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Le « philosophe », parmi les pilotes de la lutte contre la fraude 97

Chapitre 2: Quelle méthode pour rendre compte des dynamiques professionnelles de la

2.   Quelle(s) place(s) pour observer ? 84

2.4.   Le « philosophe », parmi les pilotes de la lutte contre la fraude 97

A partir de ces observations, j’ai proposé à la direction du CSB une représentation graphique des résistances auxquelles ils étaient confrontés à l’aide d’un schéma (à la différence des rendez-vous précédents). Pour le dire en quelques mots (nous y reviendrons plus loin), les principes essentiels de l’analyse des dynamiques professionnelles selon Andrew Abbott m’ont servi à positionner sur un même graphique les différents types d’action sur la fraude que j’avais recensés au cours de mes observations.89

Lors de ma présentation, j’insistai sur le fait que si ces différents modes étaient représentés côte à côte, c’est que chacun, de façon spécifique, était en mesure d’apporter une certaine solution à la fraude. Je déplaçais ainsi la problématique, pour les responsables de l’anti- fraude, d’une sélection définitive de la meilleure technique de contrôle à une réflexion sur la coordination des différentes techniques.

Ce schéma a suscité un enthousiasme inattendu, et j’ai eu l’occasion de le présenter à nouveau au cours de mon comité de pilotage intermédiaire, en mai 2005. C’est à la suite de cette présentation, et grâce l’intérêt manifesté par mes interlocuteurs, que j’ai été amené à changer de place au cours de la dernière année de terrain de ma recherche.

Le comité de pilotage représente en effet un tournant, puisqu’il a validé la pertinence de cette mise en forme du point de vue de mes commanditaires. Intéressés par ce que j’avais réussi à comprendre des difficultés qui étaient les leurs, au cours des mois passés sur le terrain, la question était désormais de savoir ce qui allait être fait de cette mise à plat. Le directeur du CSB m’a proposé de poursuivre mon travail dans son unité. Il engageait celle-ci dans une démarche de certification ISO 900190 à partir de septembre 2005, et devait d’autre part piloter un groupe de Contrôle Multimodal, réunissant les trois réseaux : Métro, RER, BUS.91

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Ce qui comprenait à la fois la conception tarifaire, le recours éventuel aux forces de police, mais également l’ensemble des techniques de contrôle...

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Une certification ISO doit permettre de rendre plus fiable le fonctionnement d’une organisation par un travail sur les processus qui mènent à la réalisation de son produit (à la différence de la certification NF, déjà obtenue auparavant par le CSB, qui vise à garantir la qualité du produit réalisé – voir en annexe).

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Le contrôle devait être multimodal en ce qu’il était envisagé que des contrôleurs du Métro, du RER et du BUS travaillent de concert. Ceci était une véritable révolution à la RATP, tant les cultures et les histoires sont spécifiques à chaque mode.

2.4.1. Une contribution « philosophique » au pilotage de la lutte contre la fraude

J’ai donc pu me faire le porte-parole au CSB de ce que j’avais mis en forme, dans le cadre de la démarche de certification, et plus particulièrement de la formalisation du processus de « pilotage des actions de contrôle ». Le directeur du CSB m’a demandé peu après ce comité de pilotage, d’être capable de « mettre un coup de pied dans la fourmilière ». Accédant à sa demande, je tâchais donc de doubler mon rôle d’accompagnateur de celui « d’empêcheur de tourner en rond ».

Prenant place à partir de juillet 2005 au sein de l’équipe constituée – un groupe de réflexion

ad hoc réuni autour de la formalisation de ce processus spécifique et important – je fus mis à

l’épreuve et au centre des débats assez rapidement. Parmi les cinq personnes membres de l’équipe, j’étais le seul à ne pas être rattaché institutionnellement au CSB.92 Mon schéma fut d’entrée présenté comme le socle d’une démarche de conception de la lutte contre la fraude, qu’il s’agissait de suivre. Au fur et à mesure de nos réunions et de l’avancée de nos réflexions, je suis progressivement sorti de la place de stagiaire pour en occuper une autre.

En fait, j’étais l’auteur d’un schéma dont la portée dépassait ce que j’avais imaginé. Il arrivait même parfois au coordinateur du groupe de se tourner vers moi pour chercher mon approbation et valider la conformité de la direction prise par le groupe avec les principes du schéma – jusqu’à cette question : « ça va là, c’est bien conforme à la philosophie ? »

Cette remarque nous est surtout utile pour nommer et préciser ma place dans l’équipe. Les membres du groupe signalaient ainsi qu’ils me créditaient de « compétences de conceptualisation ». Il convient de remarquer qu’ils relativisaient volontiers ce statut de surplomb par la place qu’ils accordaient à la « philosophie ». Celle-ci se ramenait d’ailleurs en pratique à quelques simples principes d’analyse de la lutte contre la fraude, et tenait notamment à la posture compréhensive que je cherchais à développer au fur et à mesure du travail du groupe par la proposition d’outils. Notons dès maintenant la dimension d’intervention qui allait avec ce rôle de « philosophe » qu’on m’avait attribué. Nous y reviendrons à la fin du chapitre.

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Les membres du groupe de réflexion occupaient tous des postes de responsabilité ; ils étaient sortis « renforcés » de la dernière réorganisation et constituaient ce qu’on appelait au CSB « la garde rapprochée » du directeur.

2.4.2. Etre engagé dans des réunions

« Philosophe » parmi les opérationnels, j’étais cependant rapidement pris moi aussi dans des discussions qui opposaient les défenseurs de la « Bus Attitude » (le coordinateur du groupe et moi) aux partisans d’un contrôle classique – le plus efficace selon ces derniers. Après quelques réunions, je compris que je courais le risque de devenir le représentant d’une philosophie teintée d’idées généreuses, et il m’a fallu convaincre les autres membres du groupe qu’une posture compréhensive n’impliquait pas une prise de position favorable à la Bus Attitude.

Précisons qu’à ce moment, la Bus Attitude ne posait plus le même type de problème qu’à mon arrivée au CSB. La direction de l’unité avait finalement passé une convention avec les centres bus. Les agents volontaires étaient détachés pour plusieurs mois dans un centre bus, ce qui réglait la question des réticences des contrôleurs au sein du CSB. Néanmoins, pour notre groupe, qui souhaitait articuler plusieurs techniques de contrôle, je considérais qu’il était important de trouver une place pour la Bus Attitude dans la lutte contre la fraude.

Dans ce but, j’ai proposé que le groupe travaille à la réalisation d’une « matrice des modes d’action », outil de référence pour le pilotage de la lutte contre la fraude qui devait mettre à plat et confronter les caractéristiques des différentes techniques de contrôle existantes. J’y voyais la possibilité d’encourager les responsables membres du groupe à ne pas se focaliser exclusivement sur un seul mode de contrôle, et au contraire à rechercher leur complémentarité.

Les débats à l’occasion de l’élaboration de cet outil ont parfois été houleux, bien que l’utilité d’une telle démarche ait été reconnue par tous. Au final, la matrice des modes d’action a été achevée tant bien que mal, mais peu utilisée par la suite. Elle a plus fonctionné comme prétexte à des débats intenses, particulièrement concernant la Bus Attitude.

Retenons que ces débats ont été l’occasion inespérée d’entendre des discussions entre encadrants, échangeant parfois vivement sur ce qui constituait la « bonne » méthode pour endiguer la fraude – faisant le plus souvent passer au second plan les subtilités techniques de la certification.93 Participant à ces réunions, j’ai pu enregistrer toutes les réunions qui se sont

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La certification donnait bien entendu du travail aux membres de l’unité, mais cette démarche n’était à vrai dire pas prise plus au sérieux que cela, comme en témoignait l’ambiance au cours des réunions intermédiaires qui réunissaient tous les responsables de processus pour faire un point sur l’état d’avancement. Le groupe de

tenues, tout en inscrivant sur mon carnet, si possible au cours de la réunion, les propos marquants, ou, dès que je sortais d’une réunion, les impressions qu’elle m’avait laissée.

Etant donné la durée de telles réunions (parfois plusieurs heures) et l’enchevêtrement des conversations qui s’y déroulaient (généralement cinq participants, parlant simultanément, s’interrompant sans cesse, à propos de sujets différents, rarement concentrés en même temps...), il ne m’a pas été possible de les retranscrire.

Mais le fait d’en avoir conservé les enregistrements, tout en ayant filtré au fur et à mesure grâce à mon carnet les propos qui me paraissaient les plus pertinents pour saisir la façon dont l’encadrement recevait la Bus Attitude, m’a permis d’y revenir après coup. Avoir consigné sur le moment mes impressions m’évitait les risques d’une rationalisation a posteriori ; sur la base de ces remarques rédigées à chaud, et connaissant l’issue du travail, je pouvais revenir plus précisément sur telle ou telle réunion, en écoutant les enregistrements.

2.4.3. Observer l’organisation de la lutte contre la fraude

Un deuxième temps du travail avec le groupe a été particulièrement éclairant sur ce que les encadrants estimaient être une « véritable » réalisation en matière d’organisation de la lutte contre la fraude, et sur les effets que ce passage au concret avait sur le pilotage de leur action. Cela correspond d’ailleurs à une évolution de mon rôle dans le groupe.

En effet, après 3 mois de travail, le groupe a cherché à concrétiser les premiers éléments de réflexion, de manière à les présenter aux nouveaux venus : les représentants des unités de contrôle de Métro et RER (ligne A et ligne B). A partir de ce moment, et bien que mon schéma ait été présenté une nouvelle fois comme fondateur de la réflexion, j’ai perdu pied à mesure que les questions opérationnelles prenaient le pas sur les réflexions « philosophiques ».

Non pas que l’on me priât de ne plus assister aux réunions. Mais la volonté des participants de réussir à coopérer entre eux a donné une importance accrue aux questions concrètes, sur lesquelles je n’avais qu’une expertise limitée. Je me suis progressivement effacé à mesure que mon utilité relative décroissait – ce dont les enregistrements réalisés à chaque réunion témoignent. Durant cette phase, le personnage du « philosophe » s’est mis progressivement en retrait.

réflexion se réunissant de plus à d’autres occasions, l’horizon de la certification n’occupait pas les esprits – et l’occupera au final bien moins que la perspective de collaborer efficacement avec les réseaux ferrés.

Rétrospectivement, ce retrait progressif me semble pouvoir s’expliquer par une inversion des préoccupations des membres du groupe. Alors que les réseaux ferrés étaient désormais présents, il était surtout important de réussir à coopérer avec eux. En ce qui me concernait cependant, je m’étais principalement préoccupé du réseau de surface et de la Bus Attitude ; il m’était difficile d’en détourner mon attention. Ceci permet d’autant mieux de comprendre mon passage à la périphérie du groupe, que la complicité entre ces acteurs de la fraude paraissait assez frappante, ce qui donnait l’apparence parfois de la facilité à leur coopération : par contraste avec les oppositions dont j’avais pu être le témoin et un protagoniste parfois, l’enjeu de la coopération avec les réseaux ferrés paraissait moins décisif.

Ma présence dans le groupe m’a cependant permis d’observer de l’intérieur le processus de prise de décision liée à la mise en place concrète de l’organisation de la lutte contre la fraude.94 Simple témoin des discussions, j’ai pu avec plus de facilité prêter attention aux termes employés et aux propos tenus par les encadrants, aux jugements qu’ils proféraient sur ce qu’il convenait de faire, et aux acteurs qu’ils estimaient pertinents dans cette perspective. Cela m’a permis aussi de revenir sur les controverses entre les encadrants, qui s’étaient déjà exprimées au cours des premiers mois de travail du groupe.

Parallèlement, j’ai collecté de façon systématique les documents sur lesquels nous appuyions notre travail, ou qui en étaient le produit. Très divers, ces documents vont du mail à l’ordinogramme représentant le processus que nous devions élaborer, en passant par les versions successives d’un outil de pilotage sur lequel nous travaillions. Cette masse de documents, sans être mise sur le même plan, est venue compléter l’ensemble des documents relatifs à la lutte contre la fraude déjà remis : documents de formation, tableaux de bord, organigrammes...