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La Jeffara tunisienne : un espace mobile devenu impasse

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 112-116)

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

III. À Ben Gardane et dans la région frontalière tuniso-libyenne : des échanges transfrontaliers nés dans une impasse

III.1. La Jeffara tunisienne : un espace mobile devenu impasse

La plaine littorale de la Jeffara s’étend au pied du djebel Nefoussa sur environ 15 000 km2 entre les localités de Mareth à l’ouest, au sud de Gabès en Tunisie, et, côté libyen, Nalout au sud et Sorman à l’est (cf. figure 1.8.). Il s’agit d’un confin (Martel, 1965), un espace éloigné des pouvoirs centraux et à la délimitation longtemps trouble, entre la Régence de Tunis et la Tripolitaine. Cet espace de tribus nomades est mal maîtrisé depuis Tunis ou Tripoli, et ce jusqu’à la colonisation.

III.1.1. Un espace historique de mobilités

Lors du premier entretien mené à Ben Gardane avec Mansûr, grossiste du souk Zokra, au printemps 2013, il n’a pas été question de commerce. Alors que je l’interrogeais sur les origines de la place marchande, ce dernier me conta l’histoire légendaire de la fondation de la confédération tribale des Werghemmas.

En effet, l’ouest de la Jeffara est depuis le XVème siècle le territoire de cette confédération rassemblant sept tribus (cf. figure 1.8.). À la même période, à l’est de la plaine se

constitue une confédération tribale rivale autour de la tribu des Nouayels (Tabib, 2011).

La Jeffara articulait alors les mobilités pastorales et la sédentarité matérialisée par les ksour44, greniers fortifiés des tribus, souvent à l’origine des noyaux urbains actuels comme c’est le cas à Médenine, dont le ksar était le cœur de la confédération tribale des Werghemmas et demeure le noyau historique autour duquel s’est développée la capitale actuelle du gouvernorat.

Figure 1.8. : Le Jeffara tribale au Moyen-âge

Le partage de l’espace entre tribus n’a jamais été ni fixe, ni linéaire, mais au contraire n’a jamais cessé de fluctuer au gré des alliances, des périodes de complémentarité et des razzias, toujours en marge de tout pouvoir central suffisamment puissant pour imposer un ordre extérieur à la région. Ainsi, au début de la période coloniale française, le commandant Jules Le Bœuf décrit les Werghemmas comme « une confédération guerrière presque indépendante » (Le Bœuf, 1909).

Au milieu semi-aride de la Jeffara répondait une mise en valeur nomade des ressources avec une recherche de moyens de subsistance et une utilisation des terres se déroulant à l’échelle de ce vaste territoire. Les espaces les plus arrosés pouvaient accueillir

temporairement une plus grande concentration de troupeaux et ponctuellement permettre une agriculture pluviale, le temps d’une récolte. Les espaces les plus secs étaient ceux des cheptels de camélidés. Cette mise en valeur nomade d’un espace mobile que l’on peut rapprocher des réflexions menées sur le Sahel (Retaillé, 2005) était favorisée par l’absence d’entraves politiques, juridiques ou fiscales de pouvoirs centraux trop éloignés et/ou trop faibles.

À plus petite échelle, la plaine était aussi un des carrefours maghrébins entre la route littorale du pèlerinage à La Mecque, le Hajj, et celles du commerce transsaharien via l’oasis de Ghadamès aujourd’hui en Libye. Cet espace mobile a toutefois été progressivement contraint, entravé et marginalisé.

III.1.2. Des circulations entravées

Les mobilités ont progressivement été contraintes dans la Jeffara. La colonisation et l’établissement d’une frontière au début du XXème siècle ont conduit à la sédentarisation et à la marginalisation des populations nomades.

Le déclin du commerce transsaharien au XVIIIème siècle, puis la délimitation des parcours entre les Régences ottomanes de Tunis et Tripoli, suivie de celle de la frontière tuniso-algérienne par les colons français et, enfin, la colonisation de la Tunisie (1881), puis de la Libye (1911) ont contribué au déclin des mobilités dans la Jeffara. C’est toutefois le tracé de la frontière entre la Régence de Tunis sous protectorat français et la Libye encore ottomane en 1910 qui a achevé de transformer un carrefour historique en cul-de-sac (Kharoufi, 1995). En effet, cet espace trouble, véritable confins, puisque limite indécise, est redéfini par le tracé d’une frontière linéaire, géographiquement, militairement et juridiquement identifiée. Une telle frontière vient en effet délimiter l’est de l’empire colonial français au Maghreb et l’enjeu dépasse donc la simple démarcation du territoire de la Régence de Tunis.

Dès lors, le tracé de la frontière s’accompagne d’une politique de sédentarisation visant à affermir le contrôle des populations et de leurs mobilités, et donc des franchissements de la frontière. C’est dans ce contexte que naît le projet colonial de création d’un noyau villageois à Ben Gardane au cœur du territoire de la tribu des Touazines de la

confédération des Werghemmas. Planifié à partir de 1895 avec le tracé de la place centrale du marché, la construction ne commence qu’en 1897 à cause du désintérêt général des Touazines pour une installation sédentaire à Ben Gardane. Les colonisateurs sont même contraints de faire appel à des populations allogènes, notamment des Juifs de Djerba, pour peupler ce noyau villageois (Tabib, 2011). Si l’aménagement de Ben Gardane par les Français au début du XXème siècle incite les Touazines à s’établir à Ben Gardane, leur installation est aussi contrainte, à cause de la frontière, par le tarissement des ressources liées à la mobilité. Ainsi, selon André Martel (1965) : « le Bédouin (dans la Jeffara) n'est plus qu'un semi-nomade qui ne dispose plus de l'ensemble territorial et humain ouvert qui s'étendait de Syrte aux Atlas marocains, entre les plaines ou des montagnes littorales, et le véritable désert. Ces espaces où il était libre de se déplacer et de se fixer, ont été morcelés. Des bornes ont été placées par des vainqueurs qui ne veulent plus reconnaître que des Algériens, des Tunisiens et des Tripolitains ».

Avec la colonisation et l’établissement de la frontière, les modes ancestraux d’exploitation du territoire périclitent. Les échanges qui alternaient avec les razzias entre Touazines et Nouayels sont désormais interdits. La colonisation de la Libye par l’Italie renforce encore cette interdiction des passages dans les deux sens. Privées de leurs ressources traditionnelles liées aux circulations et aux parcours pastoraux, et forcées de se reconvertir dans une agriculture contrainte par la semi-aridité, les tribus se révoltent alors contre la colonisation et sa frontière. Les luttes des tribus locales, dont le soulèvement des Oudernes en 1915, ainsi que la répression et les migrations forcées qui en découlent de part et d’autre de la frontière, ont toutefois fait émerger des alliances durables. Ces dernières, notamment entre Touazines tunisiens et Nouayels libyens, ont participé à la formation de l’espace relationnel transfrontalier de la plaine de la Jeffara, entre le Sud-Est tunisien, la Tripolitaine et le Nefoussa. Le refuge d’un aïeul d’un côté de la frontière ou de l’autre est souvent à l’origine d’amitiés familiales ou même de familles transfrontalières dont les relations sont toujours entretenues.

Avec les indépendances libyenne (1951) puis tunisienne (1956), l’avènement des États nationaux ne conduit pas à l’amélioration du sort des populations de la Jeffara. En Tunisie, la frontière est confiée aux militaires qui succèdent aux Français dans les fortins de garde. Le principe d’une frontière étanche est affirmé par le nouvel État tunisien qui poursuit l’interdiction des passages. Plus encore, l’organisation tribale des populations de la Jeffara s’oppose à la vision bourguibienne d’un État-nation tunisien moderne. À la misère des populations de la Jeffara s’ajoute la répression des archaïsmes tribaux dans

rival Salah Ben Youssef, déclare en 1966 lors d’une tournée dans la Jeffara : « On se demandera toujours comment des hommes dans cette région, (...), dans cette nature désolée, ont pu mener si longtemps une existence de fauves » (in Tabib, 2011). Un an plus tard, le grand ksar de Médenine était presque entièrement détruit sous les ordres du gouverneur.

En l’espace d’un demi-siècle, les nomades de la Jeffara ont ainsi dû abandonner leur mode de vie, la mobilité et les ressources que cet espace leur permettait d’obtenir.

Contraintes à la sédentarité comme à la misère, les tribus ont ensuite été marginalisées par un État-nation qui les soupçonnait de sédition.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 112-116)

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