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Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la

2.   Quelle(s) place(s) pour observer ? 84

2.3.   Le « stagiaire », au plus près du travail des contrôleurs 91

2.3.2.   A la rencontre des agents de contrôle 93

Au total, par leur intermédiaire, j’ai ainsi pu multiplier mes entrées et partir à la rencontre du terrain – dans les « secteurs »83, dans les bureaux de l’encadrement du secteur, dans les bus – en bref suivre les agents dans leur travail – ou assister à différentes formations « en salle », à des entretiens de recrutement de contrôleurs, etc. En ces différentes occasions84, je n’avais plus aucun lien avec le personnage du « doctorant CIFRE », et j’étais perçu par les agents et leurs encadrants comme un simple « stagiaire ». Ce personnage avait le triple avantage de ne pas m’associer à leurs yeux au siège et à ses services fonctionnels, de ne pas effrayer mes interlocuteurs et d’être immédiatement compréhensible pour eux.

Une de mes premières incursions dans un secteur m’a permis de vérifier la fréquente défiance des agents vis-à-vis du siège. Dès ma présentation en tant qu’observateur en provenance du siège et engagé dans une recherche, un agent m’a donné un aperçu assez précis de l’image que je pouvais avoir : « encore quelqu’un payé à rien foutre... ».

Le stagiaire, par contre, est en général vu par les agents comme une personne jeune et relativement inoffensive, en ce sens qu’il n’a pas le pouvoir d’un encadrant. Il bénéficie pour cette raison de leur sympathie. Il est là pour apprendre, mais il ne s’agit pas d’un apprentissage qui intrigue comme la démarche dont relève une recherche de thèse. C’est un apprentissage qui les rassure et pour lequel ils sentent que leur intervention est légitime : ils ont souvent quelque chose à transmettre au « jeune ».

Mes échanges avec les contrôleurs, suivis sur la durée d’une demi-journée le plus souvent, étaient donc teintés parfois d’un certain paternalisme ; les conseils « sur la vie » s’ajoutaient à la description de leur fonction, de leur métier, de leur utilité, etc. Je les laissais décider de la

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Le secteur est la division de la zone géographique couverte par l’action du CSB. Il y en a neuf au CSB, dont un qui ne concerne pas le réseau de la RATP.

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façon dont ils souhaitaient m’initier au contrôle, tout en tâchant de ne pas perturber le déroulement de leur travail, ou le moins possible.85

En général, ces échanges avaient lieu après les interactions de contrôle. En plus des observations in situ que je venais de faire, et qui m’avaient donné accès à ce qui peut se passer lors d’un contrôle, entre un contrôleur du CSB et un usager de la RATP, je recevais un commentaire généralement instructif de la part du contrôleur sur ce qui s’était passé. Instructif car il me permettait alors de saisir ce qui était jusqu’ici resté invisible sous la surface de l’interaction : les stratégies, les intentions et les interprétations d’au moins un des acteurs – l’agent de base chargé de remédier à la fraude au contact direct du voyageur contrôlé (fraudeur ou client).

Une fois que la confiance était établie, j’ai cherché par moments à retoucher quelque peu le personnage du « stagiaire ». Son ignorance me convenait tout à fait méthodologiquement parlant, et favorisait la parole des agents – mais une parole pour ignorant. Utilisant les connaissances accumulées au cours de mon expérience de contrôleur à la STIVO (façon de parler, techniques de contrôle, connaissance des « fraudeurs », du cadre légal...), je pouvais parfois initier un échange « plus expert » avec un agent ; une tentative – pas toujours couronnée de succès – de montrer à mon interlocuteur que j’étais moi aussi un « membre » (au sens ethnométhodologique).86

Mon statut pouvait alors changer, et me donner accès à d’autres types de réflexion. Je les provoquais parfois, utilisant comme prétexte une situation donnée pour formuler un jugement, par exemple : « quand j’étais à la STIVO, on avait souvent ce genre de situation », ou bien

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Ceci m’était rendu possible par la connaissance « par corps » que j’avais déjà du contrôle, comme nous l’avons mentionné dans le récit de l’entretien avec le directeur du CSB. Cette connaissance du métier de contrôleur passait en effet par tout un ensemble d’attitudes physiques (savoir se tenir à la bonne distance, poser un regard sur une interaction en cours, qui ne donne pas l’impression d’une intrusion à la personne verbalisée...), et de compétences analytiques (savoir identifier rapidement les caractéristiques importantes d’une situation de contrôle). Il nous semble que cette connaissance de la pratique de contrôle m’aidait à la fois à ne pas perturber le déroulement du contrôle et à savoir m’adapter rapidement si besoin (en anticipant les déplacements des contrôleurs notamment), et à identifier, par contraste avec ma propre expérience pratique, des pratiques nouvelles de la part des contrôleurs, à propos desquelles je pouvais les interroger. Ainsi, la connaissance préalable du contrôle m’a à la fois été utile pour entrer sur le terrain (vis-à-vis des commanditaires de la recherche) et pour m’y orienter au cours des périodes d’observation.

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Albert Ogien et Louis Quéré (Ogien & Quéré, 2005) en proposent la définition suivante : « La notion de membre qualifie l’individu saisi sous un aspect : en tant qu’il participe à un univers d’activité pratique et sait comment s’y prendre pour effectuer la part de travail qui lui revient en cette circonstance. On peut être membre d’une multitude d’univers de ce type; et l’appartenance à chacun d’eux se manifeste dans la maîtrise des principes d’action propres à cette forme d’activité et le langage de description qui lui est spécifique » (p. 71). En ce qui me concerne, la démonstration de maîtrise d’un langage commun (indissociable de la maîtrise des principes d’action du contrôle) me permettait de faire reconnaître une affiliation au groupe des contrôleurs. Cette affiliation était décisive, car elle me faisait quitter le statut d’étranger. Le membre est en effet celui qui « exhibe « naturellement » la compétence sociale qui l’agrège à ce groupe et qui lui permet de se faire reconnaître et accepter » (Coulon, 2002).

« nous on essayait de s’en sortir de cette façon là », ou encore « un de mes collègues travaillait comme cela »... Ce jugement incitait en retour l’agent, lorsqu’il était en confiance, à me répondre en s’engageant : condamnation d’un comportement, d’un certain type de prescription...

J’étais dans ces cas là assuré d’être sorti d’une présentation neutre et convenue du métier et des situations, provoquant un jugement de la part du contrôleur. Pour ne pas risquer d’intervenir à brûle-pourpoint et de susciter la méfiance de mon informateur, j’attendais toujours un certain temps avant de recourir à cette technique.