• Aucun résultat trouvé

INSULARITÉ ET RADIOPHONIE INFRANATIONALE

III. L’île, un local singulier

1. Insularité, insularisme, iléité

Il s’agit alors d’explorer le territoire insulaire en tant que territoire spécifique parce qu’ambivalent, paradoxal et pluriel. L’île n’est pas uniquement un espace géographique périphérique dépendant d’un centre continental, c’est aussi et surtout un territoire historique et identitaire spécifique. Il faut donc appréhender l’insularisme en étant conscient de toutes ces dimensions pour comprendre les dynamiques de construction et de perception des espaces. C’est dans cette optique que s’impose une approche multidisciplinaire et même transdisciplinaire pour tenter de saisir les phénomènes à l’œuvre dans des situations insulaires. Mais il convient, dans un premier temps, d’énoncer une taxinomie des approches différentes et complémentaires des îles, îles qui ont des degrés d’insularité diversifiés. Nous reprendrons alors la typologie pertinente énoncée par la plupart des penseurs des territoires insulaires et qui distingue les concepts d’insularité, d’insularisme et d’îléité (TAGLIONI 2003). En effet, ces termes très proches sémantiquement recouvrent des réalités diverses en mettant chacun en relief des propriétés différentes des espaces insulaires.

L’insularité est une perception territoriale qui renvoie aux espaces insulaires en tant qu’ils sont porteurs d’attributs physiques, biologiques, socioécologiques mais aussi climatiques. L’insularité définit donc l’île des géographes déterminée par un certain nombre de critères ou d’« indices » qui sont :

- L’indice côtier ou le rapport entre la longueur du littoral de l’île en kilomètres et la surface de l’île en kilomètres carrés. Établi par le géographe physique François Doumenge, c’est l’indice qui permet de classifier les îles selon leur type d’insularité allant « de l’île volcanique ou de l’atoll à l’île continentale, en passant par la petite

terre insulaire, la grande terre insulaire et l’île continentalisée » (MEISTERSHEIM, 1991 : 196).

- Le niveau de peuplement car les indices purement géographiques ne suffisent à caractériser l’insularité. Il faut également prendre en considération la dimension humaine de ces territoires et en premier lieu le nombre d’habitants et la masse de population.

- La masse et le niveau économique, à savoir les aptitudes productives de l’île en fonction de l’implantation et du développement de ses infrastructures économiques et industrielles. La taille du territoire, n’est en effet, en rien déterminante pour son développement social et économique.

Par ailleurs, si l’insularité est un concept clé, on parle souvent d’hypo-insularité pour qualifier les mécanismes de « continentalisation du phénomène insulaire sous l’impulsion de

l’intégration et de l’assimilation d’un territoire insulaire à une métropole continentale »

(TAGLIONI, 2003 : 21). François Taglioni a, lui, mis en lumière des phénomènes de surinsularité ou de double insularité pour spécifier les ensembles insulaires composés de « petites îles qui sont

en réalité des satellites au sein d’une pléthore d’archipels européens » (TAGLIONI cité in MEISTERSHEIM, 2001 : 50). Et c’est notamment le cas pour les Départements français d’Amérique de la mer des Caraïbes –la Martinique et la Guadeloupe-. Il s’agit d’espaces réticulaires c’est-à-dire des régions entrelacées et multipolarisées, à centres multiples. C’est pourquoi on peut s’interroger sur le bien-fondé de la traditionnelle dichotomie centre / périphérie en milieu insulaire car, nous précise Anne Meistersheim, « l’île a besoin d’alliances avec

l’extérieur, tout en restant pour elle-même, le centre du monde » (Ibid. : 52). Ainsi, l’île est tantôt centre, tantôt périphérie. Dans ces conditions, il essentiel de dépasser ce modèle binaire inapproprié pour décrire les phénomènes locaux contemporains, et qui semble difficilement applicable aux univers insulaires qui nous intéressent ici. De ce fait, il est fondamental de proposer d’autres grilles d’observation et d’explication du monde.

Si l’insularité s’appuie sur la matérialité de l’espace, l’insularisme appréhende les îles en mettant en avant leurs aspects social et culturel. Il s’agit en effet de s’intéresser aux sociétés insulaires en tant qu’elles adoptent souvent des stratégies et « des comportements de

fragmentation et d’isolement » (Ibid. : 198) pour maintenir leurs particularités. Pour le géographe Roger Brunet, l’insularisme est cette « propension qu’ont souvent les insulaires à cultiver à

l’excès leur spécificité, pour mieux affirmer leur identité culturelle ou de bénéficier d’avantages non moins spécifiques » (BRUNET cité in TAGLIONI, 2003 : 25). Poussé à son paroxysme, l’insularisme conduit l’île à revendiquer ses différences avec un État continental et les espaces des autres échelles territoriales. En renforçant le sentiment d’appartenance à un espace insulaire, l’insularisme mène ces espaces, socio-historiquement dépendants d’un centre institutionnel et souverain pour la plupart, à l’indépendance. En témoigne l’apparition croissante de « micro-états insulaires » depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ces petits états insulaires existent et trouvent leur place dans le concert des nations en se solidarisant sous forme d’associations ou de fédérations telles que la Conférence des Régions Périphériques Maritimes de la Communauté Européenne qui, en 1973, marque le prélude de ce mouvement de prise de conscience des caractéristiques insulaires, la Commission des Îles créée en 1979 ou encore le Groupement des

Îles de la Méditerranée créée, elle, en 1995. Nous pourrions encore multiplier les exemples, mais

ce qu’il importe de comprendre, selon nous, c’est que l’insularisme conçoit l’île comme une entité spécifique dotée d’une personnalité à la fois culturelle, identitaire et économique qui doit être reconnue, au sein d’un espace élargi et mondialisé, dans toute sa singularité.

Enfin, l’îléité fait référence à la dimension topopsychologique et essentielle de l’insularité. Élaboré par Abraham Moles, le vocable « îléité » est fondé sur une phénoménologie de l’espace où l’île s’autospécifie comme « un monde en soi » (MEISTERSHEIM, 2001 : 23)

circonscrit à des limites et des frontières naturelles. Il s’agit d’une îléité « qui se traduit dans

l’insularité de ses habitants, au-delà des paysages, des coutumes exotiques, ou des personnages, et des caractères physiques du lieu qui ne servent qu’à renforcer cette idée » (MOLES, 1982 : 284). Dans la lignée des travaux d’Abraham Moles, Joël Bonnemaison définit l’îléité comme « la

rupture avec le reste du monde et donc un espace hors de l’espace, un lieu hors du temps, un lieu nu, un lieu absolu. Il y a des degrés dans l’îléité, mais une île est d’autant plus île que la rupture est forte ou ressentie comme telle »(BONNEMAISON cité in TAGLIONI, 2003 : 24). C’est donc en s’appuyant sur le caractère microcosmique de l’île que la pensée iléiste prend tout son sens. Au fond, l’îléité est l’île abstraite, vécue, représentée et appropriée par chacun de ses habitants. C’est donc l’ensemble des images mentales, des imaginaires et des idéologies à partir desquelles les « îliens » se construisent leur territoire.

Nécessairement liés les uns aux autres, ces trois schèmes d’insularité, d’insularisme, et d’iléité doivent être pensés en termes de dynamique et d’interaction. Car l’île est à la fois un espace matériel et physique, social, identitaire et économique mais aussi idéel voire idéal. On l’aura compris, l’île est une espèce d’espace (PÉREC, 1988) complexe et protéiforme et d’autant plus qu’elle est intrinsèquement ambivalente et paradoxale.