• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. DU TERRITOIRE AUX RAPPORTS SPATIAUX

III. Des territoires symboliques

1. Des territoires-identité

Ceci nous amène à nous interroger sur une notion chère à certains historiens et anthropologues sociaux de la fin des années 1970 : celle de traditions inventées. En effet, les différents travaux mettant en lumière ce concept s’attachent à démontrer comment de nouvelles pratiques sociales érigées en symboles et qui semblent s’inscrire dans un passé lointain sont en fait des constructions délibérées « de pratiques et de symboles de légitimité et de cohésion sociale

transformation de la masse de leurs habitants de sujets ou clients en ‘citoyens’ »(HOBSBAWM in DIMITRIJEVIC, 2004 : 7). L’ouvrage majeur et incontournable de ce courant de pensée (qui consiste avant tout en l’étude de la relation d’une société ou d’une formation humaine avec son passé) est sûrement celui d’Éric Hobsbawm et Terence Ranger, The invention of Tradition, paru en 1983. Mais si les traditions inventées font incontestablement référence à un passé mythique, elles sont paradoxalement, étroitement liées au présent des populations qui la mobilisent à un moment donné de leur histoire. L’invention des traditions et des items au fondement de la mémoire collective sont, comme le conçoit Corinne Davault, des phénomènes « pendant lesquels

les élites intellectuelles, politiques, économiques élaborent et imposent des représentations de soi et des autres, des visions du monde » (DAVAULT in Ibid. : 231). Et ces représentations sociales individuelles et collectives, et visions du monde ne peuvent être diffusées dans l’ensemble de la sphère sociale que via les médias de masse et la communication. Cependant, pour qu’une tradition inventée fonctionne elle « ne peut pas seulement être imposée par des élites voulant dominer le

peuple, mais doit correspondre à une demande de reconnaissance des situations actuelles »

(HOBSBAWM in Ibid. : 9). De plus, comme l’a souligné Éric Hobsbawm, l’une des spécificités des traditions inventées est que « leur continuité avec le passé historique est largement fictive »

(HOBSBAWM, 1992 : 174) et inventée elle aussi.

En alliant passé et présent, l’exploration des traditions inventées permet donc de mettre au jour des régimes d’historicité, au sens où l’entend l’historien François Hartog (HARTOG, 2003). Les régimes d’historicité mettent en lumière des modes d’articulation du passé, du présent et du futur autour d’un même récit historique fondé sur un passé plus ou moins lointain. La référence au passé semble en effet nécessaire à la réinvention d’une conscience nationale contemporaine à la fois identitaire et historique. Il faut réfléchir à la pertinence de l'adoption de cet angle de vue en concevant à la manière de Marcel Détienne différents régimes d’historicité qui renvoient, au fond, aux « modalités de conscience de soi adoptées par une société, quelle qu’elle soit »(DÉTIENNE, 2000 : 62-63). Cela signifie que ces modalités de conscience de soi sont essentielles à la formation de toute communauté humaine. Dans les sociétés dites modernes, cette conscience se manifeste pour l’essentiel par la culture qui est elle-même le socle essentiel à l’élaboration des entités politiques que sont les États-Nations et les formations nationales. Dans cette optique, « la culture

est considérée comme une entité spirituelle qui, en s’incarnant dans des choses (costumes, styles architecturaux, danses, chants populaires, etc.) devient le symbole des nouveaux ensembles sociaux, les nations » (DIMITRIJEVIC, 2004 : 20). Cette production de références, à la fois réelles et symboliques, permet de conglomérer les individus autour d’expériences et d’une histoire

commune. Le passé est un des éléments indispensables à la cohésion du groupe, à « la

socialisation des individus » et au « maintien des solidarités de groupe » (BALIBAR, WALLERSTEIN, 1990 : 105). Fondée sur un patrimoine et des traditions historiques inventés supposés immémoriaux et partagés par tous ses membres, la nation représente en effet une communauté de destin, d’histoires et d’intérêts. La nation, ou le sentiment national, est donc et surtout une communauté de culture. Soubassement des interrelations sociales, la culture est en effet un formidable liant essentiel à l’affermissement des nationalismes. Car « le facteur clef de

l’existence des nations est bien la conscience de soi du groupe qui le sépare de tous les autres »

(POUTIGNAT, STREIFF-FÉNART, 1995 : 47).

Une identité nationale est essentiellement une volonté de certains dirigeants ou leaders politiques de faire coïncider, à un moment donné, « l’unité politique et l’unité nationale »

(GELLNER, 1989). C’est pour cette raison que Benedict Anderson parle de « politique de

construction nationale » pour qualifier les stratégies politiques et culturelles mises en œuvre par

un État en vue d’imposer un système d’allégeance étatique. La nation est donc une affaire d’État, de contingence et de pouvoir, en plus d’être une affaire d’interrelations sociales et culturelles. Les sociétés politiques instrumentalisent les composantes culturelles et identitaires de leur(s) territoires(s) en vue de les imposer en les essentialisant afin que la nation soit perçue comme naturelle par chacun de ses membres. Parce que le sentiment national est pour l’État un puissant outil de cohésion sociale essentielle à l’uniformité institutionnelle et à l’efficacité de sa politique dans tout le territoire. En d’autres termes, et comme le souligne Ernest Gellner, « ce sont les

hommes qui font la nation » (Ibid. : 19) et non le contraire. Et dans cette perspective Henri Lefebvre distingue une forme et un contenu de chaque formation nationale. Diachroniquement, le contenu de la nation précéderait sa forme dans la mesure où elle « traverse une période pendant

laquelle elle est réalité en soi avant de devenir réalité pour soi » (LEFEBVRE, 1988 : 25). Autrement dit, la nation ne devient vraiment « réelle » qu’à partir du moment où s’opère ce mécanisme de dissociation entre forme et contenu c’est-à-dire que ses rites, ses symboles et ses mythes trouvent leur expression, expression nécessaire à sa réification. Nous pouvons alors avancer avec Ernest Gellner que « c’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le

contraire » (Op.cit. : 86). Il semble alors que discriminer une conception politique de la nation d’une conception culturelle n’a rien de pertinent puisque la culture mène souvent au politique.

Dans sa version contemporaine, la nation serait un complexe hérité de la taxinomie binaire des visions française et allemande des formations nationales. L’ensemble des travaux sur la nation

et les nationalismes tend à définir la conception française « comme libre association politique des

citoyens »(DIECKHOFF, 2000 : 64) c’est-à-dire une volonté d’abord politique puis collective de se rassembler et de vivre ensemble : il s’agit d’une nation instituée juridiquement, mais perçue de façon subjective. La conception allemande, elle, est caractérisée par sa prétention à concrétiser

« une communauté culturelle, l’expression d’un sentiment identitaire »(Ibid.). Elle revêt, de ce fait une dimension plus objective. Cette typologie qui semble opposer une appréciation à

l’occidentale et une appréciation à l’orientale de la nation n’est plus effective dans les sociétés

modernes. Comme nous l’avons souligné plus haut, l’expression culturelle de la nation ne peut être dissociée de son expression politique. Il faut donc penser la nation, le politique et la culture en termes d’intrications si l’on veut comprendre dans toute leur complexité les mécanismes à l’œuvre dans la formation des identités nationales. Ce sont donc l’État, la culture, et à certains égards, la communication qui donnent « de la cohésion à cette psychologie incertaine »

(LEFEBVRE, 1988 : 96) qu’est la nation. Cette pensée psychosociale de la nation nous amène à penser que ce sont les croyances et les représentations nationalistes d’appartenance que les membres d’un État se construisent et se reconstruisent continuellement, qui sont au fondement de l’élaboration de la nationalité. En tant que créatrices de traditions, de mythes historiques, d’emblèmes inventés ou réinventés et matrices de l’âme nationale d’une formation humaine, les identités nationales collectives sont des artefacts créés de toutes pièces. Mais pour que cette fiction nationale se réifie en réalité nationale et sociale, il faut que ses membres adhèrent collectivement à cette création politique qui doit être appréhendée comme « un idéal et une

instance protectrice, donnée pour supérieure aux solidarités résultant d’autres identités : de génération, de sexe, de religion, de statut social » (THIESSE, 1999 : 16). Le nationalisme parait être moins le revivalisme d’une conscience nationale latente que la fabrication d’une nation là où il n’en existait pas auparavant. En effet, depuis une vingtaine d’années environ, de nombreux états qui n’avaient jusque-là jamais eu quelque existence nationale et politique ont diapré les cartes et atlas du monde4. Dans ce contexte, des post-nationalismes contemporains, de nouvelles frontières, de nouvelles territorialités voient paradoxalement le jour dans un contexte de globalisation graduelle du monde ; même si la mondialisation des flux marchands, culturels, informationnels, de capitaux et aussi migratoires doit être relativisée dans la mesure où elle ne serait que parcellaire et ne concernerait, au fond, qu’un cinquième de l’ensemble des échanges mondiaux. « Heurt plus ou moins violent de cultures et de visions du monde » (WOLTON, 2003 : 20), la mondialisation, et celle de la communication et des industries culturelles en particulier, concourt à entretenir les logiques et idéologies socio-identitaires, et inscrites dans des espaces identifiés. Dès lors, la dialectique entre la croissance des interactions culturelles à travers la

communication et le besoin toujours plus prégnant d’identité est caractéristique des sociétés modernes. L’ouverture du monde ne signifie pas la fin des États-Nations et des nationalismes mais, au contraire, la résurgence et le renforcement des identités nationales, régionales, infranationales. Il s’agira donc de voir comment, dans le contexte actuel de démultiplication territoriale et identitaire, les méso et microcommunications (radiophoniques notamment) participent à la matrice de médiatisation de référents et représentations socioculturels et, conséquemment, sont au centre du processus d’élaboration et de maintien d’un sentiment identitaire dans un espace infranational.

II. Communication radiophonique, identité(s) et nouvelles

territorialités

Comme le souligne Anne-Marie Thiesse, « l’histoire de nos nations montre bien qu’une

identité collective se construit, dans un travail lui-même collectif, qui prend appui sur les nouveaux médias de communication »(Op.cit. : 283). Et dans le processus actuel d’enchevêtrement et d’éclatement des échelles territoriales traditionnelles, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication conduit à repenser la configuration des espaces de communication eux-mêmes. Chaque média participe en effet à l’élaboration et à la définition d’une territorialité différenciée. Pour Isabelle Pailliart, l’évolution des territoires est soumise à un double mouvement : dans une situation où les territoires semblent se fragmenter et être en compétition les uns avec les autres, les médias contribuent à leur différenciation tout en participant à la construction de leurs référents identitaires (PAILLIART, 2003). Les changements de cette architecture territoriale sont régis par un ensemble de conduites, de représentations et de sentiments. Dans ce cadre, dans les pays développés presque entièrement urbanisés, « les

organisations territoriales perdent de leur dessin physique, la netteté de leurs contours, de leurs caractères et de leur hiérarchie » (ROCAYOLO, 1990 : 215). Il s’agit alors de s’interroger sur les modes de production médiatique de discours socio-culturels et socio-identitaires et sur l’inscription territoriale des médias et des faits informationnels, à la lumière de la diversification des espaces de référence. Les technologies et les outils de communication contemporains entretenant des rapports particuliers avec les nouveaux échelons territoriaux et les identités culturelles que ces territoires abritent. Après avoir souligné les caractéristiques de l’énonciation radiophonique, et celles des émissions de talk-show en particulier qui, nous le rappelons, constituent notre objet d’étude, nous nous intéresserons au rôle que joue cette discursivité

médiatique dans le processus symbolique de construction spatiale et culturelle ayant pour corollaire l’émergence de territorialités nouvelles à la fois symboliques et médiatiques.