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des Antilles françaises 3

A. De l’or, du sucre et des esclaves

Contrairement à ce qui est souvent relaté, l’histoire des Caraïbes, et en particulier celle des Départements français d’Amérique, ne débute pas avec la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb en 1492. Comme tout espace géographique et de vie, il existe en effet une préhistoire, une protohistoire et une histoire des Caraïbes. Cette région du monde était habitée originellement par des indigènes : les Karibs, les Arawaks, les Taïnos - qui sont les Arawaks des îles-, et les Chibchas4. La langue constituant un véritable obstacle à l’intercompréhension des autochtones caribéens et des Espagnols, Christophe Colomb décida de les appeler Indiens et baptisa la Caraïbe insulaire Indes Occidentales (WILLIAMS, 1975 : 21). C’est ce premier acte de nomination de la Région qui en marque, dans le système de pensée occidental, la naissance géographique, humaine et culturelle, et qui survit de nos jours sous le vocable anglosaxon « West

Indies ». Mais les communautés Amérindiennes avaient déjà opéré une lecture géographique de

leurs espaces vécus témoignant de l’appropriation trans-insulaire du complexe régional composite et fragmenté. Les toponymes des îles de la Caraïbe insulaire mettent davantage en lumière une représentation de l’espace fondée sur les particularités physiques et symboliques de chacun des territoires. Dans la perception kallinago –qui représente l’Arc des Antilles-, chaque île n’est, au fond, qu’un éclat de l’ensemble qu’elle forme avec toutes les autres si bien que « l’identité des

individus et des groupes ne s’ancre pas dans une île particulière mais dans la totalité de l’espace

4 Avant l’arrivée des Espagnols, il est dit des sociétés Karibs qu’elles auraient renversées les Arawaks, car plus féroces et guerrières. Mais cette thèse longtemps admise selon laquelle les Karibs auraient exterminé les Arawaks est aujourd’hui remise en cause par de récentes études. Il semblerait que ce mythe ait été construit pour légitimer leur asservissent et leur extermination. Ce fantasme contribuait essentiellement à alimenter un imaginaire colonial conférant une dimension exotique aux faits historiques.

intra-insulaire à l’intérieur duquel la mobilité par mer, d’une île à l’autre, est la norme »

(SAINTON, 2004 : 75). Comme en témoigne la carte qui suit, la civilisation Amérindienne avait déjà au Ve siècle, une pratique et une conscience archipéliques et réticulaires de leur Méditerranée.

Figure 4. Toponymie Amérindienne de la Méditerranée Caribéenne

Source : Jean Pierre Sainton (sous la direction de), Histoire et civilisation de la Caraïbe : Guadeloupe, Martinique,

Petites Antilles : La construction des sociétés antillaises des origines aux temps présents, structures et dynamiques b. Le temps des Genèses, des origines à 1685, Tome 1, Paris, Editions Maisonneuve et Larose, 2004, p. 73-74

À leur arrivée, les Européens redésignèrent les îles caribéennes selon leurs propres imaginaires, représentations, idéologies, référents mythiques et parfois religieux5. Ainsi, « par

cette fabuleuse capacité de nomination, l’acte de parole de l’Européen aux Antilles [est] désormais un acte décisoire et magique » (PRUDENT, 1980 [1999] : 20) au fondement des représentations territoriales contemporaines qui construisent la conscience d’appartenance à une formation humaine et ses expressions culturelles, sociales, médiatiques.

Les Conquistadores espagnols, aux ordres de Christophe Colomb, entendaient bien exploiter les îles du Nouveau Monde, viviers potentiels de richesses naturelles, d’or et d’épices, comme l’avaient fait les Portugais du XVe siècle au Brésil, en Asie et sur la côte occidentale de l’Afrique (Guinée, Mauritanie, Sénégal, Cap Vert). En effet le Portugal avait développé une industrie économique de plantations fondée sur l’exploitation d’une main d’œuvre africaine servile. C’est donc influencés par l’expérience portugaise que les Espagnols établirent un système de production similaire avec la conviction que « l’Afrique était un vaste réservoir de

main-d’œuvre qui pourrait devenir (selon les termes de Gilberto Freyre décrivant le Nègre) ‘le premier le plus malléable collaborateur de l’homme blanc dans sa tâche de colonisation agraire’ »

(WILLIAMS, 1975 : 19). Ils trouvèrent de l’or dans les îles d’Ayiti, qu’ils rebaptisèrent La Isla

Española (ou Hispaniola), et de Cuba. Mais très vite, ils se rendirent compte que les gisements et

ressources, aurifères notamment, des territoires insulaires de la Caraïbe étaient d’une moindre importance en regard à ceux d’Afrique et d’Asie. Cette décevante quête de l’or s’est accompagnée à terme d’un effondrement brutal de la population indienne des îles d’Hispaniola et de Cuba6. Cette mortalité croissante due aux maladies contagieuses, aux guerres, aux famines, aux épidémies et aussi aux transplantations et exodes volontaires dans les régions montagneuses. De plus, les richesses du sous-sol s’amenuisant rapidement, c’est lors de son second voyage en 1493 que Christophe Colomb décida d’importer, en même temps que des légumes, du blé, de l’orge, du bétail, de la vigne, des agrumes, des arbres fruitiers, « la plante qui allait présider à la destinée

des régions découvertes par l’Ancien Monde : la canne à sucre » (CHIVALLON, 2004 : 48). Cadeau le plus précieux de l’Europe au Nouveau Monde, selon Éric Williams, la canne à sucre

5 C’est pour cette raison que nombreuses sont les îles qui arborent des noms de saints, d’aventures. Pour Germàn Arciniegas, « the list of the Caribbean islands is like a mystery story; in each name there is hidden a dream, a prayer, a misfortune, a joke : Barbuda, San Cristobal, Monserat, Sombrero, La Tortuga, Marie-Galante, La Deseada, Granada, Bonnaire, La Margarita, La Mona, Los Frailes, Gran Caimàn, El Caimancito, Cayo de Rocador, Cayo de Quitsueño… Even the groups of islands have charming names : The Windwards, the Leewards, (which seem to move with winds), the Virgin Islands, recalling the legend of the Middle Ages » in Germàn Arciniegas, Caribbean : Sea on the New World, Princeton, Marcus Wiener Publishers, 2003, p. 188

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En Haïti par exemple, le nombre d’indiens est passé de huit millions à quelques milliers, et cela en seulement quatre décennies.

« créole » fut l’espèce cultivée dominante avant l’introduction de la canne « Otaheite » au cours du XVIIIe siècle. C’est dans ce contexte que Christophe Colomb s’occupa d’instituer le servage et l’esclavage dans les colonies espagnoles de la Caraïbe d’autant que le code de Las Siete Partidas datant du XIIIe siècle et basé sur l’ancien code justinien « reconnaissait l’esclavage comme une

partie intégrante de l’économie espagnole » (Ibid. : 32). C’est à partir de ce moment que Christophe Colomb entreprit la mise en place d’une « organisation fondée intégralement sur

l’exploitation des Indiens »(DEVÈZE, 1977 : 48) dans les îles d’Hispaniola, véritable « berceau de

l’impérialisme espagnol » (WILLIAMS, 1975 : 82) et de Cuba. Dans le même temps, Christophe Colomb décida dès 1492 d’emmener quelques captifs Indiens accompagnés de leurs femmes en Castille. Satisfait de l’expérience et du travail fourni, il renouvela l’expérience en envoyant en Espagne lors de son troisième voyage, six ans plus tard, environ six cents Indiens convaincu « que

la véritable richesse des Antilles résidait dans la population indienne » (CHIVALLON, 2004 : 48). Il voyait, de plus, « dans le cannibalisme des Karibs un prétexte pour les réduire à l’esclavage »

(Ibid. : 33) et justifier ses desseins expropriateurs et déprédateurs. C’est dans ces conditions que la traite et l’esclavage transatlantiques commencèrent dans les Caraïbes par l’exportation et l’asservissement en Espagne des Indiens Karibs et non, comme il est communément admis, par la venue d’esclaves africains aux Antilles.

En 1495, les Espagnols de la Caraïbe se retrouvèrent en proie à des guerres avec les Indiens. Sans armes et refusant la domestication, certains d’entre eux préférèrent abandonner les plantations, se réfugier dans les montagnes ou des réserves « terrae nullius » des îles voisines, et mourir de faim plutôt que de rester captifs des Espagnols7. Les Karibs décidèrent donc de se laisser mourir, de mourir avec dignité plutôt que de céder à la sujétion du système impérialiste et concentrationnaire européen. Parallèlement à ce processus, le père dominicain Bartholomé de Las Casas, après plusieurs voyages dans la Méditerranée Caraïbe s’installa au Cuba en 1512. Touché par les conditions de vie et de traitement difficiles et barbares des indigènes, il entreprit de plaider leur cause après de la Couronne d’Espagne. Nommé « protecteur des Indiens », ou encore « l’apôtre des Indiens », il suggéra au roi Ferdinand d’Espagne de substituer la force de travail indienne à une force de travail africaine. Trouvant un intérêt dans cette proposition, les autorités espagnoles agréèrent l’amplification des déportations des esclaves noirs vers les Amériques. Des 250 000 Indiens en 1492, il n’en restait plus que 46 000 en 1510, si bien que le manque de main-d’œuvre se fît très vite ressentir et eut pour conséquence la rationalisation et l’intensification de

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Il semblerait également des maladies mentales, et le refus conscient ou inconscient des femmes amérindiennes de procréer aient contribué à la précipitation de la disparition des Indiens Caraïbes.

l’exploitation du Noir africain dans les plantations de canne à sucre. Ce sont les Noirs ladinos déjà présents et asservis sur les terres du royaume -même lorsqu’ils sont baptisés- qui ont été exportés les premiers. Dans les embarcations en direction des Amériques il n’y a pas que des esclaves Noirs : on y compte aussi des Maures et des Blancs esclaves. Le contingent d’esclaves en provenance de l’Espagne se révélant très vite indigent, « Charles Quint instaura en 1518, le

système de l’asiento, contrat qui accorde à une compagnie, pour une durée déterminée, le monopole dans la fourniture en esclaves pour les colonies » (Ibid. : 49). À mesure de la banalisation de l’entreprise esclavagiste transatlantique, « le cheptel d’esclaves d’immédiate

origine péninsulaire disparaît »(SALA-MOLINS, 1992 : 17). La Souveraineté Espagnole proclame à propos des Indiens « qu’ils ne sont pas ‘esclaves par nature’ ; leur rang est celui de sujet de la

couronne ; le régime d’encomienda convient à leur tempérament, […] à leur inaptitude culturelle à certains types de travaux »(Ibid.). Les sujets esclaves Blancs ayant disparu, les esclaves Indiens étant devenus des « hommes », il apparaît que les esclaves Noirs africains, appelés Noirs bossales, devaient dorénavant endosser seuls le faix de l’esclavage ibérique dans le Nouveau Monde. « Les

nègres, par conséquent, furent volés en Afrique pour travailler les terres volées aux Indiens d’Amérique » (WILLIAMS, 1944 : 9). C’est dans ces conditions que se mit en place au début du XVIe siècle, la traite transatlantique négrière qui allait, cette fois-ci, dans le sens de l’Afrique vers les Amériques. Mais les linéaments de l’importation massive d’esclaves noirs furent plutôt ténus, c’est véritablement à la fin du siècle qu’elle se renforce. En effet, le succès outre-mer des puissances coloniales que sont devenues l’Espagne et le Portugal au cours du XVe siècle, incita les autres empires Européens, les Français, les Britanniques et les Hollandais en particulier, à se lancer eux aussi à la conquête de nouveaux territoires et/ou aux monopoles espagnol et portugais. Il apparut que si le Traité de Tordesillas (1494) stipulait que la conquête du Nouveau Monde et le commerce des côtes ouest-africaines étaient un monopole théorique Ibérique, les autres puissances européennes n’hésitèrent pas à y participer. Des antagonismes économiques et mercantiles (Handelskriege) s’instaurèrent alors dans le bassin Caraïbe pour la conquête des richesses des terres insulaires américaines.