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sociales du réel

III. Consciences infranationale et insulaire utopiques

1. Sentiment d’appartenance insulaire

de–soi » (Ibid. : 4). Elle est organiquement le moyen de produire de l’allochtonie. Et ce phénomène est davantage prégnant dans le contexte infranational insulaire qu’est celui des Départements français d’Amérique dont le mécanisme de définition est fondé sur un processus de différenciation et d’identisation avec un « centre » - la France – culturel, historique, institutionnel et politique.

III. Consciences infranationale et insulaire utopiques

Multidimensionnel car à la fois historique, physique, psychoaffectif mais également économique et politique, le concept de conscience territoriale est en lui-même problématique. Se fondant sur l’existence d’un territoire géographique, il souligne avant tout l’inscription des individus dans un espace déterminé et la fabrication d’imaginaires, d’utopies et de représentations territoriaux qui lui sont consubstantiels.

1.

Sentiment d’appartenance insulaire

Nous avons vu que les sentiments d’appartenance nationale n’ont émergé qu’à partir du moment où les instances étatiques ont mis en place des politiques de promotion du territoire, des symboles, du patrimoine et des emblèmes nationaux. Si les individus peuvent s’identifier à des territoires nationaux et mettre en oeuvre, par conséquent, des stratégies discursives et cognitives de conscientisation d’appartenances territoriales nationales, ils ancrent leurs processus de détermination spatiale dans des cercles et des cadres locaux. Ils mettent alors en évidence une « culture régionale » distincte de la culture nationale, et à la fois (ré)activation d’une culture considérée et vécue comme traditionnelle, et la prise de conscience de l’échelon infranational comme niveau d’action et d’organisation nécessaire à la revendication et l’affirmation de cette culture. Pour Jacques Chevallier, « ces deux facteurs, en apparence hétérogènes, viennent se

combiner au sein d’un système plus ou moins cohérent de représentations visant à permettre de légitimer et d’orienter les comportements collectifs » (CHEVALLIER, 1982 : 78). Et c’est ce système de représentations qui est au centre de la dynamique d’élaboration d’une conscience territoriale infranationale. Mais pour avoir une réalité sociale, cette idéologie territoriale particulière doit aussi jouir d’une adhésion collective.

En tant que concept, l’espace infranational est intéressant pour considérer les mécanismes de construction identitaire et identificatoire aux niveaux local et régional, comme cela est le cas pour les Départements français d’Amérique. Ce sont des espaces dont les limites institutionnellement et juridiquement définies sont le produit de la différence culturelle autant qu’elles la produisent. Espaces de l’altérité par essence, les territoires infranationaux façonnent de nouvelles formes d’appartenance qui n’ont de sens que dans leurs rapports avec les autres espaces d’identité et de vie. Il existe donc une culture ou plutôt des cultures locales qui génèrent des représentations et des comportements régulateurs des systèmes infranationaux.

Comme toute idéologie, le sentiment d’appartenance infranational n’est pas fixé une fois pour toutes. Il est en effet sujet à changements, fluctuations, et variations en fonction des contextes sociaux (au sens large), historiques et culturels dans lesquels il évolue et qui le font nécessairement évoluer. De plus, le sentiment d’appartenance infranational est intrinsèquement un concept dynamique et relationnel dans la mesure où il ne peut être spécifié et défini que dans son rapport avec les dimensions nationale et supranationale. Par conscience infranationale, il faut entendre, au fond, les traits communs et immanents à l’ensemble des éléments constitutifs de cet espace à partir desquels les représentations au fondement du sentiment et des actions d’appartenance se configurent. Il s’agit d’un « sentiment d’appartenir à un ensemble

sociologiquement et politiquement différent des autres composantes de la nation […] » (Ibid. : 169). Pour avoir une existence sociale, l’identité infranationale insulaire doit acquérir une consistance effective et affective, et conséquemment, infléchir les perceptions et les comportements de ses habitants. Cependant, au niveau cognitif comme au niveau psychoaffectif, il n’existe pas d’effet en soi de l’espace sur les individus dans le sens où « l’effet est dans la

représentation car c’est elle qui produit le sens de l’effet » (VANT in AURIAC, BRUNET, 1986 : 106). La conscience d’appartenir à un territoire commun est donc la résultante de l’interaction entre structure spatiale, organisation sociale et représentations de l’espace. Et c’est dans ce rapport que l’espace se révèle être, au fond, une dimension du social parmi d’autres.

Forgée arbitrairement à un moment contingent de l’histoire, l’adhésion à la fiction collective qu’est l’identité territoriale insulaire, revêt un caractère utopique3. Définie comme un

« régime imaginaire connecté avec une poussée affective » (WUNENBURGER, 1979 : 43) l’utopie

3 Néologisme élaboré par Thomas More en 1516, le terme utopie est issu pour certains auteurs du vocable « outopia » signifiant le lieu de nulle part et pour d’autres il provient du lexème « entopia » qui désigne le lieu de bonheur.

est un certain type de représentation qui peut servir de véhicule idéologique de certaines visions du monde d’un groupe à un moment donné de son histoire. L’utopie peut être décrite « comme un

jeu interne des images, une représentation kaléidoscopique des symboles de l’espace et du temps, conditionnée ou relayée par certaines évolutions structurales de la société et de la culture »

(Ibid. : 60). Foyer de rêves collectifs, l’utopie est un genre particulier de construction mentale entre un réel et un idéal. En tant qu’utopies, les îles exercent une fascination mystérieuse sur les continentaux. Dans ce cadre, il nous semble intéressant de nous pencher sur le « régime imaginaire » caractéristique des milieux insulaires. En effet, comme le met en évidence Anne Meistersheim dans son ouvrage Figures de l’île, l’île sous-tend un ensemble de mythes et d’imaginaires. Associée « à l’idée de paradis », nous pensons avec l’auteur, que « l’île est, en

effet, par excellence, le territoire de l’utopie »(MESTERSHEIM, 2001 : 130). Cette idée est proche de celle développée par Abraham Moles qui, dans son article Nissonologie ou science des îles, considère l’île à la lumière d’une approche phénoménologique et représentationnelle. Définie par l’auteur comme « le lieu du bonheur et de l’amour », l’île fait figure d’espace de vie hautement symbolique pour ses habitants comme pour les étrangers oscillant ainsi constamment « entre vie et

rêve, entre réalité et fantasme » (Ibid. : 81). Enfin, c’est aussi un espace qui suscite, à toutes les époques, de nombreux songes et une pléthore d’écrits.

Ce certain type d’espace est le lieu où se développe naturellement une « culture spatiale » singulière (MOLES, 1982 : 281). Cette culture repose sur la conscience de ses habitants d’appartenir à un espace qui créerait « typologiquement une promiscuité » car, en plus d’être, nous l’avons vu, communauté et le lieu du local par essence, l’île aussi est un contour dont les limites maritimes clairement définies déterminent la nature du sentiment insulaire interreliant les individus à leur espace vécu. Et c’est parce que cet espace est circonscrit à l’île qu’il conduit les habitants à développer une culture territoriale, exacerbation de leurs différences et de leurs contrastes. Entre ouverture et fermeture, intérieur et extérieur, mer et continent, l’île est un espace paradoxal au sein duquel évoluent une conscience et une identité insulaires ambivalentes elles aussi. Selon Françoise Péron, cette identité revendiquée « s’apparente à une forme archaïque

d’appartenance à un groupe-lieu » (PÉRON, 1993 : 112). Malgré une fixation dans un espace-temps foncièrement matériel, l’auteure remarque que l’originalité insulaire relève malgré tout de l’abstraction.

Dans cette perspective, l’île est le support d’un agrégat d’images à partir duquel les îliens comme les visiteurs et les continentaux se représentent, s’imaginent et se (re)construisent mentalement cet espace spécifique et limité. En effet, les représentations que se forgent les continentaux et les allochtones à partir de leurs expériences, influent nécessairement les représentations que les insulaires ont de leur île. L’identité et la culture insulaires ne peuvent se concevoir que dans un rapport avec l’extérieur, avec le continent, avec autrui. Les espaces insulaires, comme tous les espaces locaux, sont en quête permanente de représentations spécifiques, cohérentes et mobilisatrices et les acteurs sociaux mettent en œuvre des stratégies de promotion identitaire et patrimoniale visant à affermir le sentiment d’appartenance ou dans certains cas, de le produire, mais aussi de consolider sa singularité par rapport aux régions concurrentes. Système ouvert comme tout système humain et social, l’île a cette faculté de maintenir son identité tout en assimilant altérités et différences. Autrement dit, l’île est un système en interconnexion substantielle avec tous les autres systèmes territoriaux qu’ils lui soient subalternes ou supérieurs, parallèles ou dissidents. Et c’est dans ce contexte que nous concevons l’île comme un territoire isoschème (BRUNET in AURIAC, BRUNET, 1986 : 306) c'est-à-dire un espace doté d’une relative autonomie tout en ayant des échanges avec l’extérieur.

L’attention ne doit pas être portée exclusivement au caractère singularisant et autonome des sociétés locales -et a fortiori, des sociétés locales insulaires- qui soulignerait dichotomiquement l’opposition entre les niveaux macro et le micro. Il s’agit plutôt de penser ces deux niveaux d’analyse imbriqués. En effet, si c’est le sentiment de fermeture, voire d’isolement qui caractérise un espace insulaire, l’île est aussi profondément liée à des systèmes exogènes qu’ils soient sociaux, migratoires, économiques ou encore politiques. En effet, comme le souligne Abraham Moles « la plupart des îles se trouvent […] tributaires d’un continent, ne serait-ce que

géographiquement. L’île se situe vis-à-vis du continent, vis-à-vis d’un pays, celui ou ceux qui sont en face […] » (MOLES, ROHMER, 1978 : 284). De plus, comme le démontre Françoise Péron, la spécificité des îles réside dans la relation entre des interactions multiples de données hétérogènes et extrinsèques, et des caractéristiques proprement insulaires (Op.cit.). Mais au-delà de ce paradoxe entre ouverture et fermeture, il importe de mettre au jour une « culture insulaire » au sens où l’entend Anne Meistersheim, une « culture » qui spécifierait chaque île. Cette culture insulaire et la conscience insulaire qu’elle sous-tend se construisent, en réponse aux processus de mondialisation et de globalisation, par des sociétés îliennes qui sentent leur existence menacée par ces phénomènes contemporains depuis une vingtaine d’années. Dans cette perspective, Françoise Péron précise que la formation des identités proprement insulaires est un phénomène né de

l’ouverture géographique, économique et sociale des îles, et de leur inscription dans le

système-monde.