôles sociaux hommes/femme : la montre, attribut de pouvoir ; la ceinture, les fleurs, les colliers comme attribut de beauté féminine, de coquetterie.

Fig. 8 : Tableau récapitulatif des signes évoqués pendant les entretiens et attribués au sexe de l’enfant pendant la grossesse.

Garçon Fille

État général -mal au cœur, la grossesse a duré longtemps (1)209 -c'était lourd et l'accouchement était plus long ; très mal (pendant l'accouchement) ; mal aux côtes pendant l'accouchement ; le visage est triste. (5)

-gorge chaude (1)

-le visage est vif (pas de boutons) (5) -juste un peu mal et c'était plus léger (5)

Envies alimentaires

- poulet (2)

-« envie de fumer et manger comme les garçons » (5 : Tim)

-envie de fumer ; « je pouvais tout manger » (5 :Kamphet)

- envie de laap210, « Parce que pour le garçon

j'aimais bien la viande » (7)

- « j'avais envie de fumer, de boire de l’alcool, les actions des hommes » (21)

-je préférais manger sucré (23)

-aliments acides, de la soupe de légume fade et du riz avec l’eau (2)

- envie de manger du dessert et des choses acides (5 :Tim)

-pas envie de manger de viande ; envie de manger du poulet, du poisson (5 : Kamphet)

-envie de manger des légumes et des aliments acides (7)

-pas envie de riz, envie de manger des crabes, des fruits (21)

- je préférais manger acide (23) Rêve -« Si dans le rêve on gagne une montre ça veut dire

que c'est un garçon ». (5 :Kamphet)

-« Pour la fille, on rêve qu’on gagne des fleurs, des colliers ou une ceinture lao » (5 : Kamphet) Forme du

ventre

-« Si le ventre est petit et un peu pointu c'est un garçon » ; pour le garçon c’est lourd (5 :Tim) -la garçon bouge à droite (5 : Kamphet)

-« Si le ventre est rond alors c'est une fille » , pour la fille c'est léger (5 ;Tim)

-la fille bouge à gauche (5 : Kamphet)

-« le ventre est très grand et on ne peut pas voir ses pieds » (13)

Pour la forme du ventre, le rond est associé aux filles, le pointu aux garçons. Enfin, concernant les envies alimentaires, deux éléments sont déterminants. Aux garçons sont attribuées les envies de viande, donc d’aliments chauds, qui renvoient à l’énergie, à la puissance masculine. Aux filles sont associées les envies d’aliments acides, de fruits et de légumes, d’aliments fades, c’est-à-dire d’aliments froids, moins puissants, correspondants au statut de la femme qui ne doit pas être « chaude ». Enfin, être enceinte d’un garçon donne des envies de boire de l’alcool et de fumer, actions qui dans la société lao sont associées aux hommes et mal vues pour les femmes. Ainsi les rôles sociaux et genrés du masculin et du féminin semblent mis en place au niveau même de la grossesse, et s’appuient sur une série d’oppositions binaires dans lesquelles s’inscrivent la supériorité du masculin sur le féminin

(puissance, force, chaud, pointu, lourd, droite/ douceur, faiblesse, froid, rond, léger, gauche etc.). En effet, selon F. Héritier « le classement dichotomique valorisé des aptitudes, comportements, qualités selon les sexes, que l’on trouve dans toute société, renvoie à un langage en catégories dualistes plus amples dont l’expérience ethnologique démontre l’existence : des correspondances s’établissent, qui peuvent d’ailleurs varier selon les sociétés sans que cela nuise à la cohérence interne générale d’un langage particulier entre les rapports mâle/femelle, droite/gauche, haut/bas, chaud/froid » (Héritier, 1996, pp. 69–70). Ainsi, l’évocation des signes attribués au genre de l’enfant témoigne de la façon dont la « valence différentielle des sexes » (1996, p. 15) et les rôles sociaux qui y sont attribués sont contenus dans les représentations populaires et sont transmis entre les générations, se mêlant à d’autres systèmes de représentations comme celui du savoir de la médecine « moderne » (les échographies et la connaissance du sexe de l’enfant n’empêchent pas l’évocation de ces signes), et participant de la reproduction de l’ordre social.

II.4.2 Accouchement à domicile

La pratique de l’accouchement à domicile reste courante au Laos. En 2005, une étude de la santé de la reproduction (« Lao reproductive health survey ») montre que parmi les enfants nés les cinq années précédentes, 85% d’entre eux sont nés à domicile, alors que 51, 2 % des femmes vivant en zones urbaines accouchent dans les structures de santé (Sychareun et al., 2012, p. 2). En effet, nous avons vu dans les entretiens que les accouchements à domicile sont plus souvent évoqués par des femmes de plus de 45 ans, d’un milieu paysan et aux revenus faibles. Les femmes plus jeunes ont moins tendance à accoucher à domicile, et celles qui le font habitent en périphérie des zones urbaines, et se font assister par du personnel des structures de santé (sage-femme, médecin etc.). Nous avons aussi vu que les raisons évoquées pour accoucher à domicile étaient le manque d’accès à l’hôpital, la « timidité » face aux médecins et le fait de considérer l’accouchement comme quelque chose de normal, qui se fait à la maison. En effet, selon Pottier, « l’accouchement restait encore au Laos, il y a une génération, principalement une affaire "de femmes" », dont la grande majorité accouchait à domicile, avec l’aide d’une matrone, de leur mère, et parfois de leur mari (2007, p. 126). De plus, « la grossesse et l’accouchement n’étaient pas considérés comme des problèmes médicaux » (Ibid.). Cette génération correspond aux femmes de plus de 45 ans de notre enquête, dont plusieurs nous ont dit que l’accouchement c’était normal : « je n'avais pas de problèmes de santé je pouvais accoucher à la maison./…/ J'avais mal ou ventre pendant deux

ou trois heures et j'accouchais sans aller voir le médecin, c'était facile je n'avais pas envie d'aller à l'hôpital » (Chanhsi, 69 ans). Accoucher pour ces femmes était avant tout une pratique domestique et populaire, où pouvaient intervenir une matrone (désignée dans les entretiens comme moh tam yae), la mère ou le mari. Les descriptions qui m’ont été faites de ces accouchements définissent le rôle de chacun. Lorsque la femme accouche avec le mari, ce dernier doit la soutenir en se plaçant derrière elle.

« Pour accoucher il fallait attacher un tissu au plafond. Je m'asseyais à genoux et je m’accrochais au tissu. Mon mari se plaçait derrière moi et me soutenait les bras. Quand le bébé sortait on coupait le cordon et on le lavait. Ensuite on faisait yu kam. » (Kamphet, 56 ans).

Le savoir des techniques d’accouchement semble transmis par l’observation, les filles ayant vu faire leur mère, ayant entendu parler la famille. Lorsqu’intervient une matrone ou une femme âgée du village, cette dernière fait des massages ventraux à la femme en couche, et n’intervient que lorsque l’enfant commence à sortir, puis coupe le cordon. Il en va de même pour la mère. Ainsi, l’accouchement à domicile est avant tout l’affaire de la femme qui accouche : « S’il y a une femme qui a mal au vendre dans la route, elle va accoucher et moi je coupe le cordon pour elle. Les hommes soulèvent seulement les femmes mais n'aident pas à accoucher. » (Somphane, matrone, 52 ans)

Mais pour les femmes de Vientiane de la génération suivante, l’accouchement à domicile est souvent considéré comme risqué et ne se fait que si la femme n’a pas le choix. Les trois informatrices de l’enquête de moins de 45 ans ayant accouché à domicile l’ont fait parce qu’elles n’ont pas eu le temps d’aller à l’hôpital, ou parce qu’elles résident loin de la ville. Ainsi, si l’accouchement à domicile se pratique encore et s’il y a toujours des matrones dans les villages, telle que Somphane que j’ai évoquée précédemment, il semble que l’accouchement ne soit plus directement associé au risque, probablement du fait des campagnes de prévention de la mortalité maternelle et infantile. C’est ce que Somphane exprime dans son discours, qui mêle le point de vue de l’accoucheuse et de la volontaire à la prévention de la santé de la mère :

« Dans certains cas le bébé est sorti par les bras ou bien par les pieds il faut l’emmener à l’hôpital parce que c’est dangereux. Si le bébé sort par la tête et que la mère a de la force, elle peut accoucher et si le placenta ne sort pas tout il faut l’emmener à l’hôpital aussi. » (Somphane, 52 ans).

Il semble ainsi que même dans le cadre populaire, on assiste à une forme de médicalisation de l’accouchement rendue nécessaire par le souci de réduction de la mortalité maternelle. Ce n’est pas le propos ici, mais il serait intéressant de voir si cette médicalisation s’accompagne d’une réduction significative de la mortalité.

Enfin, les pratiques de gestion populaires et domestiques de la procréation les plus évoquées par les informateurs au cours des entretiens sont celles du postpartum, qui semble être le cadre d’expression principal des représentations et pratiques populaires syncrétiques évoquées précédemment. Ces pratiques, de par la place qu’elles occupent dans les discours, les fonctions et usages qui leur sont associés et l’analyse que l’on peut en faire méritent que l’on s’y arrête particulièrement.