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Une place marchande multisites

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 85-90)

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

I. Deux places marchandes populaires et multisites

I.2. Ben Gardane, place marchande frontalière

I.2.2. Une place marchande multisites

Ben Gardane ne se réduit pas à un marché de gros sur la route de la frontière. Si la ville fait place marchande, c’est aussi parce qu’elle articule plusieurs sites qui jouent chacun un rôle spécifique dans l’économie de la frontière. Ainsi, aux grossistes du souk Zokra, il faut ajouter les détaillants, les changeurs et banquiers, et les contrebandiers et autres revendeurs d’essence libyenne. Chacune de ces activités a d’ailleurs précédé le développement de l’import-export grossiste dans la ville frontalière.

Le souk qui a fait la réputation commerciale de Ben Gardane auprès des Tunisiens est un vaste marché de détaillants spécialisés dans la vente d’articles importés de Libye.

Spontanément apparu lors de l’ouverture de la frontière dès 1988, ce souk Libya a ensuite été déplacé au nord du centre-ville, sur la route de Zarzis (cf. figure 1.5.), par les autorités locales, en accord avec les acteurs dominants de la contrebande et du commerce. Rebaptisé « souk Maghreb » en 1992, ce marché forme aujourd’hui un vaste terrain enclos de 37 000 m² où se succèdent 260 boutiques le long des allées (cf. chapitre 4, II.1.2.). Créé après la réouverture de la frontière tuniso-libyenne en 1988 et la « ruée vers la Libye » qui s’en est suivie (Azlouk, 1995), ce marché répondait à un double objectif : déplacer et réinstaller les marchands du souk Libya dont les étals encombraient places et rues du centre-ville sur un site mieux adapté à l’expansion des activités commerciales, mais aussi tenter d’encadrer ces activités afin d’en tirer bénéfice.

Ces velléités de contrôle d’un marché en forte croissance réalisant un million de dinars de chiffre d’affaires quotidien en 1993 (Mzabi, 1995) et deux à trois millions de dinars en 1996 (Tabib, 2011) ont suscité la méfiance de nombreux commerçants qui ont préféré essaimer leurs activités les plus lucratives dans l’ensemble du tissu urbain, et en particulier au bord de la route de la frontière, au souk Zokra ainsi devenu le nouveau site grossiste de la place marchande.

Aujourd’hui, le souk Maghreb n’accueille plus que les détaillants dont les clients viennent toujours de toute la Tunisie (cf. planche photographique 1.6., clichés a et b). Ils sont cependant bien moins nombreux que dans les années 1990 et 2000, les troubles en Libye, les fermetures de la frontière et les manifestations souvent violentes qui y ont répondu ayant détourné les particuliers de cette ville-frontière au profit du souk Libya de Médenine (cf. chapitre 4, II.2.2.), la capitale du gouvernorat située 75 km en amont

Figure 1.5. : Ben Gardane, place marchande multisites

Ben Gardane est aussi une place de change et de finance. Ce secteur assoit la singularité de la ville dans l’économie transnationale tunisienne. Le long de la Route nationale 1 (RN1 sur la carte) qui traverse la ville en direction de la frontière (cf. figure 1.5., en bleu) se sont établis les stands bleus numérotés des bureaux de change, pourtant illégaux (cf. planche photographique 1.6., clichés c et d). Ces stands, dont les employés agitent des liasses de billets à l’attention des voyageurs libyens, sont les devantures de puissants réseaux de change des devises. Cette activité est née du change illégal des avoirs des travailleurs tunisiens émigrés en Libye et s’est progressivement diversifiée grâce au financement des opérations commerciales des marchands et grossistes locaux.

Chaque bureau de change, et tout commerçant pratiquant cette activité à la marge, revendent ensuite les devises excédentaires aux grossistes de la Rahba des sarafas – littéralement, l’espace des changeurs – installés à quelques rues de la place centrale à arcades de Ben Gardane (cliché f). Ces derniers fixent les taux de change locaux depuis leurs bureaux discrets et sommaires du centre-ville (cf. planche photographique 1.6., cliché e) en fonction des cours mondiaux qui défilent sur les chaînes d’information internationales. Ils drainent également les devises internationales, dollars et euros, des touristes et émigrés de toute la Tunisie, grâce à un taux de change plus avantageux que celui des banques, en vue de financer des opérations commerciales transnationales.

Cette activité répond au besoin des commerçants transnationaux tunisiens de faire

sortir et de changer d’importantes quantités de devises en évitant les restrictions légales appliquées à leur export30.

Enfin, les stations-service qui revendaient l’essence libyenne de contrebande sont concentrées à la sortie de l’agglomération en direction de la frontière libyenne, dans le prolongement du souk Zokra (cf. planche photographique 1.6 et figure 1.5., cliché g).

Elles étaient alimentées par la noria des véhicules, essentiellement de vieilles 404 Peugeot, dont les réservoirs bricolés permettaient de faire entrer illégalement en Tunisie, par la route, près de 300 litres de carburant plusieurs fois par jour pour un bénéfice quotidien comparable au salaire minimum mensuel d’un ouvrier tunisien31. En 2014, cette activité a momentanément disparu. L’application d’une taxe de sortie de territoire de 30 dinars pour les étrangers non-résidents par les autorités tunisiennes le 1er octobre 2014, suivie de la mise en œuvre en Libye d’une taxe similaire assortie de 150 dinars pour chaque véhicule ont aussitôt fait disparaître cette activité et sa marque dans le paysage. Ce commerce routinier a cessé au profit de dépôts plus importants alimentés par la contrebande des pick-up empruntant les pistes du désert. En 2015, l’activité avait repris après l’abrogation des taxes. Comme le confie Mansûr, grossiste du souk Zokra décrivant ses premières expériences commerciales, « la contrebande de l’essence, c’est le premier pas, l’école du commerce à Ben Gardane ». Il s’agit cependant d’une activité particulièrement vulnérable aux fermetures de la frontière et aux surcoûts engendrés par son franchissement.

30 La stratégie des commerçants importateurs consiste à ne pas déclarer leur activité afin d’éviter les prélèvements et les contrôles. Ils bénéficient donc, à l’instar de tout citoyen tunisien, d’une autorisation d’export dite « touristique » de 6 000 DT (soit 2 850 € actuellement) par année civile.

Planche photographique 1.6. : Les lieux de la place marchande

Successivement : L’entrée ouest (a) et une allée (b) du souk Maghreb, les stands bleus de l’avenue du change (c et d), des bureaux de la Rahba des Sarafas (e), proches de la place centrale (f). En direction de la frontière dans le prolongement du souk Zokra, les stations d’essence de contrebande (g) puis le village de Jmila, le plus proche de la frontière, affichant en bord de route (h) la vente de cartes téléphoniques pour le réseau tunisien.

[Clichés : A. Doron, 2013 (a, c et d), 2014 (e, f, g et h), 2015 (b)]

Ben Gardane est un marché frontalier. Son organisation spatiale multisite révèle toutefois un agencement complexe d’activités qui dépassent le simple cadre d’un lieu de transit transfrontalier. Au centre de Tunis comme dans la ville frontalière, l’insertion du commerce dans le tissu urbain renvoie à une activité marchande diversifiée, du commerce de gros au commerce de détail, complétée par une logistique performante, et même des activités financières. L'organisation spatiale de ces deux places marchandes apparaît alors plus élaborée que ne le laisse penser leur renvoi systématique à la seule catégorie de l’informalité. Il faut dire que ces marchés se sont chacun développés dans des espaces pauvres et délaissés, toujours perçus comme tels par les autorités.

II. À Tunis, l’organisation d’une place marchande dans les creux de la croissance

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