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Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la

1.   Une « demande » à façonner 68

1.2.   Une recherche clinique de type ethnographique 76

Fonder la recherche sur cette opportunité d’observation demandait de faire certains choix méthodologiques, que nous allons exposer maintenant. Nous nous rattacherons à la tradition d’analyse ethnographique des organisations, ce qui nous amènera à prêter attention aux conditions de l’entrée dans l’organisation et de l’interaction avec ses membres.

1.2.1. L’ethnographie des organisations

La méthode ethnographique d’étude des organisations répond à notre désir de nous donner un accès privilégié à l’activité quotidienne des acteurs de la RATP. Depuis les travaux d’Hawthorne, elle correspond à une véritable tradition d’étude des organisations, qui a impulsé jusqu’à récemment des recherches principalement anthropologiques (Schwartzman, 1993). De cette tradition, nous retenons pour notre part avant tout l’intérêt d’une immersion longue sur le terrain. Ainsi, par une présence continue et prolongée, le chercheur peut interroger « the ways that individuals and groups constitute and interpret organizations and societies on a daily interactional basis » (Schwartzman, 1993).62

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Trad. Personnelle : « la façon qu’ont les individus et les groupes de constituer et d’interpréter les organisations et les sociétés à partir de leurs interactions quotidiennes », p. 2.

Le Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique avait organisé dans les années 80 un séminaire « Ethnographie des organisations », qui a mis en évidence un autre avantage de cette méthode : elle permet de se déprendre des schémas théoriques existants pour considérer les organisations très concrètement – à quoi ressemble une véritable organisation (Riveline & Matheu, 1986) ?

Partant du fonctionnement concret de l’organisation et non de sa formalisation fonctionnelle a

priori, l’approche ethnographique permet de mieux appréhender les « interfaces des organisations » (Berry, 1986), c’est-à-dire les jonctions entre fonctions d’entreprise, entre services ou départements. Dans notre cas, cela nous permettra de mieux interroger les découpages et interactions entre « relation de service » et « lutte contre la fraude », dans leurs évolutions mêmes.

La présence auprès des acteurs nous donne un dernier avantage notable pour aborder les évolutions de la lutte contre la fraude. Elle nous permet de ne pas nous contenter des discours des acteurs, et de prêter attention au « substrat empirique de la situation de gestion » (Dumez, 1988). Concernant la réalisation d’un projet de l’envergure de la Bus Attitude, ce n’est pas un mince avantage.

Cela ne signifie pas que l’ethnographe des organisations doive se détourner des discours, nous verrons qu’ils ont leur importance. Plutôt, la présence prolongée au sein de l’organisation permet d’être moins naïf et mieux informé, de mettre les discours en perspective grâce à l’observation des pratiques. En ce sens, l’ethnographie met à l’épreuve les propos auxquels le chercheur peut avoir accès.

1.2.2. Une approche clinique

Se dire ethnographe des organisations est une chose. Mais c’en est une autre de dire comment on a pu trouver la bonne porte d’entrée dans l’organisation étudiée. Notre récit a montré que cette question n’était pas sans enjeu. Pour y répondre, nous nous rattacherons à la tradition clinique ; celle-ci insiste sur l’importance de l’interaction avec l’organisation observée.

Ceci signifie que notre recherche souscrit à une épistémologie interactionniste, selon laquelle on ne peut connaître un objet sans agir sur lui : observation et action sont indéfectiblement liées. Une telle épistémologie se veut distincte du positivisme, qui ne prend pas en compte l’observateur comme acteur de la production de connaissance. En l’occurrence, le chercheur

clinicien part généralement d’une demande. La réponse qu’il tente d’y apporter initie avec les demandeurs une interaction et un travail sur les représentations et la façon qu’ils ont de comprendre leur « problème ».63

Notons que j’avais spontanément sollicité la RATP, qui m’avait ensuite adressé une question ; si demande il y a eu, elle a donc été au moins en partie construite avec mes interlocuteurs. Nous y reviendrons, pour dire comment le questionnement général de la convention CIFRE – « formation d’une politique de gestion de la fraude » – a trouvé des déclinaisons concrètes, et aussi comment cette demande a évolué dans le temps.

Il s’agissait donc d’arrimer la réflexion au point de vue de mes interlocuteurs, à un problème qui se posait à eux. Ce parti pris s’explique à la fois par la volonté d’aller voir « à l’intérieur » de la RATP (et dans cette optique, il était délicat de ne pas prêter attention au point de vue de ceux avec qui j’allais être lié contractuellement), et par celle de ne pas plaquer une théorie sur les situations observées, mais plutôt de travailler la théorie à partir des situations telles que les acteurs de la RATP les rencontrent.

C’est l’intérêt principal d’une telle approche, traditionnellement préoccupée par des sujets et leur souffrance64, pour aborder les évolutions du traitement de la fraude. La démarche clinique présente en effet la caractéristique de travailler à partir du sens donné par les acteurs aux situations rencontrées, dans leur singularité et à partir de cette singularité.65 En l’occurrence, le ressort de notre recherche se trouvait dans la difficulté éprouvée par les membres de la Régie à articuler « lutte contre la fraude » et « relation de service ».

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Réponse ne signifie pas encore ici « préconisation », mais simplement « réaction » à cette demande. Cette réaction va engager les parties prenantes de la recherche dans une interaction, qui permettra la production de connaissances, et à terme, certaines préconisations.

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Le principe de la démarche clinique remonte à la psychanalyse et aux travaux de Freud. Mais du divan aux organisations, la démarche a nécessairement changé : entre les influences d’autres disciplines (sociologie compréhensive wébérienne et psychosociologie notamment) et l’élargissement de la clinique à autre chose qu’une relation d’analyse, que devient la clinique dans les organisations ? Voici ce qu’André Lévy en dit (Lévy, 1997) : « L’analyse psychosociologique est en effet profondément impliquée dans les processus organisationnels: elle contribue à mettre en rapport et à déconstruire des représentations réifiées, à réinterroger le sens des règles en les situant dans l’histoire collective d’où elles sont nées et en favorisant à leur égard échanges et confrontations. Si elle n’est jamais le lieu du sens, mais celui de sa quête, la pratique de l’analyse dans les groupes permet aux significations de se redéployer et aux personnes d’en affronter collectivement la question et les risques, au travers de leurs souvenirs, de leurs souffrances ou de leurs fantasmes, solitaires ou partagés. C’est ainsi que l’organisation, toujours menacée de se figer dans un état fini et dans une complétude mortifère, peut s’inscrire dans une dynamique de vie, dans une histoire à écrire » (p. 240).

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Pour Michel Berry, c’est toute la différence entre la clinique et ce que serait la gestion comme science appliquée. Ainsi, la recherche clinique prend le contre-pied des efforts de la recherche opérationnelle des années 70, proposant de délaisser le modèle de la « balistique » pour s’essayer à une « maïeutique » (Berry, 1986).