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La Traite négrière : une entreprise de globalisation économique et de fragmentation ethnique et sociale

des Antilles françaises 3

C. La Traite négrière : une entreprise de globalisation économique et de fragmentation ethnique et sociale

Le trafic d’esclaves en provenance la Côte-ouest africaine s’intensifie de manière considérable dès le milieu du XVIIe siècle. Pourtant, la traversée de l’Atlantique depuis la côte ouest africaine, aussi appelée métaphoriquement The Middle Passage (ou Le Passage du Milieu9), fut caractérisée par le taux élevé de mortalité qui atteignait (approximativement parce que difficile à chiffrer) entre 20% à 30% à chaque voyage même si ce chiffre pouvait parfois atteindre 50% voire 60%. Des pertes d’autant plus malséantes que « les Nègres coûtaient plus cher que le

bétail » (WILLIAMS, 1998 : 144). Entassés et enchaînés dans les vaisseaux négriers, hommes et femmes séparés, pour un voyage d’une durée de quarante jours à trois mois, les captifs faisaient

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C’est également le titre du film du réalisateur martiniquais Guy Deslauriers produit en 1999, qui retrace la traversée tragique des déportés et déracinés Africains.

parfois l’objet des pires supplices et cruautés des marins. S’ils n’étaient pas brutalisés, ou ne mourraient pas de maladies ou à la suite de tortures, « les Africains, pendant le voyage, avaient le

choix entre se suicider, se soumettre (« accomodation ») ou se révolter » (LARA, 1992 : 275). Cependant, malgré des pertes insignes d’hommes lors de la transmigration atlantique, il semble que durant le XVIIIe siècle, quatre à six millions d’Africains aient été déportés dans les Amériques.

Dès le XVIe siècle, traite et système esclavagistes allaient de paire et ce que l’on appelle communément « commerce triangulaire » est en fait la combinaison de la traite et de l’esclavage des Noirs et de la production sucrière. Les vaisseaux négriers partaient des métropoles chargés de denrées et de produits européens qui étaient échangés contre « des marchandises en bois d’ébènes » saisies sur la côte africaine. Ces esclaves étaient ensuite transportés aux Antilles pour la culture de la canne à sucre dans les plantations. Enfin, après avoir troqué les esclaves contre du sucre et autres produits tropicaux en provenance des Caraïbes, les négriers regagnaient l’Europe. Les importations et exportations entre l’Afrique, l’Europe et les Antilles allant croissant, le commerce triangulaire généra un véritable marché pour les produits européens au sein même du continent Africain et des terres caribéennes. Élément essentiel du commerce triangulaire, la traite favorisa l’émergence, dans la Caraïbe insulaire, d’une économie et de marchés sans précédent dans cette partie du monde.

Dans sa dimension sociale, l’esclavage a profondément métamorphosé l’équilibre et l’organisation des populations habitant dans la Caraïbe en les hiérarchisant fortement. La Traite esclavagiste a produit des sociétés profondément divisées au sein desquelles une élite européenne évoluait de manière autonome aux côtés de Noirs esclaves, libres ou affranchis. Les colons Européens eurent en effet à transmigrer dans la Mer des Antilles en communautés entières avec une main d’œuvre qualifiée et spécialisée dans des domaines divers. Et les « candidats ne

manquaient pas ; on en trouvait dans la noblesse »(DEVÈZE, 1977 : 176) et dans l’aristocratie. Ce sont les « grands Blancs », ces familles européennes qui « contractaient dans le monde de la

banque, du grand commerce, des parlements voire de la Cour, les alliances les plus enviables »

(BUTEL, 2002 : 146). Les « petits blancs » étaient les engagés10, appelés aussi trente-six mois, parce que dans l’obligation de servir pendant trois années ceux qui avaient financé leur voyage dans les îles du Nouveau Monde. Leurs conditions de vie et de travail étaient très précaires et pénibles si bien que « souvent la vie du petit blanc ne paraissait pas plus brillante que celle de

bien des gens de couleur, leurs voisins, voire était plus difficile » (BUTEL, 2002 : 156). La venue (contrainte) des esclaves Noirs Africains qui arrivaient de plus en plus nombreux dans les îles s’accompagna bien évidemment d’un accroissement des relations et des apports sexuels entre les Noirs et les Blancs, entre les Noirs serviles et les petits Blancs serviles à demi. Au XVIIIe siècle, le nombre de captifs que reçurent les Antilles françaises s’élèverait à plus d’un million dont plus de quatre cent mille entre la Guerre de Sept Ans et la Révolution. Il faut dire que les esclavagistes

« n’étaient jamais satisfaits du nombre de leurs esclaves : ils se plaignaient de la cherté de la pièce d’Inde » (Ibid. : 165). Dès 1499 le vocable « pièce d’Inde » (la peça de India) caractérisait l’esclave idéal par rapport auquel était calculé le prix des autres esclaves. Il s’agissait d’un homme grand et fort, ayant entre 25 et 30 ans, mesurant un mètre quatre-vingts et en bonne santé physique. Force de travail assimilée à une marchandise, « il s’agit d’une propriété non limitée sur

la personne du travailleur et sur sa descendance » (LARA, 1998 : 33). Les esclaves étaient aussi soumis à plusieurs rites d’entrée dans le système esclavagiste parmi lesquels l’étampage, le baptême, l’apprentissage de la langue créole, et surtout, le changement de nom originel. Si l’historiographie se focalise particulièrement sur l’esclavage dans les plantations, il nous semble important de préciser que l’esclavage était aussi présent dans les villes et les bourgs, il y avait donc un esclavage des plantations et un esclavage dit domestique. L’habitation ou Grand Case est le lieu où le maître exerçait à l’envie son despotique pouvoir en exploitant, battant, violant et torturant, parfois jusqu’à la mort, ses esclaves.

Dans les villes comme dans les campagnes, la promiscuité sexuelle au sein des habitations a entraîné un complet brassage racial (BASTIDE, 1967) si bien que les contacts de populations au sein de cette société esclavagiste se sont ensuivis progressivement l’émergence d’une strate sociale et ethnique intermédiaire nouvelle : les mulâtres, ces enfants nés d’un Blanc et d’une Noire, souvent d’un colon propriétaire et d’une colonisée. Cependant les mariages interraciaux étaient très rares : à la Martinique par exemple, le recensement de 1664 révèle que seulement 4 ou 5 colons ont épousé des Caraïbes, 3 ou 4 des Noires. Les enfants d’un Blanc et d’une mulâtresse étaient appelés des quarterons. Libres à l’âge de 24 ans au début de la colonisation, ces enfants souvent nés d’une mère esclave étaient ensuite soit rachetés ou affranchis par leur père, même si les esclaves pouvaient eux aussi assigner cette qualité à leurs descendants « par rachat propre ou

par bons et loyaux services, ce qui l’explique l’existence de ‘Nègres libres’ »(BUTEL, 2002 : 158). Si les Libres jouissaient juridiquement et théoriquement des mêmes droits que les Blancs en vertu de l’article 59 de l’édit de 1685, ce ne fut pas le cas dans la pratique. Et c’est parce qu’assimilés aux mulâtres libres, que les petits blancs cultivèrent contre cet amalgame que faisaient les grands

blancs certains sentiments d’amertume, ressentiments qu’ils exprimèrent plus tard lors des

troubles et révoltes de la fin du XVIIIe siècle. Les Libres de couleur ont donc constitué au fil du temps une classe supérieure à celle des petits blancs engagés et segmentée en fonction du degré de couleur11 de ses membres. Aux côtés de ces soulèvements des Grands Blancs ou Libres de couleur, des révoltes d’une autre nature se faisaient jour. Il s’agissait de celles des Noirs captifs qui multipliaient les tactiques afin de s’émanciper (physiquement et psychologiquement) du joug colonial.

2. Résistances, abolitions et indépendances

Dans le contexte de « jugulation » qui caractérisait les populations noires des Amériques, le nombre et l’ampleur des modalités de résistance et de contestation étaient considérables. Les protestations des Indiens Caraïbes préfigurèrent les formes et les stratégies de rétivité mises en œuvre par les esclaves noirs. En effet, les Amérindiens n’ont pas hésité à blesser et tuer pour résister aux oppressions physiques et morales des colons européens venus les asservir et les évangéliser. Des révoltes et insurrections de captifs africains, triomphantes ou non, émaillent l’historiographie de la traite négrière dans la Méditerranée des Caraïbes12. Sur les vaisseaux négriers, ou dans les habitations et plantations des îles, les esclaves ont déployé de nombreuses formes de sédition et de résistance(s).

A. Marronnages

La fuite des Nègres, ou marronage, fut la principale forme de résistance des esclaves, aux côtés des empoisonnements des maîtres Blancs, des incendies d’habitations et de champs de canne, des avortements volontaires de femmes, des auto-mutilations et des suicides. Ces tactiques, représentaient pour les captifs, la seule possibilité d’ouverture « vers une réappropriation de leur

liberté, de leur identité, de leur indépendance » (LARA, 1986 : 62). Mais aux côtés de ces résistances plus ou moins violentes, il en existait de plus implicites. Sydney W. Mintz qualifie de

11 Élaborée par les esclavagistes voulant maintenir leur pouvoir, cette fragmentation sociale chromatique et raciste discriminait les mulâtres, les quarterons, les métifs ou métis, les mameloucs, les quarteronnés, les sang-mêlés, les câpres (de capra qui signifie chèvre), les marabous, les griffes et les sacatras.

12 Voir à ce sujet la liste établie par Jan Rogozinski inventoriant l’ensemble des soulèvements d’esclaves de la Caraïbe entre 1522 et 1844 dans Jan Rogozinski, A Brief History of the Caribbean. From the Arawak and Carib to the Present, New York, Fact On File, 1999, p. 161

« résistance non-violente » et de « non- violence non résistante » ces pratiques qui s’apparentaient à des résistances dont l’intentionnalité et la volonté des acteurs étaient ambiguës bien que leurs corollaires conduisent à penser qu’il s’agissait bien de résistances. Car « si la résistance n’est pas

violente, nous devons alors deviner des intentions, car elles ne sont pas dites, et nous ne pouvons pas les démontrer » (MINTZ in DIOUF, ULBE, 2002 : 53), même s’il y a effectivement résistance. La paresse, le refus, le sabotage de la tâche à effectuer, la simulation de maladie, ou encore le mensonge ou la dissimilation étaient autant de formes de résistance non-violentes car clairement conscientes. Des comportements, des styles de vie, des modes de pensée singuliers pouvaient s’avérer être des réponses en vue d’infléchir un système établi et imposé.

Dans le cadre du présent chapitre, nous nous intéresserons uniquement à la résistance formelle qu’est le marronnage. L’origine du mot proviendrait du mot espagnol cimarron qui signifie sauvage, ou alors d’un mot hérité d’une tribu d’indigènes Caraïbes de Panama qui se révolta contre les Espagnols, les Symarons. Pour d’autres, encore, le mot serait issu marro qui signifie fuite ou évasion, ou encore de simarron synonyme de singe. Mais dans la société coloniale et esclavagiste de la Caraïbe, marroner signifiait bien le fait de s’enfuir. Les esclaves déserteurs de la plantation ou de l’habitation de leur maître étaient donc qualifiés de nègres

marrons.

Le marronnage des plantations était le plus fréquent car, outre un établissement principal, l’habitation comportait des places à vivres aux esclaves, des abris pour le bétail, des petits domaines d’élevage (des « hattes ») ou encore des terres non défrichées ou déforestées, autant de sites qui pouvaient servir de relais aux captifs déserteurs. Les esclaves évadés se réfugiaient aussi parfois à l’étranger. La fuite des marrons ne pouvait aboutir que grâce à la complicité des noirs libres qui leurs assuraient équipements et vivres. Pourtant, pour prévenir des révoltes et coalitions éventuelles, les colons avaient établi des règles de vie strictes au sein des plantations. La possession d’armes, et même de bâtons, était interdite aux esclaves tout comme la consommation d’alcool pur et les rassemblements (exemptés les cas de mariage) sous peine de pénitence au fouet ou au fer rouge. Tout comportement ou tout acte de violence à l’encontre des maîtres ou des membres de leur famille étaient passibles de mort. Dans la plupart des îles de la Caraïbe, bien que risqué13, le marronnage était très pratiqué. Aux Antilles françaises régies par le Code Noir, cette

13 Pour toute tentative ou récidive de marronnage l’article 38 du Code Noir prévoyait les châtiments suivants: « une première tentative pouvait entraîner les oreilles coupées et une marque de fleur de lis au fer rouge sur une épaule, une première récidive entraînait un jarret coupé et une marque de fleur de lys sur la seconde épaule. En

ordonnance concernant la discipline de l’église et la condition des esclaves dans les colonies des Indes occidentales, les révoltes ou les fuites étaient très lourdement sanctionnées. Cependant il faut bien distinguer le marronnage ordinaire ou « petit marronnage » du « grand marronnage ». Le premier s’apparentait à des fugues évanescentes d’esclaves suite à des vols ou des petits larcins et auquel les maîtres s’étaient familiarisés. Alors que le « grand marronnage » désignait la véritable évasion d’esclaves qui se réfugiaient dans les régions montagneuses, forestières et/ou les endroits les plus reculés du territoire. Depuis les violentes révoltes Indiennes de Saint-Christophe en 1639 et de l’archipel guadeloupéen, les véhémentes rebellions de captifs et de marrons n’ont jamais cessé dans les colonies. Si, pour certains historiens, le soulèvement des nègres marrons et libres du Nord de Saint-Domingue marqua les linéaments du mécanisme de destruction des systèmes esclavagiste et colonial, il apparaît qu’à la fin du XVIIIe siècle « l’esclavage et donc la traite des

Noirs [soit] évidemment incompatibles avec la Déclaration des Droits de l’homme, tout comme ils le sont avec ce droit naturel auquel se réfère la Révolution […] »14 . L’abolition de l’esclavage et de la traite devint pressante pour des raisons idéologiques en premier lieu, mais aussi et surtout, nous le verrons, pour des raisons économiques et politiques. Le maintien de sociétés créoles dans un système esclavagiste et concentrationnaire était alors contraire aux principes mêmes d’égalité et de liberté nouvellement proclamés.