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INSULARITÉ ET RADIOPHONIE INFRANATIONALE

II. La région : une figure particulière du local

Issu du latin regio, le terme « région » signifiait au XIIe siècle le « pays », la « contrée », la « zone » ou encore « le territoire s’étendant autour d’une ville ou d’un lieu » (LÉVY, LUSSAULT, 2003 : 776). C’est de cette caractérisation première et relativement large que résultent les deux significations contemporaines du syntagme région. La région est à la fois regionis et renvoie aux notions de direction et de limites, et regere signifiant régir, diriger ; deux notions qui lui confèrent sa perspective politique. Apparu au milieu du XVIe siècle dans la langue française, son usage ne devient fréquent qu’à partir du XIXe siècle. En effet, c’est à la fin du XIXe siècle – début du XXe siècle que la première charte d’inspiration régionaliste et que le régionalisme apparaissent. Le régionalisme fait son apparition dans le Dictionnaire de l’Académie Française en 1934 qui en propose la définition suivante : « Tendance à favoriser, tout en maintenant l’unité

nationale, le développement particulier, autonome, des régions et à en conserver la physionomie des mœurs, les coutumes et les traditions historiques » (MICHEL, 1994 : 37). De cette acception fonctionnelle, nous verrons que la région sera appréhendée progressivement moins dans sa matérialité et sa rationalité, que dans sa dimension affective voire subjective.

1. Une invention institutionnelle

Étude des régions et de leur découpage, la « géographie régionale » fut l’un des champs disciplinaires majeurs de la géographie classique jusque dans les années 1960. Le tableau de la

Géographie de la France de Vidal de La Blache paru en 1903 est l’ouvrage fondateur de l’École

de la Géographie Française (aussi appelée « Géographie Vidalienne »). Loin de toute conception politique, économique ou administrative, la région des « géographes régionaux » est conçue comme un espace limité naturel aux caractères physiques, matériels et climatiques qui contraignent les pratiques des groupes humains qui se l’approprient. Mais cette géographie des régions et des monographies régionales montrent très vite ses limites dans la mesure où elle oblitère le fait que caractériser les régions par leurs seules propriétés physiques ne permet pas de définir « les régions humaines dont l’unité n’est pas liée au milieu naturel »(BAUD, BOURGEAT, BRAS, 1997 : 322) et dont les frontières sont fluctuantes. C’est dans ce cadre que le géographe Roger Brunet, a énoncé, après d’autres chercheurs, une nouvelle conception de la région permettant d’identifier les régions à la fois géographiques et organisées socialement par un système identifiable. Il propose alors le concept de géon pour décrire un certain maillage de

l’espace en zones façonnées par les activités humaines même s’il considère que la région reste «la

notion la plus floue et la plus controversée de la géographie » (BRUNET cité in Ibid.). Si la régionalité devient synonyme de localité pour certains géographes, ou niveau territorial intermédiaire entre le local et le national pour d’autres, il n’en demeure pas moins qu’elle renvoie dans tous les cas à une segmentation de l’espace fondée sur des critères à la fois homogènes et arbitraires. Polymorphe, le concept de région fait référence à une succession de représentations et de réalités.

C’est consubstantiellement à la politique d’aménagement du territoire de l’après-guerre que les régions ont été mises en place en France. C’est pourquoi la région politique et administrative représente l’une des perceptions de la région les plus rémanentes. Jusqu’à cette date, la subdivision spatiale du territoire national était relativement stable. Instituées à l’époque féodale, les « provinces » étaient des complexes spatiaux et administratifs que la monarchie absolue a préservés sous la forme de Grands Gouvernements de 1789. Plus de 150 ans plus tard, le décret Mendès-France du 5 janvier 1955 sur la décentralisation vient confirmer la prise de conscience des pouvoirs publics de penser le développement en termes infranationaux. Il s’agit pour l’État de disposer de relais territoriaux nécessaires à son efficience administrative et politique. Or, comme le souligne François Rangeon, «les collectivités locales traditionnelles, et

notamment le département, sont incapables de tenir ce rôle, compte tenu de leurs dimensions trop exiguës et de leur faible compétence technique »(RANGEON in CHEVALLIER, 1994 : 111). Il faut donc créer un échelon territorial et de compétence intermédiaire. C’est dans ce cadre que l’objectif officiel de la réforme de 1955 est la « planification des programmes d’action régionale dans 21 régions de programme » (Ibid. : 66) : il s’agit de consteller le territoire national de circonscriptions administratives de taille plus importante que celles du département ou du canton. La réforme de 1960, et surtout celle de 1964 viendront corroborer cette intention du pouvoir central de procéder à la restructuration de son organisation administrative et politique. La France instaure des établissements publics intitulés « régions » en juillet 1972, mais ce n’est que l’article 59 de la loi Deferre du 2 mars 1982 qui promulgue enfin la région au rang de collectivité territoriale dotée de compétences dans les champs économique et d’aménagement du territoire en particulier.

Les mouvements de décentralisation politique et administrative des années 1970 ont donc complètement modifié la pérennité de ce schéma organisationnel issu de la Révolution. C’est dans un contexte de remaniement et de (ré)aménagement territorial et politique que les vocables

« région » et « régionalisme » réapparaissent en France. Dans sa forme contemporaine, ce régionalisme s’exprime à travers les Comités régionaux d’expansion économique dont le rôle est de remédier aux déséquilibres économiques et sociaux entre la capitale parisienne et ses provinces, entre l’instance de prise de décision et ses échelons infranationaux.

Ainsi, « c’est à partir de plans de modernisation, d’équipement et d’aménagement,

témoignant d’une ardente volonté de changement, que se crée la notion de région » moderne

(Ibid. : 39). Il s’agit alors d’un régionalisme fonctionnel avec des régions essentiellement outils de développement économique et arbitrairement construites. Pour le pouvoir central la région constituait le moyen de quadriller et d’émailler le territoire national et, par conséquent, d’améliorer le fonctionnement de son système administratif et de contrôle. Créée dans un souci de rationalisation de l’État la régionalité a favorisé, en parallèle, la réactivation de « particularismes

laminés par l’entreprise unificatrice de l’État – nation, ce qui du même coup a fait évoluer la politique de régionalisation dans des directions imprévues » (Ibid. : 110). Elle est le reflet d’un processus plus large : celui de la réformation et de la reconfiguration de l’ensemble du système social français lui-même. Et c’est parce qu’elle est ensuite « reprise et récupérée par la

périphérie » qu’elle devient « un moyen de défendre [des] identité[s] menacée[s] par la modernisation et de résister à l’emprise agressive de l’État ». Devenue « une ressource patrimoniale à mobiliser par les acteurs locaux » (Ibid. : 114), la localité est le cadre de la lutte pour la reconnaissance des particularismes. En effet, le local est désormais le creuset de revendications identitaires, culturelles et politiques alternatives de l’identité, de la culture et de la politique nationales. Toutes ces questions d’intérêt local témoignent, au fond, de l’existence d’enjeux régionaux localisés redéfinissant le rapport entre l’État et la société locale. Il est vrai que pour les « localistes », le terme local regroupe les deux échelles territoriales locale et régionale. La mise en place d’une politique de décentralisation et de régionalisation venant affermir les

« résurgences de micronationalismes et d’un régionalisme révolutionnaire visant à décoloniser la province […] »(PHLIPPONNEAU, 1981 : 22). Cela signifie que la loi de décentralisation du 2 mars 1982 vient réactiver le local, « réactivation qui se traduit par la redécouverte effective de l’entité

locale » (MABILEAU, 1999 : 207). Cette réactivation s’est immanquablement accompagnée d’un ensemble de réflexions sur les formes d’organisation étatiques et celles de la société civile mais aussi sur les interdépendances des niveaux international, national et infranational. Cependant, bien que sa création et son institutionnalisation aient été motivées par « un souci exclusif de

modernisation administrative » (RANGEON in CHEVALLIER, 1994 : 111) et d’harmonisation politique, ce n’est qu’investie d’une dimension culturelle, identitaire et affective que la région revêt véritablement son caractère de territoire de la localité. Territoire au sein duquel s’inscrivent

les mouvements d’affermissement identitaire, la région est la figuration la plus significative du local. Il convient de transcender la région classique de la géographie régionale vidalienne pour resituer cette entité « dans toute sa complexité et particulièrement sous le regard des

représentations que les hommes-habitants peuvent en avoir »(FRÉMONT, 1999 : 9).

2. Un espace vécu

Jusqu’en 1972, la région qui n’était qu’un simple échelon institutionnel et administratif s’est peu à peu transformée en espace vécu. Il s’agit de reconsidérer la région de la géographie et de la politique « sous le regard des hommes qui y vivent […] » (Ibid. : 36). La région peut être appréhendée comme le cadre spatial réel d’invention des identités individuelles et collectives, territoire en relation avec les échelons territoriaux plus larges, eux aussi générateurs de communautés culturelles. Bien qu’en constante évolution, l’État et le local jouent, ensemble, un rôle déterminant dans l’élaboration, la construction et le maintien des identités collectives. La territorialité ne doit plus être spécifiée par la classique antithèse national/local mais par l’intrication de ces deux niveaux. La configuration des identités nationales s’en retrouve profondément modifiée. Pour Armand Frémont, outre sa dimension régionale, la région doit désormais être appréhendée dans sa dimension urbaine et « métropolisée » de plus en plus prééminente car elle n’est plus seulement politique, géographique ou économique. C’est dans ce contexte post-moderne et post-industriel qu’une identité culturelle régionale inédite émerge. Cette identité suppose que les porteurs de culture inscrivant leurs pratiques et attitudes dans ce territoire singulier, cristallisent leurs items identitaires et patrimoniaux autour d’une communauté de destin, d’expériences, mais aussi d’intérêts. Plus que l’espace géographique ou le territoire en lui-même, la référence pertinente de cette construction identitaire, qui s’appuie évidemment sur des références territoriales, est la formation humaine s’appropriant cet espace pour en faire son territoire. La région est donc l’espace au sein duquel « se développent les contacts quotidiens,

l’espace où on repère ses propres solidarités, l’ensemble où se structurent les activités professionnelles, etc. »(QUÉRÉ, DULONG, 1982 : 8).

Plaçant l’individu au cœur de ses questionnements, la géographie culturelle et sociale met au jour une nouvelle taxinomie de la région. S’inspirant de la dichotomie entre « région construite » et « région historique » proposée par Pierre Bourdieu, les géographes contemporains distinguent :

- Les « régions fluides » sont les régions de la mobilité et du nomadisme. Ce sont les espaces de vie des populations « mal fixées », des territoires malléables, changeants et labiles dans leur matérialité, des territoires qui ne s’inscrivent pas durablement dans un espace mais qui se définissent en fonction des pratiques et des rapports que les hommes entretiennent avec les lieux qu’ils investissent à un moment donné, pour un temps donné.

- Les « régions enracinées » sont les régions telles que les conçoivent les géographes classiques. Au contraire du caractère mouvant et fluctuant des régions fluides, les régions enracinées supposent un ancrage durable c’est-à-dire « un attachement des

hommes à la terre, de la maison à la région »(FRÉMONT, 1999 : 197).

- Les « régions fonctionnelles » sont celles des activités, et notamment les activités économiques, propres à nos sociétés industrielles post-modernes et ultra-libérales. Armand Frémont définit ces régions comme les espaces de socialisation des

« producteurs – consommateurs dans la dispersion fonctionnelle des lieux de travail, de logement, de loisir, de service »(Ibid. : 197). Ces régions font référence à l’espace de la science régionale.

La région est donc un champ d’interrelations sociales. Alain Dulong et Louis Quéré considèrent que par la structuration d’un champ scientifique régional « on est passé d’une absence

de contenu de la région à sa définition comme champ d’action » (Op.cit. : 13). En d’autres termes, la région est devenue une notion au sein de laquelle se localisent des rapports de force symboliques parfois asymétriques et inégalitaires, des discours et des pratiques. Dans ce cadre définitoire, la région se transforme, évolue, se reconfigure en fonction de ces divers facteurs. Ainsi, Armand Frémont préfère-t-il le syntagme « combinaison régionale », qu’il emprunte à l’École vidalienne, au terme « région ». Il conçoit alors les régions comme des complexes et des structures dynamiques ayant chacune des particularités, des règles et des lois intrinsèques. Sorte de « phénoménologie régionale », la combinaison régionale suppose l’existence d’un eidos qui serait l’essence de chaque région (LÉVY, LUSSAULT, 2003 : 777), essence inscrite dans une matrice socio-historique. D’une conception de la région figée et monolithique, l’analyse se cristallise dorénavant autour de régions multiples et plurielles en constante évolution. Dans ces conditions, la région peut être appréhendée en termes systémiques ; comme « un système spatial

ouvert, dialectiquement équilibré – le principe d’unité l’emporte sur les forces de la diversité – de taille inférieure à la nation, formé d’espaces contigus »(MICHEL, 1994 : 7).

La région est en outre la manifestation d’une certaine perception de l’espace puisque comme le souligne Armand Frémont, « l’espace régional est aussi une image » (Op.cit. : 137). Parce qu’elle est, au fond, une représentation particulière de l’espace, les liens psychologiques et affectifs qui unissent les hommes à leurs territoires sont fondamentaux dans la constitution de cet espace vécu et expérimenté au quotidien. Ces éléments psychologiques confèrent à la région, et à la combinaison régionale qu’elle sous-tend, toute leur épaisseur et leur pertinence. Cependant, si ces éléments sont au fondement des diverses représentations du local qui se sont forgées successivement depuis les années 1970, la régionalité revêt aussi et surtout une dimension imaginaire, une dimension mythique et idéologique prégnante que l’analyse du régionalisme et plus particulièrement de l’insularisme met en lumière. En tant qu’espace ultrapériphérique et portion de l’espace national, si l’île est « dans son essence même un concept local » (PÉRON, 1993 : 18), elle est aussi en premier lieu un concept infranational.