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Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et

II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation

II.1 Religion et procréation

II.1.2 La procréation et le Wat Si Meuang

L’enquête de terrain au Wat Si Meuang a permis d’observer certaines interactions des représentations et pratiques autour de la procréation avec le domaine du religieux. Cela est dû en premier lieu à la sacralité du lieu, qui est connue et reconnue de tous les informateurs que nous avons rencontrés, qu’ils soient ou non originaires de Vientiane. En effet, tous les discours s’accordaient sur ce point : cette pagode est « sacrée » (saksit).

« Cette pagode est très sacrée, depuis l’antiquité on dit que cette pagode est le poteau de la ville et par ailleurs c’est la croyance. Si on souhaite quoi que ce soit elle peut nous donner ce qu’on veut. » (Chanty, 48 ans)

192 Dans les maisons « traditionnelles » lao, sur pilotis, se trouvent toujours, derrière ou à côté de la maison, de

grosses jarres de terre cuite remplies d’eau qui servent pour la toilette quotidienne. Ici la jarre est un symbole de fertilité.

« Cette pagode est sacrée. Si on demande de l'aide on est exaucé. C'est pourquoi tout le monde respecte cette pagode. » (Chanhsi, 69 ans)

« Parce que c’est notre habitude de venir ici parce que cette pagode est très célèbre à Vientiane, c’est un endroit respecté. Si on est malheureux, on peut venir ici pour demander de l'aide à Mae Si Meuang. » (Souphaline, 30 ans)

« Tout le monde respecte cette pagode et croit en cette pagode plus que les autres de Vientiane. » (Khamta, 21 ans)

« Si on va faire des affaires, faire des voyages, ou si on veut continuer les études, on vient ici pour demander de l’aide. Ce temple est sacré et c’est devenu le temple du pays (pas seulement du village) en 1993, selon le vice-ministre. Donc tous les guides disent que ce temple est sacré. » (M. Manosith, 67 ans)

Cette sacralité est souvent attribuée à des temps immémoriaux, c’est la pagode de la ville, dont la renommée sort des limites du pays, et où on peut demander de l’aide et être exaucé. C’est surtout la pagode de Me Si Meuang, à laquelle on peut tout demander, sauf l’amour.

II.1.2.1 Me Si Meuang

La plupart des informateurs expliquent que si la pagode est si sacrée, c’est grâce à Me Si Meuang et à son sacrifice pour la communauté. Il serait impossible ici de rapporter les différentes façons dont on m’a raconté l’histoire de Me Si Meuang. Certains la connaissent en détail, d’autres dans les grandes lignes, mais tous la connaissent, excepté trois personnes originaires des autres provinces et qui savent qu’elle est sacrée.

« Autrefois, il y avait Me Si Muang. Il y a eu des annonces pour rechercher quelqu’un pour être lack meuang et c’est elle et son bébé (elle était enceinte) qui ont été volontaires. Son mari l’avait quitté et elle était triste. » (Tim, 66 ans)

« Autrefois, Me si Meuang avait le cœur brisé. Elle est morte ici. Donc dans cette pagode on peut demander tout ce qu’on veut sauf l’amour. (Khamta, 21 ans)

« Elle avait le cœur brisé à cause d’un homme. Son mari l'a quittée quand elle était enceinte de 6 mois. Alors elle a voulu être tchao wat. Donc on considère cette histoire comme sacrée. À l'époque on a annoncé qu’on recherchait quelqu’un pour être le propriétaire de ce territoire, et elle a dit qu’elle était enceinte et qu'il n’y a pas de mari responsable. Donc elle voulait être l’esprit sacré d'ici et aider les personnes qui viendraient demander de l'aide. Elle est tombée dans le trou et ce trou était très profond ». (Somphane, 52 ans)

n’a pas assumé ses responsabilités. Donc quand on annoncé qu'on cherchait un tchao wat c’est Me Si Meuang qui a été volontaire et elle a marché vers le trou et puis on l'a enterré et elle est tchao wat depuis ce jour. » (Moine du Wat Si Meuang)

« Pour l'origine, c’est à l’époque de Lan Xang, depuis Chao Xaysetthathilad qui avait déplacé la capitale à Vientiane. À cette époque c'est Boulichanh qui contrôlait Vientiane. Il a annoncé que pendant sept jours si quelqu'un voulait être gardien de la ville pour la protéger, il fallait tomber dans ce trou. Sept jours après il y a une femme enceinte d'environ sept mois qui s'appelait Me Nang Si qui a sauté dans le trou avec le cheval blanc et les habitants ont crié qu’il y a Me Lak meuang et ils ont enterré ce trou et on a nommé ce poteau Me Si Meuang. » (Vanh, 20 ans)

Outre l’efficacité symbolique de cette légende, ce qui nous intéresse ici ce n’est pas la véracité de l’histoire, mais c’est que Me Si Meuang était enceinte (le nombre de mois varie selon les histoires), et qu’elle s’est sacrifiée pour être phi lak meuang (l’esprit du pilier de la ville) et tchao wat (entité protectrice de la pagode). Ainsi c’est l’histoire d’une femme morte pendant sa grossesse, qui, plutôt que de devenir un génie malfaisant, devient un génie bienfaisant par essence, protecteur de la ville et de la pagode (voire du pays selon les dires de certains informateurs). La coexistence ici de deux systèmes de références juxtaposés (bouddhisme et culte des phi) exemplifie cette « symbiose » mentionnée par Zago et Condominas (Zago 1972 : 382 ; Condominas 1998 : 115). En effet, dans les discours des informateurs il n’est pas aisé de déterminer si Me Si Meuang est un génie tutélaire ou une entité bouddhique. De plus, c’est ici un génie tutélaire abrité dans une pagode. Mais il semble que la plupart des gens ne se posent pas la question, les deux systèmes semblant imbriqués. Le seul fait important pour les informateurs est que Me Si Meuang soit sacrée. Ainsi, il est réputé qu’on peut venir la voir pour protection lorsque l’on part en voyage, si on se lance dans un projet, si on passe des examens, et surtout, si on veut des enfants, ou si on veut de l’aide dans le domaine de la procréation. Par contre, plusieurs personnes m’ont spécifié qu’à Me Si Meuang on ne peut pas demander l’amour.

« On peut demander de l’aide pour avoir des enfants mais on ne peut pas demander de l’aide pour l’amour parce qu’elle est malheureuse en amour. Mais comme elle a un enfant dans le ventre elle peut donner un enfant aux gens » (Moine du Wat Si Meuang, env.60 ans)

II.1.2.2 Recours des femmes au Wat Si Meuang

Selon les trois « résidants » de la pagode avec lesquels nous avons réalisé des entretiens, un moine (et mo ya), son ancienne femme, Somphane, employée à la pagode (et accoucheuse traditionnelle) et M. Manosith, employé à la pagode, des femmes viennent voir Me Si Meuang : pour demander de l’aide pour la vie en général et pour prier certains jours de l’année, pour demander de l’aide pour avoir des enfants, pour demander un accouchement facile, et pour remercier Me Si Meuang d’avoir accéder à leur demande.

« Si on veut accoucher facilement on peut venir au Wat Si Meuang pour boire l’eau sacré193. Certaines personnes viennent ici pour demander un enfant parce qu’elles sont déjà mariées depuis plusieurs (deux ou trois) années et n’ont pas d’enfants. Ensuite elles tombent enceinte. Il y a aussi des couples étrangers qui demandent des enfants ici. S’ils n’ont pas de problèmes de santé biologique ça marche tout de suite. Il faut faire kan-ha : (5 paires de fleurs et 5 paires de bougies sur le plateau) et réciter le texte. Par exemple, nous sommes un couple qui veut un enfant pour avoir un héritier pour la famille. Alors nous voulons que les dieux (pha’phu’t pha’song) nous aident (ba’). Si nous réussissons nous devons donner quelque chose194. Par exemple, les gens qui n’ont que des garçons et veulent une fille et les gens qui n’ont que des filles veulent un garçon. Ils font kan-ha: et demandent un garçon ou une fille. /…/ Donc ils croient que ce temple est sacré et sont très respectueux. » (M. Manosith)

Les femmes enceintes viennent généralement pendant le jour de wan sin, jour sacré du calendrier lunaire. C’est ainsi qu’après avoir passé plusieurs jours sans voir de femmes enceintes et cru que nous nous étions trompées sur l’importance à accorder à leur recours à Me Si Meuang, nous en avons observé une quinzaine le jour de wan sin. Les femmes qui demandent un enfant sont reconnaissables au rituel d’offrande qu’elles font à l’autel de Me Si Meuang, en utilisant cinq paires de bougies (kan-ha:). Ainsi, il s’agirait ici d’un recours à la fois à l’infécondité, mais aussi en faveur de la survie de la mère et de l’enfant à travers un « accouchement facile ». L’efficacité de ce rite est prouvée, par les informateurs, par les gens qui viennent remercier Me Si Meuang.

En effet, j’ai moi-même effectué un rituel d’offrande à Me Si Meuang, à la demande insistée des acteurs sur le terrain et de Nong. Il fallait demander de l’aide à Me Si Meuang pour qu’elle accepte l’enquête et que ça se passe bien. Le principe est de faire une offrande de fleurs et de cinq paires de bougies devant l’autel, accompagnée des trois prosternations mains

193 Concernant « l’eau sacrée », j’ai pu observer certaines femmes jeter un récipient d’eau aux alentours du

temple et prier. Nong m’a expliqué que c’était une offrande aux génies, mais je n’ai pas pu en apprendre plus dans le temps de l’enquête. Nous laisserons donc de côté cet aspect, qui mérite d’être questionné ultérieurement.

jointes, de faire sa demande et de promettre une offrande en remerciement si la demande est réalisée.

Ce qui semble se jouer ici, c’est que Me Si Meuang est considérée comme un recours parmi d’autres dans le trajet « thérapeutique » de la procréation. Nous l’avons vu, la plupart des femmes de l’enquête ont accouché à l’hôpital, relaient les messages de prévention à la santé, et ont conscience des théories scientifiques de la conception des enfants. Oui mais. Dans les diverses pratiques inspirées des représentations médicales « modernes » et populaires pour s’assurer une grossesse et un accouchement « en sécurité » ou face à une infertilité, le Wat Si Meuang semble devenir, comme le régime alimentaire et la consultation chez le médecin ou le repos, une façon d’augmenter ses chances. Pottier (2007) montre en effet que les parcours thérapeutiques au Laos sont guidés par la recherche d’efficacité avant tout. « La logique qui sous-tend l’ensemble du processus décisionnel procède /…/ sur un désir de maximiser les chances de guérison du malade en multipliant les recours thérapeutiques » (2007, p. 141). Dans ce cadre, il n’y a pas d’incompatibilité entre les différents recours, qu’ils relèvent de la biomédecine, de la médecine « traditionnelle », des savoirs populaires ou du religieux. L’efficacité de Me Si Meuang est reconnue, parce qu’elle est « sacrée », donc on essaie. Rien d’irrationnel ni de contradictoire dans des systèmes de représentations où se côtoient savoir médical international et interprétations de la maladie comme forme particulière du malheur. C’est sur cette logique que semble procéder les acteurs à travers le parcours de la procréation, qui, s’il est considéré par les personnes âgées comme « normal », semble être considéré comme « risqué » par les jeunes générations, perméables aux campagnes de prévention concernant la mortalité maternelle et infantile. En effet, si Pottier a montré que dans les années 1970, « la grossesse et l’accouchement n’étaient pas considérés comme des problèmes médicaux » dans la plaine de Vientiane, il semble que les entretiens que nous avons recueillis révèlent une tendance à la médicalisation de la grossesse dans les jeunes générations (femmes de moins de 50 ans). En effet, on peut interpréter les différentes représentations autour de la procréation et de la santé comme un système de représentations où la coexistence de différents éléments permet d’activer ceux dont on a besoin à un certain moment, même si ce n’est pas considéré comme la seule solution.

Hors du Wat Si Meuang on retrouve des interactions entre religion et procréation. Nous verrons par exemple lorsque nous nous pencherons sur le postpartum, que les conceptions religieuses de la religion populaire lao ne sont pas absentes des pratiques telles que yu kam, qui est aussi le moment où l’enfant retrouve son kam, « reste dans son kam ». De

plus, certains bonzes récitent des mantra qui doivent permettre aux femmes d’accoucher facilement195.

Ainsi, les rapports religieux/procréation sont importants en ce que le religieux peut être un recours thérapeutique comme un autre dans les épreuves de la procréation.

De plus, cette pagode est un lieu respecté par le gouvernement car il participe de la renommée de Vientiane et l’État Nation. Dans ce lieu peuvent s’exprimer, dans un cadre bouddhiste et face aux « étrangers » de passages (touristes) les pratiques populaires et le culte des phi, sans que cela ne soit dévalorisé ou considéré comme « antimoderne » car ici, tout le monde y croit. Ce site de terrain était donc un cadre pertinent pour aborder avec les informateurs les pratiques populaires de gestion de la procréation.