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Chapitre 3: L’inscription historique de la lutte contre la fraude 113

2.   De l’entre-deux-guerres au début des années 2000 sur le réseau de surface des

2.3.   La lutte contre la fraude à partir des années 2000 : l’exigence de la fidélisation 138

2.3.2.   Baisse de la fraude et fidélisation des clients 143

Cette évolution de la relation de la RATP à sa tutelle se répercute jusqu’au geste de la validation à bord du bus. Elle redéfinit ainsi les enjeux de la « lutte contre la fraude », celle-ci étant inscrite comme une priorité dans le contrat signé pour la période 2004-2007 entre le

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« Il reste que la Régie est indirectement intéressée par la baisse de la fraude. Elle perçoit en effet une contribution incitative à la vente de titres du STIF, qui s'élève à 6% HT du montant de son CA. Ainsi qu'une partie des recettes supplémentaires lorsque ses recettes totales de trafic dépassent les engagements pris auprès du STIF. Aussi la lutte contre la fraude constitue-t-elle un enjeu crucial pour l'entreprise à l'heure où le contrat 2004-2007 accentue les contraintes et durcit les objectifs fixés. » (Dossier « la fraude à la RATP : quelle politique ? », Connexions, 2005, pp. 2-5)

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Il s’agit, derrière le vocable « Navigo », d’harmoniser progressivement sur la région Ile-de-France les différents supports existants pour les titres de transport, pour la plupart magnétiques.

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Alors que la présentation de la carte orange, nous l’avons vu, n’était pas un impératif et que bon nombre de voyageurs avaient pris l’habitude de ne pas y sacrifier...

STIF et la RATP. Cela ne signifie pas que ce contrat marque une prise de conscience par les tutelles de l’importance de la fraude, via celle des résultats commerciaux.

Nous avons vu en effet que la RATP considère la fraude comme un enjeu, et que les résultats commerciaux sont suivis avec attention depuis longtemps.191 Le STIF en était conscient, et il y a là nous semble-t-il plutôt une logique de négociation et d’exigences nouvelles de la part des tutelles. Ainsi, obtenir de la RATP des lignes certifiées, avec un taux de contrôle minimum, est une façon de rassurer les voyageurs sur le fait que des efforts sont entrepris, pour un meilleur service...

En effet, il y a bien négociation, et il serait réducteur de croire à une remise unilatérale de la fraude à l’agenda organisationnel... La RATP ne se contente pas d’acquiescer aux remontrances concernant le coût de la fraude, son niveau élevé, etc... C’est un dialogue que la RATP cherche à mener avec les tutelles, qui fait évoluer ses théories de la fraude. D’un point de vue financier, il s’agit pour la Régie de montrer, que ce soit à l’Assemblée nationale ou au STIF192, que les choses ne sont pas si simples, et que la fraude ne grève pas à ce point les comptes du transporteur.

Ainsi, plutôt que de considérer que le coût de la fraude se calcule comme le coût de revient de l’ensemble des voyages fraudés, le département Commercial (CML) soumet une autre théorie aux tutelles, leur proposant de réviser deux hypothèses micro-économiques relatives à la lutte contre la fraude193 :

- d’une part, il ne faut pas raisonner avec une élasticité égale à 1, puisque rien ne garantit qu’une intensification du contrôle se solde de façon mécanique par un plus grand nombre de voyageurs payants : au contraire, on peut craindre qu’un certain nombre de voyageurs non payants, choisissent finalement de ne plus prendre les transports en commun ;

- d’autre part, il faut raisonner avec des seuils. Cela signifie qu’en deçà d’un certain seuil, disons 5% pour le bus, il est illusoire de croire que lutter contre la fraude soit utile. Au contraire, dans la mesure où l’on suppose que certaines personnes fraudent par nécessité ou par décision irrévocable, les verbaliser n’en fera pas des voyageurs payants...

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Une note de M. Schwebel, directeur de CML, signale, déjà, le 4 août 1994 que les recettes baissent depuis 1990.

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De même que dans l’entre-deux-guerres, la STCRP devait rendre des comptes au Conseil Général de la Seine, aujourd’hui, la RATP rend des comptes au STIF, qui lui-même a des liens avec les élus. A l’heure où nous écrivons, le STIF est même présidé depuis peu par le Conseil Régional. Une gouvernance un peu plus complexe qu’un simple actionnariat, assorti à un type d’activité publique, font que les dialogues sont nécessairement polyphoniques et difficiles parfois à démêler.

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Au final, cette théorie de la fraude, adaptée aux exigences du raisonnement commercial, produit une nouvelle compréhension de la fraude, et une stratégie d’action correspondante. Il faut signaler que cette théorie est dans une large mesure ad hoc, la preuve en étant qu’en 2003, le taux incompressible, relativement arbitrairement fixé à 3% pour le réseau ferré, a dû être revu à la baisse, puisque les mesures du taux de fraude étaient inférieures à 3% ! Mais cela ne remet pas en cause la capacité de cette théorie à fonder une nouvelle interprétation de la fraude par le transporteur, dans le contexte que nous avons décrit, celui d’une pression commerciale.

Cette approche décline ses principes jusqu’au terrain, où l’on entend partout, en formation comme dans les échanges entre contrôleurs, la distinction entre « fraude dure » et « fraude molle ». Il faut comprendre par là d’une part les « fraudeurs » se situant dans les 5% incompressibles, et d’autre part ceux situés au-delà, entre 5% et 15% (le taux de fraude moyen est estimé en 2003 à 15% sur le réseau bus). Ces derniers ont un comportement opportuniste, mais ne sont pas « fraudeurs » par nécessité ou par choix idéologique.

La stratégie sous-jacente à cette distinction est la suivante : il faut voir la fraude molle, comme un enjeu commercial, de fidélisation et d’éducation des voyageurs194 ; et dans un second temps seulement, se préoccuper des « fraudeurs durs », mais sans se focaliser sur ces derniers, qui relèvent peut-être plus des professionnels de la sécurité que du contrôle... Ainsi, au niveau du CSB, on peut relever une initiative qui va dans ce sens, par exemple, de coopération avec CML pour que le Service Après Verbalisation (SAV) puisse retirer certaines amendes, à condition que les personnes verbalisées acceptent de s’abonner...195 Signe fort s’il en est, de la redéfinition de la fraude, dans cette optique commerciale de fidélisation.

Bien entendu, les tenants de cette nouvelle stratégie ne comptent pas s’arrêter aux portes du SAV, et, s’appuyant à la fois sur cette dernière et sur la promotion d’une « nouvelle relation de service », ils cherchent à avancer vers un remodelage des modes d’intervention des contrôleurs.

Des expériences comme le Nouveau Service Tram (NST) ou le Service De Ligne (SDL), sans parler de la Bus Attitude, témoignent à cet égard d’une importance accrue accordée aux comportements quotidiens des voyageurs, en amont de toute attention à la « fraude

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Un des enjeux qui est relié à l’activité du contrôle et à la fraude, est celui de la validation, dans la perspective du passage à Navigo. Pour bien des voyageurs, il y a un enjeu d’apprentissage des « règles du savoir voyager », avec une grande attention accordée aux effets d’imitation des comportements entre les voyageurs.

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La carte Intégrale est en effet en pleine croissance, et le SAV apparaît être un excellent relais de la politique commerciale...

caractérisée ». Elles signalent aussi la volonté d’une approche commerciale et de fidélisation – c’est bien le maître mot de ce type de traitement de la fraude, toutes ces préoccupations étant rangées sous la même bannière du « service attentionné ».

De ce point de vue, il nous semble y avoir une différence essentielle entre la réforme de la lutte contre la fraude dans les années 90, visant une amélioration des modes d’intervention existants, et celles que projettent les tenants de l’approche commerciale de la fraude à partir des années 2000 : il s’agit alors de concevoir une nouvelle activité permettant d’insister sur cette dimension commerciale de la fraude, jusqu’ici négligée.

Plusieurs expérimentations similaires ont vu le jour successivement sur le Tramway (ligne T1 et T2) et sur la ligne de bus Trans-Val-de-Marne (TVM) au tournant des années 2000. Menées par Jacques de Plazaola196, elles ont cherché à tirer les conséquences les enseignements des recherches sur la « relation de service », tout en apportant une nouvelle réponse aux problèmes de fraude (conjonction d’un fort taux de fraude et d’un nombre élevé d’agressions). Nous en rapportons les principes essentiels, qui se trouvent par ailleurs explicités dans deux rapports internes.197

La mise en place du Nouveau Service Tram (NST), comme du Service De Ligne (SDL) ultérieurement, visait à répondre aux problèmes de fraude d’une part, et à proposer une « haute qualité de service » d’autre part. L'image retenue pour définir ce type de service est celle d'un « hôte » / « maître des lieux » et d'un service commercial, qui ne se signalerait pas que pour contrôler et sanctionner. L'objectif est de réinvestir les lieux de façon

commerciale, c’est-à-dire en s’adressant aux clients plutôt

qu’aux usagers du service, et en insistant, par le détour de la thématique de la valeur du service rendu, sur celles du paiement et du respect des règles d’usage.

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Jacques de Plazaola, chercheur associé à la Mission Prospective, constituait pour la « relation de service » un relais souple, dans la mesure où il n’était pas à proprement parler un opérationnel, bien que son expérience professionnelle l’ait confronté à ces questions. Son rattachement à la Mission Prospective, où réfléchissait Isaac Joseph, a facilité cette rencontre du terrain et de la « relation de service ».

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Sortir des impasses, changer et partager le sens de l'action: enseignements de l'innovation dans l'interaction

de service tramway (Plazaola (de) Jacques, Mission Prospective et Développement Innovant, 2006) ; et Maîtrise des lieux et coproduction des règles d'usage: la part du contrôle (le Nouveau Service Tram) (Chave Frédérique,

Mission Prospective, 2003). Ces rapports évoquent le NST, et pas le SDL. Les principes en sont cependant les mêmes, le SDL ayant été mis en place un peu plus tard, sur la base des connaissances accumulées sur le NST.

Figure 9: Agent du NST s'adressant à un voyageur

Cette nouvelle approche de la fraude est en ascension en 2004. La préoccupation du service rendu aux usagers a en effet été institutionnalisée (par la création de l’unité Relation de Service) et étoffée par les principes du marketing des services, qui donnent à la « relation de service » (le syntagme est désormais dans toutes les bouches à la RATP) une coloration marketing dans ce contexte d’exigence commerciale. Pour autant, le problème reste entier, puisqu’à cette date, les acteurs porteurs de cette nouvelle compréhension de la fraude, continuent d’essayer de promouvoir et d’étendre les activités de « service attentionné ». Les expérimentations mentionnées ont été pérennisées, mais leur efficacité en matière de lutte contre la fraude fait encore débat.

La question est donc, pour les tenants de l’approche commerciale, de savoir comment réaliser la transition d’un contrôle essentiellement répressif vers un traitement commercial de la fraude. La conception de la Bus Attitude, le projet phare du département BUS198, s’inscrit à cet égard à la suite des expérimentations fondatrices du Nouveau Service Tram et du Service De Ligne, et témoigne d’un long cheminement de réflexion de la RATP.

Ces expérimentations ont permis de concevoir progressivement ce que pouvait et devait être, aux yeux des promoteurs de la « relation de service », le travail qui concrétiserait les principes du « service attentionné », tout en développant une approche novatrice du traitement de la fraude. La Bus Attitude a pour objectif de généraliser au réseau de surface les premiers pas de cette nouvelle approche de la fraude.

De la « relation de service » du début des années 90 et son impératif de rupture avec la bureaucratie dans le service public, nous sommes donc bien loin une dizaine d’années plus tard. Et il y a eu apparition d’une nouvelle problématisation de la fraude, avec ce passage à une logique commerciale de service et de fidélisation de ceux que l’on entend appeler des « clients », en rupture avec la période précédente.

Cette nouvelle interprétation, née dans ces échanges et négociations avec les tutelles, nous semble bien différente à la fois de celle de l’entre-deux-guerres et du tournant des années 90. En effet, la fraude telle qu’elle est comprise actuellement semble n’avoir que peu à faire de la morale, mais être plutôt caractérisée par un très grand pragmatisme. Fraude de masse, comme dans les années 90, mais non pas comme dans les années 30, elle se définit aujourd’hui en

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Bien que nous nous focalisions dans notre recherche sur le réseau de surface de la RATP, il faut rappeler que la Bus Attitude appartenait à une famille de projets équivalents, chaque réseau ayant sa propre déclinaison, avec Réflex’RER et Style Métro. Les principes étaient à chaque fois comparables, et témoignaient du poids pris par les idées marketing.

rapport avec un préjudice financier (et non par rapport à l’insécurité, même si celle-ci n’a pas disparu...).

Mais le préjudice en question n’est pas immédiat, il ne s’agit plus d’une sanction directe due au non-paiement d’un voyage. La RATP se projette plutôt dans le long terme. Le voyageur en fraude est alors moins quelqu’un qui n’a pas payé son voyage, que quelqu’un qui risque de ne pas le payer à l’avenir. Il est frappant de constater que la lutte contre la fraude ainsi entendue étend son périmètre, puisque les nouveaux métiers du contrôle sont censés prêter également une grande attention aux voyageurs payants, qui représentent 75% du total des voyageurs, et risqueraient eux aussi, de ne plus payer à l’avenir, s’ils n’étaient confortés dans leur démarche... Nous y reviendrons ; notons pour le moment que la fraude s’est ici enrichie, par rapport aux années 30, d’une dimension temporelle, puisque sont pris en compte les comportements de réversibilité des voyageurs.

3. La longue histoire de la lutte contre la fraude et la lutte