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La fraude des voyageurs et leur place dans le système de servuction 115

Chapitre 3: L’inscription historique de la lutte contre la fraude 113

2.   De l’entre-deux-guerres au début des années 2000 sur le réseau de surface des

2.1.   La lutte contre la fraude dans l’entre-deux guerres : pour canaliser une perte

2.1.1.   La fraude des voyageurs et leur place dans le système de servuction 115

A la sortie de la première guerre mondiale, les transports parisiens connaissent une période de rationalisation forte114, tout en avançant progressivement vers la fin du tramway (le dernier

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C’est Michel Foucault qui a explicitement eu recours à l’archéologie, par exemple pour analyser la compréhension de la folie depuis l’âge classique, puis a théorisé cette méthode pour lui permettre de faire « l’histoire de concepts » (Foucault, 1969).

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La guerre ayant marqué un coup d’arrêt à la forte croissance des transports en commun au début du siècle, la reconstruction et la période qui suit sont l’occasion de renouveler certains aspects des transports en commun et de leur organisation. On peut penser notamment au matériel roulant. Institutionnellement, la rationalisation passe par l’unification des compagnies de tramway et de celles rassemblées auparavant par concession dans la

disparaît de Paris en 1937), qui dans la mesure où il « gêne la circulation »115, sera supplanté par l’omnibus. Concrètement, prendre le bus est une activité très différente de celle que connaissent les Parisiens d’aujourd’hui. Les performances des véhicules ne sont pas les mêmes, et les distinctions de classes, aujourd’hui abolies, sont de mise116 – mais ce n’est pas directement cela qui intéresse le plus celui qui étudie la gestion de la fraude.

La différence pertinente se trouve dans l’organisation de la prestation de service par le transporteur. Les transports en omnibus117 se sont en effet mis en place autour du fonctionnement complémentaire des métiers au sol et des métiers roulants. Sans entrer trop dans le détail, on peut noter la présence, aux nombreux arrêts de correspondance, d’un bureau d’omnibus et de son contrôleur, auquel le voyageur devait s’adresser avant de monter dans le bus, pour valider une correspondance118 ou pour obtenir un numéro d’ordre.119

A l’intérieur de l’autobus, un receveur120 est chargé de percevoir la recette du transport auprès des voyageurs. Le bureau d’omnibus, déjà surchargé et dont le fonctionnement soulève de nombreuses critiques, ne peut régler seul les difficiles questions relatives à la gestion des flux et de la charge, ainsi qu’au paiement. En effet, les fraudes et récriminations étaient très fréquentes de la part des voyageurs, d’après les notes de l’encadrement, témoignant des

Compagnie Générale des Omnibus (CGO), au sein de la STCRP (Société des Transports en Commun de la Région Parisienne). La STCRP est liée au département de la Seine par délégation dans le cadre d’une régie intéressée. C’est donc le département qui rémunère donc la STCRP, d’où des interactions répétées avec le Préfet, comme nous le verrons.

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C’est la raison invoquée par les acteurs. Elle signale cependant moins une véritable gêne pratique, qu’une incompatibilité entre deux systèmes de transport, celui de l’automobile et celui du tramway, dont l’articulation n’a pas été pensée (le tramway occupant le milieu des axes de circulation, ce sont surtout les voyageurs, pour monter ou descendre, qui gênent les voitures !), et qui sont portées par des dynamiques économiques distinctes et inégales (l’application du pétrole à la circulation est forte et croissante, tandis que l’électricité se désengage progressivement, au profit d’autres secteurs économiques).

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Les autobus sont alors partitionnés entre la 1ère classe, à l’avant du bus, et la 2nde classe, couvrant la plate- forme (accès et sortie du bus) et l’arrière du bus.

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Le réseau d’omnibus parisien se met en place à partir du début du 19ème siècle. Les omnibus, au départ hippomobiles, sont progressivement motorisés, donnant lieu à l’appellation d’autobus (pour « omnibus automobile »)

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Héritage de la période précédent le monopole de la Compagnie Générale des Omnibus (CGO), le système des correspondances permettait aux voyageurs de changer de ligne pour effectuer leur trajet sans payer de supplément. Ils devaient pour cela faire valider leur correspondance auprès du contrôleur, celui-ci inscrivant sur leur billet la correspondance effectuée. Ce système compliqué présentait le désavantage de surcharger les contrôleurs et de donner lieu à de nombreuses contestations et fraudes de la part des voyageurs.

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A partir de 1930, on trouvera des distributeurs automatisés de numéro d’ordre. Celui-ci régentait l’ordre de la montée des voyageurs dans le bus attendu. Ainsi, un voyageur donné se plaçait dans la file d’attente, et attendait que passe l’omnibus correspondant. Lorsque celui-ci arrivait, la foule se trouvait délestée d’un nombre de voyageurs égal au nombre de places disponibles dans l’autobus. Il était fréquent qu’un voyageur laisse ainsi passer deux à trois autobus.

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Le nom de receveur est la version « motorisée » du conducteur, qui occupait la même fonction dans les omnibus hippomobiles. On retrouve dans les deux cas le même fonctionnement en tandem : du couple cocher / conducteur, on est passé au couple machiniste / receveur. La séparation des métiers renvoie à la répartition des fonctions dans l’omnibus. L’un est chargé de l’interface avec les voyageurs, autour de la recette principalement (il appelle également les numéros d’ordre, et gère la capacité du bus), tandis que l’autre conduit le véhicule (et prend donc en charge un autre risque : l’accident).

limites de l’organisation par bureau. Celui-ci représentait le point névralgique de la délivrance du service, puisque chaque voyageur, même en correspondance, devait passer par cette véritable salle d’attente.

Les injonctions à l’endroit du contrôleur (se tenir en permanence devant le bureau, ordre de service n°231, du 4 février 1901) et l’encadrement du comportement du voyageur (ne pas prendre plus de 4 numéros d’ordre par voyageur, précise l’ordre de service n° 311 du 13 juillet 1904) n’y changent rien : le fonctionnement du bureau devient particulièrement difficile en cas d’affluence, et le contrôleur ne peut à la fois contrôler les omnibus, répondre aux demandes des voyageurs, et assurer leur bonne montée et descente.

Il s’ensuit que tout voyageur est censé, entre sa montée dans le bus et sa descente de celui-ci, s’acquitter du prix de son voyage auprès du receveur, qui lui délivre à cette occasion, un ticket comme preuve de son paiement. Malgré les contrôles nombreux de la part de la Société des Transports en Commun de la Région Parisienne (ci-après : STCRP), la gestion du passage des voyageurs entre l’extérieur et l’intérieur de l’autobus n’est pas sans soulever quelques difficultés. La STCRP accorde en effet parfois plus d’intérêt à la fraude de ses propres receveurs, qu’à celle des voyageurs, puisque ce sont les receveurs qui délivrent les billets et réceptionnent la recette.121 Des inspecteurs et des « mouches » (en civil), dont le rôle est de surveiller les agissements des receveurs, veillent à prévenir tout détournement, en contrôlant fréquemment les autobus, notamment aux arrêts. Le receveur connaît donc quelques limites à sa discrétionnarité, et reste assez fréquemment en contact avec son employeur par le biais du contrôle...

Il faut noter que l’introduction des billets, à partir du début du siècle, donne un moyen au transporteur de s’assurer de la régularité de la situation des voyageurs. Si le receveur n’échappe pas lui-même au contrôle, il n’est plus seul en cause, et les contrôles de voyageurs se multiplient rapidement. Ainsi s’immisce dans le bus le contrôleur (de voyageurs), personnage emblématique de la lutte contre la fraude, encore actuellement.

La STCRP a recours à différents systèmes pour simplifier les opérations à effectuer à bord du bus par le receveur et le client122 : en 1925, un système de jetons métalliques est instauré pour

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Circulaire DEC 3080 du 2 juillet 1930, à propos de receveurs qui revendent des tickets. 122

Etant donné les fortes charges et la complexité des demandes (trajets tout autant que tarifs) à gérer, les receveurs peuvent fréquemment commettre des erreurs : la STCRP ne mentionne pas que les fraudes des receveurs, mais également leurs « négligences » (Ordre de service n° 12 du 10 novembre 1922). Celles-ci sont assez élevées, et le contrôle rentre probablement en partie dans une logique de pression, qui ne vise pas tant la malhonnêteté que l’inattention... Certains témoignages ou rapports de la STCRP sont d’ailleurs sans ambiguïté, rapportant des pratiques de clients, qui consistent à jouer de l’absence d’ubiquité du receveur. Ainsi, parmi « ceux qui filoutent la STCRP » (Police Magazine, n°30, 21 juin 1931), on trouve « celui que gêne le soleil » : « il y aussi le vieux monsieur qui change continuellement de place parce que le soleil le gêne. Or, coïncidence

procéder à l’achat des tickets et aux échanges de monnaies, mais toutefois sans obligation pour les voyageurs ; dès 1929, c’est l’arrivée des carnets de tickets, fortement déstabilisante. Pouvant être achetés à l’extérieur du bus, c’est-à-dire hors du contrôle du receveur, leur introduction facilite à la fois les opérations du client et du receveur123, mais sème le doute dans le même temps sur l’authenticité des billets présentés et sur les fraudes qui peuvent en résulter.124

Si l’on en croit les quelques articles de presse que l’on trouve dans les archives, alors que la fraude des receveurs reste un sujet essentiellement interne, celle des voyageurs ne laisse pas le public indifférent. La description de « ceux qui filoutent la STCRP »125 se veut moraliste (« car c’est un vol, il n’en faut pas douter, que de ne pas payer sa place ») lorsqu’elle déplore les pertes de la STCRP, « aussi fortes qu’avant [les carnets de tickets] » ; dès 1922, la

Lanterne signalait quant à elle « qu’il paraît que trop de voyageurs dédaignent de payer [leurs

billets] »126. Les archives portent également la trace, en face de ces jugements moralistes

institutionnels, d’une réaction civile à un éventuel jugement moral : les mutilés de la Grande

Guerre ont en effet exigé de ne pas être assimilés à des « fraudeurs », alors que l’irrégularité de leur situation ne provient selon eux le plus souvent que de

leur handicap, les empêchant de se porter au-devant du receveur dans les délais requis.127

Il est toutefois délicat, au vu du nombre restreint des documents rassemblés, de se prononcer quant à l’état général de l’opinion publique sur la question de la fraude. Contentons nous de remarquer que celle-ci est positionnée comme un thème moral dans le débat public, et comprise comme une tromperie. Cette dimension morale du phénomène semble d’ailleurs structurante, puisque la STCRP et les pouvoirs

publics la reprennent à leur compte, cherchant pendant toute la période à élaborer les moyens

curieuse, chaque fois qu’il change de place il s’éloigne du receveur, pour se trouver au milieu des voyageurs ayant déjà acquitté le prix de leurs places. »

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Cette simplification de la tarification fait que de « vendeur et de caissier qu’il était de façon permanente, le receveur est donc devenu, pour ainsi dire, un agent pointeur, puisqu’il n’a plus qu’à assurer la vente des carnets de tickets d’un prix uniforme de 5 francs et des tickets à 0,30 F réclamés par les rares voyageurs qui ne consentent pas à utiliser nos carnets. », souligne L’écho de la STCRP (Dupin, 2006).

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Le risque est grand pour la STCRP : des tickets falsifiés et présentés au receveur permettent en effet de voyager gratis, sans que le transporteur ne reçoive rien en échange...

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Police Magazine, auparavant cité. 126

La Lanterne, 20 octobre 1922. 127

Quant à la STCRP, elle aimerait que les mutilés présentent leur carte de mutilé, et demande aux receveurs d’y prêter une plus grande attention...

Figure 2: "Ceux qui filoutent la STCRP" (Police Magazine, 1927)

de déceler la « véritable » tromperie chez les voyageurs. La STCRP entend ainsi lutter contre la fraude au sens strict128, ne se satisfaisant manifestement pas de repérer des situations irrégulières, et réfléchissant surtout à la façon de découvrir et de mettre en évidence les « fraudes caractérisées ». C’est ce qui caractérise le plus fortement la période de l’entre-deux- guerres, à notre sens, et nous en voulons pour preuve la dialectique qui se poursuit tout au long de ces années là, entre un cadre juridique en élaboration pour le bus, et les techniques du transporteur, entre petites innovations et innovations de rupture que nous allons décrire.

2.1.2. La fraude caractérisée : un cadre juridique en élaboration et des