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Le souk Zarkoun, une centralité marchande spontanée dans la médina délaissée

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 94-98)

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

II. À Tunis, l’organisation d’une place marchande dans les creux de la croissance urbaine

II.1. Le déclin de la médina, facteur de son renouveau commercial ?

II.1.2. Le souk Zarkoun, une centralité marchande spontanée dans la médina délaissée

Le souk Zarkoun n’existe plus35. Ce lieu disparu est pourtant une étape importante du développement du commerce transnational au centre de Tunis. Souvent mentionné dans les entretiens et discussions menés avec les commerçants du souk Boumendil, il s’agit du premier site de vente sur des étals des produits issus des navettes commerciales transméditerranéennes et de la contrebande aux frontières algérienne et libyenne. Ce marché spontané de vendeurs de rue a émergé à la fin des années 1970 au croisement des rues Zarkoun et des Glacières, à deux cents mètres au nord de Bab el Bhar.

L’expansion du marché informel occupant illégalement la voirie a provoqué la réaction des autorités qui l’ont évacué en juillet 1993 et ont proposé aux commerçants un nouveau site d’installation excentré dans les entrepôts désaffectés des douanes de l’ancien port de Tunis, le souk Moncef Bey. À l’origine du souk Moncef Bey, le souk Zarkoun est aussi une étape importante dans les trajectoires des commerçants du souk Boumendil comme Habib et son père ou Nadir qui y a fait ses premières armes dans divers trafics – vêtements, faux bijoux, chaussures, K7. Ce dernier résume sans détour le rôle du marché disparu dans la structuration de la place marchande tunisoise comme du parcours des commerçants qui l’ont fréquenté – « Zarkoun, c’est comme ma mère ! » – et comme lieu d’apprentissage et de connexion à l’économie marchande informelle – « À Zarkoun, je prends l'expérience des tricheurs ».

35 Le souk Zarkoun nous a été raconté au travers des parcours de commerçants du souk Boumendil – Nadir, Habib, Amir -, par ceux qui sont installés au centre commercial Zarkoun Centre – Aziz, Walid, Marwane -, et par M. Hassan, brocanteur âgé installé à l’angle des rues Zarkoun et des Glacières, personnage du quartier et nostalgique notoire du temps de Bourguiba, Jacques Brel et Claude François.

Aujourd’hui, rien ne rappelle le souk disparu des rues Zarkoun et des Glacières, à l’exception de la devanture clinquante du Zarkoun Centre, rue Monji Slim, où l’on trouve une activité commerciale résiduelle et une activité de change informelle (cf. planche photographique 1.8.). Ce lieu marchand s’est recomposé ailleurs, matrice d’autres marchés et étape originelle des pionniers du commerce transnational tunisois.

Le quartier entier avait, et a toujours, une réputation interlope et tout particulièrement l’étroite rue Zarkoun qui a donné son nom au souk (cf. planche photographique 1.8.).

Elle constitue en effet l’accès principal aux maisons closes de l’impasse Sidi Abdallah Gueche autorisées depuis 1942 et placées sous le contrôle du ministère de la santé. Si la prostitution y est légale et encadrée, elle ne manque pas de cristalliser la réprobation et d’étendre sur les rues alentour le statut d’antimonde (Brunet, 1990) jusqu’à former une moral area36. C’est dans cet espace de la médina, à la fois délaissé, constituant un refuge hors des axes principaux et surveillés, tout en étant central car situé à deux cents mètres de Bab el Bhar et de l’avenue de France (cf. planche photographique 1.8.) que se sont installés les nasbas entre tolérance relative et discrétion.

36 La notion de « moral area », ou « zone de mœurs », est utilisée par l’ensemble des sociologues de

Planche photographique 1.8. : Le site du souk Zarkoun (photographies et carte)

Depuis la rue Zarkoun, le souk s’étendait en direction du quartier de Hafsia, le long de la rue des Glacières (en orange sur la carte). Depuis le carrefour avec la rue des Glacières, la rue Zarkoun s’enfonce au cœur de la médina par de nombreux passages couverts (a). Rien ne rappelle ici l’ancien souk. C’est un centre commercial, le Zarkoun Centre (b, en rouge sur la carte) qui a tenté sans succès, de réactiver le souvenir de cette ancienne centralité marchande désormais sise aux souks Boumendil et Moncef Bey.

(Clichés A. Doron, 2013)

Il est difficile de dater le début de ce marché de rue spontané. D’après M. Hassan37, vieux commerçant du quartier, les premiers nasbas ont dressé leurs étals à l’angle de la rue Zarkoun et de la rue des Glacières dans les années 1970. À Zarkoun, on trouvait alors

37 Entretien, rue des Glacière, Tunis, printemps 2014.

essentiellement des vêtements et des petits appareils d’électroménager ramenés d’Italie dans des cabas et des valises par les navetteurs. À l’époque, l’Italie était accessible avec des moyens modestes. Les ferries reliaient Tunis à Palerme, Naples ou Gênes pour la modique somme d’une dizaine de dinars, et les visas n’existaient pas. Encore aujourd’hui, la plupart des anciens commerçants parle quelques mots d’italien.

L’expansion du souk s’est amplifiée dans les années 1980. M. Hassan décrit l’accroissement du nombre de vendeurs qui renvoie à l’exode rural comme à l’oukalisation : « Des jeunes venaient travailler à Zarkoun. Ils habitaient dans un trou puis faisaient venir leurs frères. C’était des ruraux qui avaient laissé leurs terres ». Le souk Zarkoun permettait aux migrants ruraux de trouver une source de revenus et de constituer des filières migratoires essentiellement venues des régions du Centre-Ouest du pays. Ces migrations connectaient Zarkoun avec les trafics frontaliers en provenance d’Algérie, notamment le trafic de cigarettes contrefaites. La décennie 1980 a aussi été celle de la montée en puissance du dispositif transfrontalier tuniso-libyen à Ben Gardane.

Les navetteurs qui alimentaient le marché ont été rejoints par ceux qui empruntaient

« el khat »– « la voie »– pour approvisionner le souk en marchandises achetées à Ben Gardane ou directement en Libye grâce aux passeurs et contrebandiers de la ville frontalière (Meddeb, 2012b). L’ouverture de la frontière et la libéralisation totale de la circulation des biens et des personnes entre la Tunisie et la Libye de 1988 à 1992 a intensifié le flux de marchandises et accru le nombre d’étals.

Au début des années 1990, le souk Zarkoun connaît son apogée. Pour M. Hassan,

« Zarkoun à l’époque, c’est le souk qui vend tout ! ». La rue des Glacières est transformée spontanément sur près de 400 mètres en rue marchande, quasiment jusqu’au quartier de Hafsia. Nadir38 et Aziz qui ont travaillé au souk au début des années 1990, estiment le nombre de commerçants d’alors à 140 pour l’un et à plusieurs centaines pour l’autre.

Ceux approximations donnent une bonne idée de l’importance et du dynamisme commercial à l’époque. Quand les navetteurs du khat libyen rejoignaient ceux d’Italie, le temps fort et continu du souk était alors, chaque semaine, du samedi soir au dimanche après-midi. En amont, les navetteurs se spécialisaient progressivement dans la vente en demi-gros aux magasins du centre-ville comme aux petits revendeurs qui s’approvisionnent à Zarkoun avant d’improviser à leur tour un étal dans leur quartier.

Nadir, aujourd’hui commerçant au souk Boumendil, a commencé à Zarkoun. À peine adolescent, il cherche un petit boulot suite au décès de son père et à l’appauvrissement de sa famille. Il rejoint alors un cousin vendeur au souk en 1990. En 1992, à l’âge de 14 ans, il quitte l’école et revend les produits libyens de Zarkoun comme les bagues fabriquées localement à partir de tuyaux de plomberie. À l’instar de nombreux jeunes revendeurs, une partie de l’argent gagné est gaspillé dans le tabac et l’alcool. Sous la pression de sa mère, il quitte le souk mais continue à s’y approvisionner pour revendre les produits de Zarkoun dans son quartier de Halfaouine au nord de la médina.

Au début des années 1990, le souk a pris suffisamment d’importance, de même que certains commerçants qui opèrent comme grossistes, pour provoquer la réaction des autorités et sa perte. Identifié comme le haut lieu de la contrebande et de tous les trafics, occupant un espace croissant au cœur de la ville, le souk Zarkoun est évacué en juillet 1993 et les étals sont interdits au centre-ville. La plupart des commerçants de Zarkoun accepte alors la proposition d’une installation dans les entrepôts désaffectés des anciennes douanes portuaires de Tunis à proximité de l’avenue Moncef Bey. Les autres, commerçants qui trouvent ce nouveau site trop excentré, vendeurs de rue qui s’y approvisionnaient et ceux qui ne sont pas intégrés à cette relocalisation qu’ils refusent, essaiment à travers toute l’agglomération. Le père d’Habib se replie rue Sidi Boumendil à l’instar d’autres petits commerçants, jetant ainsi les bases d’un nouveau souk. D’autres se greffent sur divers sites marchands, centraux comme le souk Sidi Makhez au nord de l’axe traditionnel des souks de la médina débouchant sur Bab Souika ou péricentraux, comme le souk Mellassine dans l’ancien gourbiville de la rive nord de la sebkha Sijoumi.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 94-98)

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