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Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la

2.   Quelle(s) place(s) pour observer ? 84

2.1.   De la nécessité d’une place pour observer 85

L’une des conséquences d’une démarche « interactive » de recherche, est que le chercheur investit la scène, qu’il fait irruption dans le théâtre même du système social qu’il étudie. Jacques Girin insiste sur les phénomènes de transfert et de contre-transfert qui peuvent se produire à cette occasion (Girin, 1986). Pour lui, il ne s’agit pas de reprendre, comme le fait l’anthropologue George Devereux, la topique freudienne. Ces phénomènes (transfert et contre-transfert) lui semblent par contre dignes d’intérêt dans la mesure où ils mettent en évidence le fait que l’interaction entre un clinicien et le sujet qu’il observe, est le siège de négociations d’identités qui ne sont pas sans effet sur la production des connaissances.72

C’est pour cette raison que nous n’évoquons que maintenant la question des « places » de la recherche sur laquelle la recherche ethnographique de type clinique doit nécessairement s’interroger ; ce concept de place, que nous allons expliciter, nous servira moins à avertir de l’engagement du chercheur qu’à présenter la façon dont nous avons pris place sur la scène de l’entreprise, comment nous avons manœuvré pour accéder dans de bonnes conditions à ce que nous souhaitions observer.

C’est d’ailleurs pour rendre compte de son accès à la sorcellerie, dont elle avait pour projet de faire l’ethnographie dans le bocage mayennais, que Jeanne Favret-Saada a eu besoin d’évoquer les places qu’elle a occupées au cours de sa recherche (Favret-Saada, 1985). Mettre au premier plan les places de la chercheuse, c’était pour elle rompre avec une conception traditionnelle naïve des rapports entre les indigènes-informateurs et l’anthropologue- enquêteur.

Reconnaître le caractère « placé » (ou situé) de la production des connaissances, c’est en effet renoncer à l’illusoire neutralité du chercheur, et accepter de rentrer dans un jeu d’échange et d’énonciation pour produire des connaissances. Après plus d’un an de tentatives infructueuses, Jeanne Favret-Saada a bien dû accepter de se plier aux règles du système social qu’elle voulait étudier, et pratiquer elle-même la sorcellerie, pour ne pas rester en dehors, et, au final, ne rien dire de la sorcellerie...

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« Le cas qui nous occupe est à la fois plus simple et plus compliqué: - il est de peu d'importance pour nous de savoir si l'explication ultime des relations qui s'établissent entre le terrain et les chercheurs réside, d'un côté et de l'autre, dans une reviviscence d'expériences passées; - il est, en revanche, de la plus grande importance, de tenter de répondre à la question: « pour qui me prennent-ils ? » de même d'ailleurs qu'à la question symétrique: « pour qui est-ce que je les prends ? » » (Girin, 1986)

Ainsi : « L'ensemble de mon parcours sur ce « terrain » peut se résumer dans la progressive intelligence d'une seule proposition et de ses conséquences : rien n'est dit de la sorcellerie qui ne soit étroitement commandé par la situation d'énonciation. Ce qui importe alors, c'est moins de déchiffrer les énoncés – ou ce qui est dit – que de comprendre qui parle, et à qui » [nous soulignons, p. 26].73

Il y a là un préalable incontournable à la production de connaissances, pour le type de recherche mené. Il ne suffit pas d’être présent parmi les membres d’une organisation (Jeanne Favret-Saada a habité plus d’un an au cœur du bocage mayennais !), et il ne suffit pas non plus de se voir adresser une demande par un responsable d’unité, ou même de plusieurs. C’est au cœur même des occasions d’observer (de chacune d’entre elles) que se (re)pose l’inévitable question : qui parle, et à qui ?

En ce sens, le récit de l’ethnologue entretient des rapports étroits avec notre propre recherche. Bien que nous soyons sur un « terrain » a priori moins glissant que celui de la sorcellerie, ce terrain à l’évidence nous précède. Des places y existent déjà, que le chercheur peut choisir d’occuper, de modeler – peut-être a-t-il même quelque chance d’inventer une place ? Le travail du chercheur est alors de trouver les (bonnes) places qui lui permettront d’apprendre quelque chose.

Quelles sont celles que nous avons négociées, occupées et progressivement construites durant mon séjour à la RATP ? Les postures qui suivent feront apparaître les conditions d’accès à ces places, ce qu’elles ont permis d’observer, et les matériaux collectés. Trois postures principales, identiques à celles présentées dans le tableau précédent, peuvent être successivement dégagées.

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Et encore, p37: « Le premier point à élucider, quand on fait de l'ethnographie des sorts, c'est donc de savoir à qui chaque « informateur » croit s'adresser, puisqu'il tient des discours si radicalement différents selon la place où il situe son interlocuteur. (...) Quand un ethnographe travaille sur un terrain exotique, il est, lui aussi, tenu de se situer quelque part. »

Enfin, p38: « Il n'est pas inutile de préciser que j'ignorais tout de ce système de places et que l'essentiel de mon travail a été de le repérer peu à peu en revenant après coup sur des épisodes énigmatiques. (...) Probablement n'étais-je pas prête à soutenir ce procès de parole de la seule manière concevable pour mes interlocuteurs: en reconnaissant que d'être mise à ce poste m'engageait à énoncer personnellement quelque chose de ce discours, au même titre qu'eux. Assurément, cette place me préexistait et se soutenait fort bien d'être occupée par d'autres. Mais à présent, c'était bien moi qu'on y mettait, c'était bien mon nom qu'on accolait à cette place, et la singularité de mon existence. » (Favret-Saada, 1985)