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Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et

II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation

II.2 Recours aux thérapeutes et aux médicaments « traditionnels »

II.2.1 Les thérapeutes « traditionnels » dans les discours et dans les faits

II.2.1.2 Dans les faits

• Somphane, employée de la pagode et accoucheuse198

Comme je le disais au chapitre précédent199, c’est par l’intermédiaire d’un entretien avec une employée de la pagode, Somphane200 (52 ans) que ces rencontres ont été possibles. Elle travaillait dans le jardin de la pagode une après-midi où nous trouvions peu de personnes disposées à discuter, et elle accepta de faire un entretien. Elle nous apprit rapidement qu’elle était « accoucheuse » dans son village éloigné d’environ 100km du centre de la ville (Ban Champa - District Sikutit – Vientiane).

« Au village par exemple s'il y a une femme sur le point d'accoucher et que son bébé est dans une position anormale, on l'emmène à l’hôpital aussi. Je suis volontaire pour le village pour emmener les femmes à l'hôpital. /…/ Je travaille pour le projet "la mère et l'enfant". /…/ C'est un projet pour la santé de la mère et l’enfant. Je participe à ce projet depuis environ 7 ou 8 ans et puis je vais obtenir le certificat. J’ai aussi une formation à l’université des sciences et de la santé et j’ai obtenu un certificat, et une formation à l’hôpital de « Mae lae dek » (="la mère et l'enfant") dont j’ai obtenu le certificat. Ce projet vise à protéger la bonne santé des mères et des enfants dans le village et la communauté. /…/ C’est un projet du gouvernement parce qu’il est sous la direction du ministère des travaux. J’ai fait des formations de prévention contre le trafic humain, le SIDA, ou pour l'aide aux les pauvres. /…/ On n'a pas de salaire mais si on participe aux formations on peut obtenir de l’argent. Ça je voudrais demander pour qu'un village puisse avoir une personne qui travaille à cette tâche. Parce qu'on travaille beaucoup mais on n'a pas de salaire./…/ »

Le cas de Somphane est intéressant, en ce qu’elle n’est pas une accoucheuse traditionnelle « classique ». En effet, former des matrones à la prévention de la santé de la mère et de l’enfant est à la fois recommandé par les institutions de santé internationales telles que l’OMS, mais était aussi une part du projet de santé publique du gouvernement de la RDPL. Au nom de la conférence d’Alma Ata sur les soins de santé primaires, organisée par l’OMS en 1978, le gouvernement laotien a signé la Déclaration des soins de santé primaires. « L’objectif est d’atteindre "la santé pour tous" grâce au développement d’un réseau de soins de base, dans les domaines curatifs et préventifs » (Mobillion, 2010, p. 35). Selon Mobillion, cette politique initiée par l’OMS se réfère en réalité au modèle socialiste (elle a été inspirée d’un modèle établi en 1920 par le commissaire du peuple à la santé en URSS) et est cohérente avec

198 Cf. Annexe 6, entretien n°18.

199 Chaptitre 2, IV.1.2 « Face aux "résidents" ». 200

l’idéologie communiste (Ibid.). De plus, il semble que la relative autonomie des « PED » signataires de cette convention leur ait permis d’élaborer des projets de façon assez libre (Ibid.). Ainsi, le gouvernement laotien a pu construire un système de santé au service de son projet politique : le développement d’un réseau de soins primaires gratuit et ouvert à tous sur tout le territoire national, dont la gestion est centralisée (nous avons vu sa construction pyramidale) : « le dispositif doit permettre de rassembler, sous l’autorité des instances politiques centrales /…/, l’ensemble des régions dans un processus d’intégration nationale. L’État devient l’ultime garant de la santé, pour tous et partout » (Mobillion, 2010, p. 36). On comprend mieux comment la médecine « traditionnelle » populaire, de par l’adhésion qu’elle remportait, a pu être écartée comme source de représentations divergentes et concurrentielles au projet politique du Parti et à son monopole sur la santé.

Ainsi, Somphane fait partie de ce personnel de santé communautaire formé à la prévention de la population, au référencement des soins et à la gestion des urgences obstétriques.

« Avant j'étais le chef de fondation des femmes, j'étais soldat. J’ai été formée à être médecin militaire au niveau supérieur en 3 ans. J'ai appris les bases de la médecine. En 1977 j'étais médecin militaire et soldat. Puis l’année 1979 je me suis mariée. En 1981 j’ai participé à l’association de la jeunesse. L’année 1982-1983 j’ai participé à la fondation des femmes. » (Somphane)

Elle donc été formée à la médecine et à la prévention par les organes internes d’embrigadement du parti (armée, association de la jeunesse, fondation des femmes). Au cours de l’entretien son discours avait d’ailleurs des accents de slogans officiels de prévention à la santé dans le cadre de la procréation, et elle utilisait le vocabulaire de la santé internationale.

« À moins de 6 mois les enfants ne doivent boire que le lait de la mère. On ne peut pas leur donner de céréales parce que ce n’est pas bien pour l’appendice. Dans le projet on est contre le fait que les enfants boivent de l’eau et mangent du riz (pour les enfants de moins de 6 mois). » (Somphane)

Elle fait ainsi parti des acteurs qui peuvent relayer la prévention au niveau communautaire, et ainsi que l’idéologie du Parti. Mais dans son village, elle fait aussi office d’accoucheuse, elle connait les plantes, elle coupe le cordon, et elle conseille les femmes pour yu kam. De plus, elle a été mariée à un médecin « traditionnel » spécialiste des remèdes (moh ya) qui l’a formée à la connaissance des plantes, qu’elle utilise dans son village pour soigner les femmes. Ainsi, il est possible que là où la médecine « traditionnelle » magico-religieuse ait été combattue, la

médecine traditionnelle des plantes ait pu être valorisée, intégrée à des instituts, et réutilisée sur le terrain. Les détenteurs de savoirs traditionnels formés et « éduqués » par le parti ont pu permettre de faire une synthèse intégrant la médecine des plantes au projet de santé du gouvernement. Il aurait été intéressant d’approfondir cette question en revoyant cette informatrice sur le long terme, ce qui n’a pas été réalisable dans le cadre de cette enquête.

• Le moine du Wat Si Meuang201

Somphane nous appris qu’elle tenait son savoir sur les plantes médicinales de son mari, qui était médecin traditionnel (moh ya puen muang) et bonze au Wat Si Meuang. Malade, il avait usé en vain de tous les recours thérapeutiques (médecine traditionnelle, hôpitaux) et il avait fini par prendre le froc quelques années auparavant pour se consacrer à transférer des mérites à ses parents morts quand il était jeune. Nous avons pu le rencontrer le lendemain de notre entretien avec Somphane.

Plusieurs éléments doivent être retenus ici202. Tout d’abord, comme le montrait Pottier (2007), ce moh ya a hérité de son savoir par son père, lui-même thérapeute, à travers des livres sur les médicaments traditionnels203. De plus, il est devenu bonze. Il semble que s’il n’exerce plus comme auparavant, sa fonction de bonze n’exclue pas celle de thérapeute qui, en bon bouddhiste, aide les gens. En effet, comme il l’explique, être médecin traditionnel rapporte du mérite (bun) qui est accumulé et peut aider l’individu à un moment où il pourrait en avoir besoin. Il nous montre aussi que la médecine des médicaments n’exclue pas l’utilisation de rituels magico-religieux, tels que la récitation de mantra et le « souffle », qui pourrait ici se référer à une technique utilisée par les moh spécialistes de la conjuration de la malchance, et qui consiste à « vaporiser avec la bouche, sur le corps du sacrifiant, de l’eau et de l’alcool » (Pottier, 2007, p. 120). Cela illustre le fait que dans la médecine populaire et traditionnelle lao, les frontières entre thérapie des médicaments et techniques magico- religieuses sont floues, et que les moh, désignés par des termes génériques par les informateurs, utilisent des techniques diverses qui peuvent êtres apparentées à d’autres catégories de spécialistes. De plus, on voit que les thérapeutes spécialisés tirent en partie leur

201

L’extrait de l’entretien n° 19 auquel je me réfère ici est disponible en annexe 7.

202 Idem.

203 Cet informateur ne mentionne pas d’initiation, ce qui peut être dû au fait que je n’ai pas posé la question, ou

qu’il n’ait pas été initié, ce qui est peu probable puisqu’il se désigne comme moh ya, mais qui ne doit pas être exclu.

savoir d’ouvrages écrits qui constituent la partie « savante » de la médecine « traditionnelle ». La prise du froc des thérapeutes « traditionnels » contribue ainsi à la transmission du savoir thérapeutique lao, à travers les textes et les pratiques que les moines enseignent à des novices ou à ceux qui viennent les trouver pour des conseils. Enfin, ce moine-thérapeute nous a dit que lui et sa femme soignaient encore des malades, ce qui montre que la demande comme l’offre thérapeutique « traditionnelle » n’ont pas disparu. Il est vrai cependant qu’ils sont tous deux originaires d’un village éloigné du centre de Vientiane, considéré comme la « campagne ». De plus, il précise à ce sujet que peu de femmes vont voir les médecins traditionnels parce que maintenant elles vont à l’hôpital, ce qui est un fait, et que ce sont les personnes qui n’ont pas d’argent qui viennent les voir. La médecine traditionnelle resterait donc un recours pour les ménages pauvres ? Cette question mériterait d’être approfondie ce que je ne ferai pas ici. Je reviendrai plutôt sur la question de la place des thérapeutes traditionnels, évoquée au cours de cet entretien où était aussi présente Somphane, dont le point de vue mérité d’être évoqué :

« Il n’y a en a pas (de médecins traditionnels) parce que les gens n’aiment pas les voir. Aussi parce qu’il y a des projets comme le projet de Me le dek, l’hôpital de Ma ho sod. Si on reste à l’hôpital, il y a une politique qui dit qu'on doit rester à l’hôpital 7 ou 8 jours jusqu’à ce qu'on ait la bonne santé. Avant on n’avait pas beaucoup de politique pour les malades parce que si on restait à l’hôpital 2 ou 3 jours, on devait payer 2 ou 3 millions donc on n’avait pas d’argent pour payer et on devait sortir de l’hôpital rapidement pour rester à la maison. S’il y a des personnes qui demandent de l’aide, les médecins traditionnels les soignent, mais si personne ne demande, les médecins traditionnels ne soignent pas, ils soignent seulement dans leur famille. » (Somphane)

Ainsi, ce qui se jouerait à Vientiane est un manque de visibilité de ces thérapeutes, qui face à une demande moindre (du fait de la fréquentation des hôpitaux, et des cliniques) se consacreraient à soigner leur entourage et acquéraient moins de renommée. De plus, elle exprime le fait que les thérapeutes seraient « mal vus ». Donc ils resteraient discrets et les gens en parleraient peu. Reste à savoir qui sont « les gens qui n’aiment pas les voir ». Mal vus par les autorités gouvernementales ou par la population usant du discours officiel de dépréciation des pratiques thérapeutiques « traditionnelles » face à l’encensement de la science médicale « moderne » ? Cette question n’a pas pu être approfondie au cours de cette enquête, mais mériterait de l’être ultérieurement.

accoucheuse formée par le système de santé officiel et assumant le double rôle de matrone et de volontaire pour la prévention communautaire, et de son mari, un moh ya dont la pratique ne correspond pas forcément aux canons du Parti sur ce que doit être la médecine des plantes « conventionnelle » et valorisée. On peut postuler que ces deux exemples montrent que la médecine « traditionnelle » est plurielle et prend, dans le contexte politique du pays et son ouverture à la globalisation des formes moins définies, se réinvente et perdure. Par exemple, il semble, par souci de discrétion et devant une demande de soins plus faible, que les thérapeutes se tournent vers les soins dans le domaine domestique, domaine qui est plus adapté au recours aux soins traditionnels sous leur forme populaire.