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CHAPITRE 1. DE LA CULTURE AUX RAPPORTS IDENTITAIRES

1. Une problématique discontinuiste de la culture

Nous avons vu que des cultures « pures » ou des identités collectives objectives sont au mieux des chimères et au pire des slogans d’exclusion. Toute culture, toute identité se construit dans une dynamique de l’altérité, de l’opposition, du mélange, de l’interprétation et même de la réinterprétation. Dès lors, les questions du métissage méritent-elles d’être posées ? En effet, même si cela est difficile à évaluer strictement, on ne peut aujourd’hui nier que les procès d’emprunts entre pratiques artistiques et culturelles de groupes ethniques ou sociaux différents se multiplient.

Appliquée aux cultures, la notion de métissage est l’extension du concept biologique : le métissage sous- entend le mélange de deux lignées génétiques différentes, distinctes de leurs phénotypes physiques et chromatiques. Issu du latin « mixus » qui signifie mélangé (Ibid. : 7), le métissage est, d’un point de vue racial, le mélange des sangs. Cette notion est apparue au XIXe siècle dans les langues espagnole et portugaise, dans le cadre de la décolonisation pour désigner les « mulâtres », les métis créoles ou les « sangs mêlés ». Issue du champ de la biologie, cette conception du métissage indique implicitement qu’il existerait des lignées, des groupes « purs » et homogènes dont le croisement produirait un troisième groupe qui serait hétérogène et « impur »

par nature. Mais pour certains auteurs, le métissage traduit au contraire un phénomène de fusion totalisante où chaque composante garderait son intégrité.

Bien qu’intégrée aux territoires de la linguistique, de la théologie, et, à certains égards, des arts, c’est au champ anthropologique que la notion de métissage doit son actuel succès. Très proche du concept de syncrétisme, le métissage est souvent utilisé pour décrire des sociétés des Amériques indo-afro-européennes éminemment plurielles telles que le sont les sociétés brésiliennes ou mexicaines de l’aire Américaine. Mais à la différence du métissage très marqué par son héritage épistémologique biotique, le vocable « syncrétisme » semble davantage convenir pour qualifier ces cultures dites composites « irréductibles à la somme de leurs composants »

(Ibid. : 31). Se fondant sur des réinterprétations convergentes de formes et d’influences culturelles d’origine différente, les cultures syncrétiques sont en effet le résultat d’emprunts, de réinterprétations et de reformulation d’items identitaires hétérogènes dans une dynamique interrelationnelle permanente ; sortes d’ «unitas multiplex » (DUPOIRIER in CHEVALLIER, 1994 : 337) et constructions toujours fragmentées et transitoires. De ce point de vue, toutes les cultures sont d’une certaine manière syncrétiques et le monde contemporain serait devenu, pour reprendre l’expression de l’anthropologue américain Clifford Geertz, « un énorme collage ». Les formations humaines résultent donc de « bricolages » entre des composantes, des représentations et des symboles culturels diversiformes et de négociations conduites par les porteurs de cultures dans un contexte déterminé et des circonstances précises. Parce que ce ne sont pas les cultures qui se rencontrent mais « des groupes d’individus qui, au-delà de leurs différences culturelles, occupent

des places différentes dans un système de relations sociales » (RIVERA in GALISSOT, KILANI, RIVERA, 2000 : 81) inégalitaires et asymétriques.

La pensée de Jean-Loup Amselle est selon nous celle qui fournit une des spécifications de la culture les plus pertinentes actuellement. En mettant au centre de la thématique identitaire l’idée de « branchements » qui, en mêlant les préceptes de la créolisation, de l’interculturalité, du multiculturalisme, le paradigme de l’anthropologue français s’émancipe de ceux du métissage trop biologisants et essentialisants (AMSELLE, 2001). En mettant en lumière les échanges et les

branchements entre les cultures à travers une logique métisse (AMSELLE, 1990), l’anthropologue français atteste en effet que chaque culture évolue dans un rapport continu et contigu avec d’autres cultures. Le terme de branchement permet clairement d’enrichir la pensée anthropologique métisse qui s’attache à décrire les phénomènes culturels contemporains davantage complexes de ceux induits par le simple terme métissage. Pour Jean- Loup Amselle, le

monde s’apparente à un vaste réseau de signifiants qui circulent à l’échelle du monde. Il s’agit de centrer l’analyse sur « l’idée de triangulation, c’est-à-dire de recours à un élément tiers pour

fonder sa propre identité » (AMSELLE, 2001 : 9). Dans ce processus, l’interconnexion est au fondement de l’interculturalité. En réalité, les cultures sont influencées et empreintes les unes les autres à tel point que l’on en peut plus discerner où s’achève une culture et où commence une autre. De fait, il n’y a pas de cultures proprement dites mais simplement des « fragments culturels

innombrables provenant d’innombrables sources culturelles » (KYMLICKA, 1995 : 149). Lorsque l’on a besoin de quelque référence extérieure, on se « branche » sur une culture différente. Il s’agit d’un procédé normal de construction des cultures qui est vécu comme un procès d’entrelacements et d’interhybridation. Ces formes de médiation et de communication entre cultures constituent ce que certains chercheurs qui s’intéressent à l’interculturalité qualifient de transferts culturels. Ces transferts culturels regroupent « les biens et pratiques culturels qui sont transférés et reçus dans

la culture cible » (VATTER, 2003 : 34).

On retrouve une conception voisine dans les travaux d’Édouard Glissant et de Ulf Hannerz7 notamment qui, en reprenant la thèse défendue par James Clifford8 pour qui les cultures contemporaines sont des traveling cultures, considèrent l’existence d’un processus de créolisation du monde. L’analyse s’attache alors à explorer les mécanismes de réappropriation culturelle, réappropriation génératrice d’items culturels nouveaux. Reliée aux contextes postcoloniaux, cette théorie émet l’hypothèse de l’existence de sociétés et/ou de cultures créoles dont l’identité culturelle antillaise ou caribéenne préfigurerait le phénomène actuel de créolisation de l’ensemble des cultures de la planète. Édouard Glissant oppose les cultures foncièrement composites telles que les cultures caribéennes aux cultures dites ataviques. Influencé par la pensée des philosophes Guy Deleuze et Félix Guattari, il pense que les premières possèdent une « identité-rhizome » (qu’il qualifie également d’« identité- relation ») et les secondes une « identité-racine ».

La créolisation est la mise en contact de plusieurs éléments et items culturels, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la simple synthèse de ces éléments (GLISSANT, 1997 : 5). On présumerait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation. Il semblerait que le monde entier s’archipélise et pour le philosophe et écrivain martiniquais « ce que [les Caraïbes ont] vécu, dans les souffrances de la

traite et des systèmes de plantations, le monde l’accomplit sous nos yeux, dans le désordre et les

7 Voir son ouvrage Transnational Connections: Culture, People, Places, London, Routledge, 1996, 200 pages

8

En particulier dans l’article « Traveling Cultures » in Lawrence Grossberg, Cary Nelson et Paula Treichler, Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, pp. 96-116

injustices, mais aussi dans la beauté partagée » (Ibid. : 5). Bien que les critiques reprochent souvent aux anthropologues de la créolisation de trop localiser leurs études à une aire géographique précise, celle de la Caraïbe, cette conception polygéniste des systèmes culturels humains reconfigurés dans une dynamique continue de croisements et d’interpénétrations est aujourd’hui celle qui prévaut dans le monde anthropologique. La créolisation conçoit l’identité comme une trajectoire, comme un processus de construction permanente et non comme un état.

La circulation incessante et ultra rapide des signes culturels et identitaires est symptomatique de ce processus d’élaboration des cultures qui désormais se construisent en s’appuyant sur les autres cultures, en particulier sur les cultures dominantes, car il existe dans chaque culture à la fois une dimension d’universalité et une dimension d’interculturalité. Les cultures ne sont pas des univers étanches : chacune produit ses propres signifiés et contribue continuellement à donner un sens spécifique aux choses et au monde. Chaque culture se branche sur le vaste réseau de la globalisation sans disparaître pour autant. La culture doit donc être conçue en termes de mouvement plutôt que par la délimitation de frontières censées être immuables. Adoptée par les chercheurs de la nouvelle anthropologie, cette vision conduit surtout à poser la culture autant comme ressource que comme problématique.

Branchements et identité sont donc imbriqués : les populations et les cultures ne disparaissent jamais totalement. En effet, elles se mélangent et se transforment de telle manière qu’on ne peut pas fixer dans l’histoire un moment où elles auraient existé de manière plus authentique (AMSELLE, 2001). Dans ce cadre intellectuel, l’idée d’uniformisation et de globalisation du monde parait inappropriée dans la mesure où des identités différentes peuvent être revendiquées, créées voire recrées à tout moment. Si se développent effectivement « des industries culturelles mondiales » il n’existe pas de culture mondiale (WOLTON, 2003 : 24). Considérer que les cultures et les identités culturelles sont menacées d’érosion et d’homogénéisation sous l’influence croissante du phénomène contemporain de mondialisation ne décrit pas la réalité des faits et mutations culturels contemporains. Les cultures sont des « reconstructions idéologiques » particulières et subjectives de traits identitaires et culturels que les acteurs sociaux mobilisent dans des situations et des contextes socioculturels, sociohistoriques et sociospatiaux singuliers. Il n’y a pas de culture sans contexte, sans relations à l’altérité. Le mécanisme identitaire est au fond, une dynamique d’aménagement permanent des différences et même des ambivalences qui confère, paradoxalement, à chaque identité culturelle toute sa cohérence. Une culture n’est pas une création pure, elle est toujours imbroglio, entrelacs et

interrelations, association de divers héritages, emprunts et oublis. Toute culture est finalement hybride et toute société assume plus ou moins le caractère inter- et trans-dimensionnel de sa culture. Nous pensons que les sociétés caribéennes et pan-créoles sont des préfigurations de ces phénomènes ethnoculturels et constituent un exemple prototypique du passage d’une définition culturelle à une définition interculturelle et/ou polyphonique de l’identité. Mais il importe de corréler cette translation définitoire à l’apparition et au développement, dans les Départements français d’Amérique, d’un paysage audiovisuel où les médias, et la radio infranationale en premier lieu, ont joué un rôle central dans la figuration et la circulation de ces représentations culturelles. La thématique de l’identité est ainsi prise en charge par les sphères intellectuelles et médiatiques infranationales notamment qui transmettent des définitions, des visions du monde, des référents identitaires entrant en résonance avec la dynamique de prise de conscience d’appartenance à la fois sociale et territoriale des individus. Cependant, ce processus ne peut être signifiant et opératoire qu’inscrit dans le ou les territoires (administratifs ou affectifs, réels ou imaginés) sur lesquels une société donnée fonde symboliquement sa définition identitaire. Le chapitre suivant s’intéressera donc à la notion de territoire en tant que résultat d’actions sociales, en tant qu’agrégat de projections et, par conséquent, en tant que supports d’identité(s) culturelle(s). En effet, si, comme nous venons de le voir, l’identité se conçoit désormais en termes d’interculturalité et d’hybridité, il apparaît que la définition identitaire des sociétés contemporaines, et les sociétés créoles des Départements français d’Amérique notamment, ne s’opère plus en référence à un mais à une multitude de territoires réticulés qui s’imbriquent, s’interpénètrent et s’opposent parfois.

CHAPITRE 2. DU TERRITOIRE AUX RAPPORTS