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Replacer l’élaboration du contrôle des voyageurs dans la longue durée 148

Chapitre 3: L’inscription historique de la lutte contre la fraude 113

3.   La longue histoire de la lutte contre la fraude et la lutte contre la fraude en train de se

3.1.   Replacer l’élaboration du contrôle des voyageurs dans la longue durée 148

3.1.1. La plasticité de la fraude

Voici ce que nous avons pu apprendre des dynamiques professionnelles de la fraude, à partir de l’histoire de celle-ci sur le 20ème siècle. Des aspects subjectifs (au sens d’Abbott) du problème apparaissent, tout d’abord. En effet, dans la description des phases successives du

traitement de la fraude, cette dernière apparaît comme un objet plastique pour le transporteur, dont les contours sont sans cesse reprécisés.

A chaque période, ou plutôt à chaque contexte, une fraude particulière a pu être associée. Des aspects subjectifs divers (perte financière directe, insécurité, fidélisation) se sont superposés à ce qui est demeuré constant dans la fraude, à savoir l’écart réglementaire, qui correspond à son aspect objectif.199 Ceci dit, il ne faudrait pas verser dans une approche contingente de la fraude, de la même façon qu’on parle d’approche contingente en théorie des organisations, pour dire que la structure d’une organisation est fonction des caractéristiques de son environnement (Desreumaux, 1998).

L’action du transporteur ne repart pas de zéro à chaque fois. Certains aspects se mettent en place de façon durable – au point qu’on pourrait presque, en oubliant leur historicité, les qualifier de « structurels ». Il s’agit de la division du travail, d’une part ; d’autre part des éléments de contexte déterminants.

3.1.2. La division du travail de la lutte contre la fraude

La division du travail se met en place par l’invention de nouveaux acteurs et par les arrangements entre les différents acteurs formant le système de la lutte contre la fraude. Les inspecteurs en civil sont un exemple d’une activité nouvelle inventée pour permettre la découverte d’une fraude « caractérisée ». Ils ne disparaîtront jamais définitivement, et ont d’ailleurs été recréés au CSB au début des années 2000 – mais restent numériquement assez marginaux.

A l’inverse, les agents de sécurité, apparus au début des années 90, ont pris place de façon durable dans le paysage (certains étant détachés au CSB par leur département SEC). Ils sont d’ailleurs un exemple d’arrangement au sein du système, qui passe en l’occurrence par une répartition des « clients », pour reprendre le vocabulaire des contrôleurs : les « durs » reviennent aux professionnels de la sécurité. Les contrôleurs conservent un rôle décisif dans la réponse qui est apportée par le transporteur aux écarts de comportement des voyageurs. Cette place leur revient sans conteste depuis la disparition du receveur.

199

L’écart réglementaire n’est pas pour autant naturel, dans la mesure où la mise en évidence de l’écart demande la mise en place d’un cadre juridique qui permette de découvrir la fraude, tant bien que mal comme la période de l’entre-deux-guerres le montre bien. Pour autant, et justement parce qu’il la découvre, la rend visible, cet aspect réglementaire semble fondamental dans la lutte contre la fraude. Il correspond à l’aspect objectif du problème de la fraude au sens où il est premier.

L’encadrement a également pris un poids croissant dans le fonctionnement du contrôle, ce qui correspond dans les termes d’Abbott à une répartition des fonctions pratiques et du traitement de la fraude.200 L’encadrement opérationnel existait déjà dans les années de l’entre-deux- guerres, mais il y a un effort manifeste de rationalisation du fonctionnement de l’unité en charge du contrôle, qui est passée pour beaucoup par la mise en place de formations, la réflexion du recrutement, l’aboutissement d’une démarche qualité, le perfectionnement de la mesure de la fraude...

La présence accrue de l’encadrement opérationnel se double de plus de celle, insistante à partir des années 90, d’un encadrement fonctionnel, commercial notamment. A partir de la thématique de la relation de service, un complexe de discours, d’enquêtes, de valeurs, etc., va progressivement prendre forme et place dans la lutte contre la fraude.

3.1.3. Les éléments déterminants du contexte

Un certains nombre d’éléments de contexte contraignent les évolutions de ce système. D’une part, l’évolution du modèle de servuction semble fondamentale, c’est elle qui laisse du jeu aux voyageurs dans le déroulement de la prestation de service, et donc la possibilité d’une fraude. A ce titre, les évolutions du support tarifaire et de ses canaux de distribution (receveur, réseau de distributeur extérieur au bus), ou encore la conception du transport public selon une logique d’écoulement de flux, semblent déterminantes.201

Ces contraintes ne sont d’ailleurs pas enfermées dans les périodes qui ont vu leur émergence, elles s’inscrivent dans la durée souvent. La mise en place d’un réseau de distribution ou la conception d’un nouveau modèle de bus demandent de forts investissements, pas seulement financiers, qui expliquent une certaine inertie : une fois qu’un nouveau modèle de bus a été sélectionné et que le réseau en est équipé, il ne s’agit pas d’en changer trop rapidement.

Or un bus, avec ou sans impériale, avec ou sans poste fixe pour le receveur, cela fait une différence : il y a plus ou moins d’opportunités pour un voyageur de frauder, comme nous avons pu le voir. Nous touchons du doigt à ce point l’indissociabilité du traitement de la

200

Nous avions déjà dit que cette répartition semblait quasi-automatique dès lors que l’on se situait dans une organisation de la taille de la RATP. Il ne s’agit pas d’ailleurs de mettre en évidence l’apparition de l’encadrement, mais plutôt le poids qu’il prend progressivement et l’affirmation de ses méthodes.

201

C’est par convention que nous plaçons le modèle de servuction dans les éléments de contexte, c’est-à-dire en dehors du système de la lutte contre la fraude. Nous sommes conscients de l’étroite relation que la division du travail entretient avec la servuction. En ce sens, celle-ci pourrait être partie intégrante du système. Pour autant, il ne faut pas négliger certains aspects de la servuction, sur lesquels nous insistons ici, qui semblent agir comme des facteurs avec lesquels les acteurs de la lutte contre la fraude doivent composer. C’est assez proche de la place qu’assigne Andrew Abbott à l’évolution technologique, que nous avions signalée au chapitre 1.

fraude et de l’élaboration de la relation de service. L’un et l’autre ne sont pas séparables, et interagissent sans cesse au long de l’histoire du réseau de surface.

D’autres contraintes tiennent à la pression exercée par les groupes extérieurs au système (des « audiences » dans le vocabulaire d’Abbott). Chaque période a vu l’un de ces derniers se mettre en évidence, même si aucun de ces groupes n’est enfermé dans « sa » période. La négociation du cadre réglementaire avec les autorités publiques (législateur, préfet...) était déterminante dans les années de l’entre-deux-guerres ; mais elle le demeure encore aujourd’hui, car la plupart des textes adoptés et des accords trouvés sont encore valables. Certains textes ont été modifiés ou complétés (concernant les moyens du recueil de l’identité), d’autres sont apparus (loi de fraude par habitude), mais cela ne fait pas disparaître pour autant tout ce qui a été mis en place auparavant.202

De la même façon, l’apparition et la représentation de l’opinion publique s’est faite à travers la mise en place de services au sein de l’organisation, qui cherchent à étendre leur champ d’action à la fraude, de façon très nette à partir des années 2000. Concernant l’attention accrue à l’opinion des clients, le contrôle n’est après tout qu’un cas particulier des évolutions que connaît la RATP (Levy, 1999), ou plus généralement les entreprises (Cochoy, 2002b), ces dernières reprenant à leur compte un mouvement de défense des consommateurs, qui court tout au long du siècle (Chatriot, 2004; Join-Lambert & Lochard, 2004)

L’analyse historique de la lutte contre la fraude à la RATP permet donc de dégager certains des éléments qui la conditionnent. C’est un premier pas dans la mise en évidence des dynamiques professionnelles correspondantes. Nous en récapitulons les points principaux dans le tableau ci-dessous.

202

Le droit du contrôle semble fonctionner selon un principe d’accumulation (ce qui n’interdit pas des inflexions). Un contrôleur qui souhaite recevoir l’agrément aujourd’hui doit connaître des textes qui remontent jusqu’à celui de la police des chemins de fer, de 1845...

Période Entre deux guerres Années 1970-1990 A partir des années 2000

Interprétation « subjective » dominante de la

fraude

Préjudice financier direct lié à un acte individuel, éventuellement répété et

moralement répréhensible

Problème massif, d’insécurité, qui affecte

l’image de l’entreprise et renforce le sentiment

d’insécurité

Risque financier lié à un acte massif et potentiellement

contagieux, qui entre en résonnance avec une politique

commerciale de fidélisation de tous les clients

Division du travail de lutte contre la fraude - Distinction des contrôleurs en civil et en uniforme, et des receveurs - Encadrement par la division commerciale - Apparition des professionnels de la sécurité et de la relation de service - Rationalisation de l’organisation de la BS (certification, recrutement, SAV...) - Expérimentations du service attentionné / Mise en œuvre

de la BA - Poids croissant de la fonction commerciale Eléments de contexte déterminants - Législateur, autorités juridiques - Mise en place des

carnets de tickets - Tutelles - Opinion publique - Fraction délinquante du public - « Renouveau du bus »

Autorité de régulation des transports

Tableau 2: Synthèse de l’inscription historique de la lutte contre la fraude