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Des navettes toujours actives ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 136-139)

Une mondialisation des relations commerciales par étapes : les processus de structuration des

I.1. À Tunis, le passage des navettes transméditerranéennes à l’importation transnationale

I.1.3. Des navettes toujours actives ?

Après avoir examiné la connexion de ces navettes commerciales à des approvisionnements globalisés, il s’agit de questionner la permanence des circulations transméditerranéennes et transfrontalières dans la Tunisie post-révolutionnaire. En effet, l’observation d’une connexion des souks tunisois au made in China pourrait faire penser que les anciennes modalités d’approvisionnement des navetteurs des années 1980 ont été invalidées et avec elles, les destinations méditerranéennes du commerce à la valise. Quelques exemples permettent pourtant de montrer que ces destinations peuvent être réactivées.

La Méditerranée migratoire et marchande est restée un horizon des mobilités depuis Tunis. Quelques commerçants, plus jeunes, ont parcouru ces destinations, il est vrai dans un projet souvent plus migratoire que marchand, mais qui constitue une accumulation d’expérience et de capital financier avant un retour à Tunis et une insertion dans l’économie transnationale. C’est le cas de Wafik, à destination de Naples (cf. encadré 2.4.).

Encadré 2.4. : Wafik, parcours migratoire et étape napolitaine

Wafik56 est un jeune commerçant d’articles de fête installé rue de la Commission, au cœur du souk Boumendil. Né en 1980 dans la région lyonnaise, Wafik grandit en Tunisie après le retour de ses parents au pays. À vingt ans, il tente de retourner en France mais n’y trouve pas sa place.

Entre 2000 et 2001, il se réoriente vers l’Allemagne puis l’Italie où il multiplie les petits boulots.

Son objectif n’est pas de s’installer. Il cherche avant tout à « faire de l’argent ». Tous les trois ou quatre mois, il revient à Tunis avant de repartir pour une autre destination : « J’arrive pas à me stabiliser à l’étranger ». En 2003, l’Italie entame une vague de régularisations. La loi permet à 690 000 travailleurs clandestins d’obtenir la nationalité. Wafik en profite pour d’obtenir des papiers Européens et prend la direction de l’Italie. Il y poursuit ses allées et venues entre la Tunisie et Milan, Rome, Palerme et Naples.

En 2007, alors que Wafik se trouve à Naples, il est incarcéré à la suite d’un « problème ». Lors de sa détention, il fait la connaissance d’un jeune italien qui s’avère être un des fils d’un cadre de la Camorra de la région de Naples. Le fils transmet le numéro de son père à Wafik qui doit l’informer de l’incarcération de son fils. À la sortie de prison du fils un an après, Wafik n’a pas été oublié et le père décide de l’accueillir dans ses affaires. Wafik ne tarit pas d’éloges sur ceux qui l’on accueilli et lui ont « ouvert les portes » et « filé des coups de mains ».

Wafik intègre donc l’organisation mafieuse à Naples. Il est associé au trafic de cigarettes de contrebande vers Naples et l’Italie et en provenance d’Europe centrale (République Tchèque, d’Afrique du Nord, d’Israël). Son rôle est de s’occuper des entrepôts clandestins dans la région de Naples. Il insiste sur le « zéro risque » et la sédentarité de sa mission.

Cette activité dure environ un an. S’il insiste sur le fait qu’il a toujours été libre, que ceux qui lui ont ouvert les portes sont des gens bien, il avoue que « le réseau était trop fort pour moi », que la pression était trop forte. Il quitte cette activité et rentre en Tunisie en 2009. C’est en cherchant à réinvestir son capital qu’il rencontre des amis de ses cousins, commerçants au souk Boumendil, et décide de devenir commerçant.

Au gré des opportunités économiques et familiales et des politiques migratoires des États européens, les jeunes tunisiens continuent à circuler vers et en Europe. Les grands centres marchands de la Méditerranée migratoire et marchande des années 1980 polarisent encore, vingt ans plus tard, les parcours de ces circulants.

D’autres parcours sont plus directement marqués par l’activité marchande et par les navettes des commerçants à la valise. L’exemple de Wissem (cf. encadré 2.5.) montre

qu’Istanbul n’a pas été totalement supplantée par Dubaï ou par les places marchandes chinoises.

Encadré 2.5. : Wissem à Istanbul, lieu d’apprentissage et d’approvisionnement

Wissem57 était en 2014 commerçant au Zarkoun Centre, petit centre commercial proche de l’ancien souk du même nom.

Le parcours de Wissem illustre la connexion à Istanbul qui s’est maintenue après la disparition du souk Zarkoun et la dispersion de la plupart des navetteurs. Quand Wissem passe son baccalauréat en 1992, son père s’oppose à la poursuite de ses études. Encore adolescent, il enchaîne les petits boulots. Jusqu’à sa fermeture, il fréquente souvent le souk Zarkoun et décide d'acheter en demi-gros pour revendre la marchandise dans son quartier. Comme souvent, parce que les commerçants et navetteurs le connaissent, ils lui fournissent la marchandise dans l'attente d'un remboursement après vente. Suivant l’exemple de ses fournisseurs, il part en 1999 à Istanbul, place marchande exportatrice qui s’est étoffée tout au long des années 1990. Employé dans un restaurant tunisien, « Le 7 novembre », hommage à la prise de pouvoir de Ben Ali en 1987, Wissem rencontre les commerçants de la place marchande et les navetteurs algériens et tunisiens qui se fournissent auprès des grossistes de Laleli, Aksaray et Beyazit. Ses contacts lui permettent en 2000 d’intégrer le système logistique et marchand en travaillant dans « le bizness des prix des bagages » et de contournement des limites de poids pour les cabas. Son rôle est de faire l’intermédiaire entre les navetteurs tunisiens et algériens dont les cabas dépassent largement le poids autorisé et le personnel d'embarquement qu'il a connu à Istanbul et à qui il demande de faire passer ces paquets, à l’instar du chef d’escale de la compagnie Tunisair. Il gagne alors l’équivalent de 50 euros pour 30 kg de marchandises expédiés. Début 2002, il arrête ce travail à l’aéroport. Du fait de la multiplication par cinq du nombre d’intermédiaires comme lui, les conditions de discrétion ne sont plus réunies et les problèmes avec la police sont de plus en plus récurrents. Wissem ne précise pas que les attentats du 11 Septembre 2001 ont aussi rendu plus suspects ces trafics aéroportuaires. De retour à Tunis, Wissem propose son expérience acquise à Istanbul aux commerçants qui souhaitent s’y approvisionner. Il devient ainsi l’un des navetteurs des magasins installés au Zarkoun Centre. Les commandes consistent en général en l'expédition de deux à cinq cartons de 120 kg pour 150 articles en général. Il s’occupe des achats auprès des grossistes de Laleli, Beyazit et Aksaray, mais aussi des usines de Merter et Osman Bey et de l’expédition de la marchandise confiée à des sociétés d’exportation par avion-cargo ensuite livrés directement aux magasins. Il descend comme beaucoup de Tunisiens à l'hôtel Visa au cœur du quartier marchand de Laleli. Ici, le navetteur est davantage un intermédiaire commercial qu’un porteur de cabas. En 2002, il s’installe dans une boutique du Zarkoun Centre et l'alimente par ses propres voyages avec le soutien de sa famille et de ses amis.

57 Entretien, Zarkoun Centre, Tunis, printemps 2014.

L’exemple de Wissem illustre les formes de la présence des migrants et navetteurs maghrébins à Istanbul décrite par ailleurs (Pérouse, 1999, 2002a et b, 2007 ; Peraldi, 2001, 2002). Il montre aussi le maintien d’approvisionnements directs dans la mégapole turque après la disparition du souk Zarkoun et l’émergence des places marchandes de Dubaï et de Chine. Les modalités ont toutefois changé, passant du bourrage de cabas dans les aéroports aux services d’expédition par avion-cargo.

Enfin, les navettes transfrontalières alimentant les commerces tunisois sont restées une pratique courante, non démentie par l’émergence des approvisionnements directs en Turquie ou en Chine. Cette permanence s’explique d’abord par le fait que l’approvisionnement à Ben Gardane et la revente des marchandises reste un des principaux moyens de subsistance dans le cadre d’une « économie de la débrouille » tel qu’elle a été définie et expliquée dans la thèse d’Hamza Meddeb (2012b). Ces navettes frontalières avaient toutefois été abandonnées par les commerçants tunisois installés au souk Boumendil ou au souk Moncef Bey et ne semblaient concerner que les acteurs les plus modestes, exerçant le commerce en complément de revenu ou s’y lançant sur le tard faute de débouchés professionnels satisfaisants. Pour les commerçants, le chemin de Ben Gardane a toutefois été réactivé suite à l’accumulation d’obstacles à l’importation transnationale provoquée par la révolution de janvier 2011 (cf. Partie II, chapitre 4).

L’approvisionnement via la Libye constituant une alternative à l’importation depuis l’époque du souk Zarkoun, cette pratique est renouvelée, car la région frontalière tuniso-libyenne est entre-temps devenue un segment d’une route marchande transnationale.

I.2. À Ben Gardane, des trafics transfrontaliers au segment tuniso-libyen

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 136-139)

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