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L’élaboration du traitement de la fraude par les acteurs de la RATP 104

Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la

3.   Du terrain aux dynamiques professionnelles 101

3.1.   Rassembler les données pour mettre en évidence les dynamiques professionnelles

3.1.2.   L’élaboration du traitement de la fraude par les acteurs de la RATP 104

Ce que les paroles nous disent

En allant sur le terrain, en rencontrant les acteurs, en les interviewant et en les suivant dans leur travail, parfois même en collaborant avec eux, j’ai entendu beaucoup de paroles – et lorsque ce n’était pas le cas, je collectais des écrits. Pourtant, ce ne sont pas tant les propos bruts des contrôleurs, par exemple, ou ceux des encadrants que nous considérons comme importants pour eux-mêmes : leur pertinence dépend du statut qu’on leur donne et de ce qu’ils permettent d’entrevoir. Les interactions verbales, les conversations, les débats que j’ai entendus ne sont pas seulement l’occasion d’une transmission d’information, d’une communication, mais également celle d’une réflexivité sur le réel, qui témoigne d’un effort de compréhension et d’organisation de celui-ci par les acteurs. Tel est l’angle que nous avons choisi pour exploiter ces matériaux.

Les travaux d’inspiration ethnométhodologique (Coulon, 2002; Garfinkel, 1967) sont de ce point de vue décisifs. Si l’on suit les pistes ouvertes par cette « sociologie radicale » (de Fornel et al., 2000), un locuteur produit du sens au moment où il parle et façonne en même temps la situation dans laquelle il se trouve : le chercheur peut donc, en suivant le cours des conversations, retrouver l’ordre de la réalité sociale.98 Empruntons aux ethnométhodologues leur concept d’account99 et considérons que ce que les acteurs se disent de la fraude révèle leur compréhension du phénomène.

Dans une telle perspective, « le sens est ici, pour partie au moins, accessible en tant qu’objet empirique pour l’observateur sur la base d’un effort d’analyse minutieux ; accessible parce que « rendu visible pour autrui » comme disent les tenants de l’ethnométhodologie, rendu public, donné à voir par les acteurs eux-mêmes dans leurs jeux de langage et leurs techniques du corps » (Borzeix, 1998).

Précisons tout de même que l’accès au sens n’en est pas pour autant évident. Comme le rappellent Robert Damien et Pierre Tripier, il convient de rester prudent quant à ce que les acteurs donnent à voir publiquement. « Une profession ou un métier, fait reposer sa

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C’est justement l’un des reproches faits aux ethnométhodologues : ils se limitent tellement au hic et nunc, qu’ils ne peuvent rigoureusement rien dire sur la réalité sociale qui dépasse le cadre de l’interaction, et qui lui pré-existe. Pour cette raison, et étant donné justement notre intention de dépasser les interactions, nous ne nous réclamerons pas d’une approche strictement ethnométhodologique.

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C’est l’un des concepts importants de l’ethnométhodologie. Il désigne le fait de rendre public et accessible à autrui par sa parole, une certaine compréhension de la situation.

compétence et le monopole de son exercice sur des psychologies ou des sociologies « indigènes » qui sont servies « toutes chaudes » à l'enquêteur venu l’étudier. A lui de savoir que, derrière les « je crois » et les « regardez », une rhétorique puissante, séparant le sacré du profane, cherche à le convertir en porte-paroles du groupe social qu’il pense, scientifiquement, analyser »(Damien & Tripier, 1994).

Ainsi le jeu autour de mes places déterminait le sens qui m’était rendu accessible ; et aussi de quelles façons celles que j’ai occupées conditionnaient ce que je pouvais comprendre, et ce que j’étais capable d’entendre. J’ai en conséquence cherché à adopter une attitude qui soit, comme nous l’avons dit, la plus compréhensive possible, que ce soit au cours des entretiens ou des suivis d’agents.

Par compréhensive, nous entendons ceci : « il ne s’agit pas de « comprendre » au sens de pouvoir se « mettre à la place » d'un sujet pour prendre avec soi (cum-prendere) les motifs de sa parole. Il s’agit de « comprendre » en quoi ce qu’il a dit est « naturel », « possible », « adapté » dès lors que l’on connaît le contexte. Il s’agit de donner à lire la signification et non d’éclairer un sens caché. Il s’agit de suivre un déroulement, une histoire (un « cours d'action »), et non de découvrir ce qu’elle signifie pour chaque participant » (Demazière & Dubar, 1997, p. 28).

Une telle attitude signifie que le chercheur se place « au même niveau d’ignorance que les acteurs qu’il observe (...) au même principe d’indétermination de la situation en cours (...) préservant ainsi le contexte des phénomènes étudiés et orientant le chercheur vers les multiples interprétations proposées par les acteurs. » (Journé, 2005). Mais comme Benoît Journé le souligne quelques lignes plus loin, cela ne revient pas à s’en tenir aux seules actions des individus, mais demande de resituer celles-ci dans le cadre d’un système socio-technique (Ibid.).100

C’est pour cette raison que j’ai cherché à interagir avec les acteurs, en les suivant pendant leur travail ou en travaillant avec eux, de façon à avoir accès à la situation par rapport à laquelle leurs paroles pouvaient prendre sens pour moi. Cette tactique tire la conséquence du fait que « l’action est toujours située » (Girin & Grosjean, 1996) et que c’est donc en observant les acteurs en situation que l’on pourra saisir simultanément la façon dont ils agissent et interprètent le problème qu’ils s’efforcent de résoudre.101

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Pour le cas de la recherche menée par Benoît Journé, le système socio-technique en question était une centrale nucléaire, dont il tentait d’élucider les conditions d’un fonctionnement fiable.

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« L’action située » est un concept qui revient à Lucy Suchman ; il a connu un succès certain dans les travaux récents de sciences de gestion (Collard & Raulet-Croset, 2006).

D’un point de vue méthodologique, la clinique de l’activité peut aussi être convoquée. Elle est en effet particulièrement à même d’interroger le sens du travail (Clot & Litim, 2003), et ce dans des contextes variés, liés aux tâches à effectuer mais sans y être réduits – en formation par exemple (Clot, 1998). Elle procède, comme la microsociologie, d’une observation de l’action, mais seulement pour découvrir l’activité : « L’activité propre des sujets ne s’offre pas au regard direct. C’est donc seulement grâce à l’action réalisée qu’on peut établir un contact indirect avec l’activité (inobservable directement) des sujets » (Clot, 2005).

La découverte de l’activité met en évidence son sens. Celui-ci est la résultante, en recomposition perpétuelle, de conflits mettant aux prises le prescrit (ce qu’on doit faire), l’impossible (ce qu’on ne peut pas faire), le réalisé (ce qui est fait)...102 Cette découverte est rendue possible par une technique dite d’auto-confrontation, qui met l’acteur interrogé face à son propre travail, auparavant filmé.

N’ayant pu opérer de cette façon, j’ai suivi des agents différents pour diversifier les situations à observer. Mais si le procédé méthodologique n’était pas exactement le même, le principe était équivalent, nous semble-t-il. Car à chaque fin d’interaction, les contrôleurs venaient me voir pour évoquer avec moi ce que j’avais vu, et ce que nous avions vu chacun : cet instant d’échange, aussi bref soit-il, était celui de la découverte de l’activité de l’agent par le biais d’une auto-confrontation in situ.103

De la même façon pour les encadrants que j’ai pu observer, la confrontation des points de vue obligeait chacun des membres du groupe de travail à expliciter ce qu’ils entendaient par tel mot plutôt que tel autre par exemple. Rappelons de plus que si la clinique de l’activité s’est peu préoccupée de l’encadrement jusqu’à présent, des travaux menés en Finlande ont montré qu’il était tout à fait possible de traiter de façon similaire l’encadrement et les agents dans la perspective d’une activité observée en réunion par exemple (Engeström, 1999).

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Voir (Clot & Litim, 2003) [nous soulignons] :« En distinguant l'activité réalisée du réel de l'activité, la clinique de l'activité veut rendre compte des conflits qui donnent du sens. Le réel de l'activité est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu'on cherche à faire sans y parvenir (...), ce qu'on aurait voulu ou pu faire, ce qu'on pense pourvoir faire ailleurs, mais aussi paradoxalement ce qu'on fait pour ne pas faire ce qui à faire, ou encore ce qu'on fait sans vouloir le faire. » p1544 ; « Il ne faut pas sans doute pas s'illusionner: le sens du travail demande à être sans cesse recomposé. On ne peut, en effet, imaginer un travail dont le sens serait figé: il serait alors signification, sans vie. C'est là toute la différence entre le sens et la signification. », p1545.

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Soulignons que nous sommes bien conscient des limites d’une auto-confrontation in situ, eu égard notamment à la médiation que permet la vidéo. Cette dernière permet de fixer la situation de travail commentée, quand l’échange « sur le vif » entre deux observateurs implique une dimension de négociation, ne serait-ce que sur les éléments à inclure dans la description de la situation – ce qui n’est pas sans conséquence sur le commentaire de cette situation...

Identifier des groupes d’acteurs et des types de pratiques

Nous pensons donc avoir les moyens, tant empiriques que méthodologiques, de passer des paroles, des écrits et des interactions observées, à des interprétations de la fraude par les membres de la RATP rencontrés. Reste à savoir ce que nous comptons en faire. Notre objectif est de saisir des régularités dans ces interprétations et dans les traitements de la fraude auxquels elles sont associées.104

La façon dont Pierre Olivier de Sardan envisage la « politique de terrain » nous indique un début de réponse, grâce au repérage de « groupes stratégiques » (Olivier de Sardan, 1995). On entend par là, écrit-il, « une agrégation d'individus qui ont globalement, face à un même « problème », une même attitude, déterminée largement par un rapport social similaire à ce problème (il faut entendre ici « rapport social » au sens large, qui peut être un rapport culturel ou symbolique comme politique ou économique). Contrairement aux définitions sociologique classiques des groupes sociaux (telle la classe sociale dans la tradition marxiste), les « groupes stratégiques » ne sont pas pour nous constitués une fois pour toutes et pertinents quels que soient les problèmes. Ils varient selon les problèmes considérés. Parfois ils renverront à des caractéristiques statutaires ou socio-professionnelles (sexe, caste, métiers...), parfois à des affiliations lignagères ou à des réseaux de solidarité ou de clientèle, parfois à des parcours biographiques et des appartenances factionnelles. La notion de groupe stratégique est donc essentiellement d'ordre empirique. Elle suppose simplement que dans une collectivité donnée tous les acteurs n'ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations, et que, selon les « problèmes », leurs intérêts et leurs représentations s'agrègent différemment, mais pas n'importe comment » (Olivier de Sardan, 1995).

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On peut à la même occasion se poser la question de ce qui va advenir de ces paroles, de ces écrits, etc. : qu’allons nous en faire, quelle place vont-ils tenir dans notre propos ? Lorsque nous rendrons compte de notre terrain, nous entendons en faire un usage intermédiaire, qui évite deux attitudes quant à « la parole des gens », dénoncées par Didier Demazière et Claude Dubar : d’une part une « posture illustrative » : les données ne viennent qu’illustrer les hypothèses antérieures de l’enquêteur ; d’autre part une « posture restitutive » : succombant elle à un hyper-empirisme qui voit l’enquêteur s’effacer derrière les propos recueillis (Demazière & Dubar, 1997). Ainsi, nous ne livrerons pas les paroles entendues in extenso, mais plutôt avec parcimonie ; et nous tâcherons cependant de construire notre analyse avec elles.

Nous faisons suivre deux développements des auteurs. « La parole n’est pas transparente mais constitue une construction dialogique complexe. (...) Comprendre le sens de ce qui se dit, ce n’est pas seulement être attentif, écouter et « faire siennes » les paroles entendues, c’est aussi analyser les mécanismes de production de sens, comparer des paroles différentes, mettre à nu les oppositions et corrélations les plus structurantes » (p. 7). Puis, « c’est pourquoi nous pensons, avec bien d’autres, que la posture sociologique la plus féconde et la plus légitime face à des productions langagières n'est ni la démarche illustrative puisant dans les paroles transcrites comme dans un réservoir d’exemples à l’appui de ses propres croyances ni la démarche restitutive consistant à livrer des entretiens comme des matériaux parlant d’eux-mêmes, mais une démarche analytique permettant de mettre à jour le processus interactif d’appropriation de formes sociales et son caractère toujours provisoire et inachevé. Le travail de compréhension implique la confrontation des analyses, même et surtout si celles-ci ne sont jamais pleinement satisfaisantes ni totalement achevées » (p. 38).

La mobilisation de cette notion empirique permet d’ordonner les différentes interprétations recueillies, et ainsi de progresser vers la mise en évidence de dynamiques professionnelles. Les régularités ainsi repérées, en lien avec des techniques spécifiques de contrôle (et avec les dispositifs correspondants) ne relevaient pas de variables telles que, par exemple, le sexe, le positionnement hiérarchique ou l’ancienneté des acteurs rencontrés. Non pas que ces régularités-là n’aient eu aucune incidence sur la façon dont les acteurs prenaient position sur les évolutions de la lutte contre la fraude. Mais je me suis plutôt focalisé sur des régularités relatives à l’engagement des acteurs dans le même type de travail, à savoir tel ou tel type de contrôle, l’assistance juridique, ou encore la formation des contrôleurs...

Ce sont donc plutôt des types d’acteurs qui seront identifiés, correspondant à des types de pratiques, des groupes d’acteurs (de taille variable) partageant des pratiques équivalentes.105 Mais dans la mesure où l’on ne se focalisera pas sur des pratiques d’exécutants, mais plutôt sur des pratiques d’acteurs (au sens où ces derniers élaborent une interprétation d’un problème), on retrouve ce que les chercheurs en gestion ont identifié depuis quelques années comme des « communautés de pratiques ». Comme le rappelle Paul Duguid, ce prisme déplace les frontières : « Community of practice theory points to unseen boundaries – boundaries shaped by practice » (Duguid, 2005).106

Un parallèle peut être fait avec la démarche de Karl Weick, lorsque celui-ci étudie l’effondrement du sens au cours de la catastrophe de Mann Gulch, un incendie qui avait provoqué la mort de nombreux pompiers : il prend en compte la division du travail et le rôle que chaque membre de l’équipe jouait et devait jouer ; en ce sens il repère lui aussi des groupes procédant d’une pratique similaire (Weick, 1993).107

Faire de la pratique commune des acteurs un construit conceptuel intermédiaire permet de rassembler et d’ordonner les interprétations que nous avons dans des groupements d’acteurs. Un autre avantage de cette démarche est de souligner le lien entre les dispositifs et les interprétations des acteurs. Nous retrouvons à ce point d’ailleurs la théorie de l’activité, selon laquelle « cognitive action incorporates the manipulation of artefacts and representational

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Ainsi, lorsque les archives (ou le directeur du CSB) évoquent les contrôleurs, cela renvoie essentiellement à un groupe d’acteurs partageant la même position dans le système d’activités du transport urbain par bus. Cela ne signifie pas une stricte identité de leurs pratiques, c’est selon nous avant tout une question d’échelle d’observation, qui renvoie donc à des questions de méthodologie et d’objectif de recherche.

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Trad. Personnelle : « La théorie de la communauté de pratiques pointe des frontières invisibles – des frontières façonnées par la pratique. »

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Un aspect important de l’analyse de Karl Weick réside dans la façon dont il étudie une unité de pompiers, ne séparant pas a priori l’encadrement des agents, et permettant ainsi l’observation d’un sensemaking collectif. De même, nous n’avons pas cherché à séparer les contrôleurs de leur encadrement, bien que, d’un point de vue méthodologique, je n’ai pas eu la possibilité de les observer agir en même temps.

media in the communicative construction of socially intelligible meanings » (Engeström & Middleton, 1998).108 De ce point de vue, l’élaboration de la lutte contre la fraude par les acteurs de la RATP exige une action cognitive et collective médiatisée par des artefacts – nous verrons que mes observations de terrain soulignent bien le rôle de ces derniers.