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La croissance libyenne, facteur de mobilités : l’émergence des souks Libya

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 116-119)

Deux places marchandes ancrées dans des territoires en déclin

III. À Ben Gardane et dans la région frontalière tuniso-libyenne : des échanges transfrontaliers nés dans une impasse

III.2. La réactivation des circulations au contact de la Libye

III.2.1. La croissance libyenne, facteur de mobilités : l’émergence des souks Libya

Exsangue et sans ressources après la Seconde guerre mondiale, la Libye connaît de profondes transformations dans la foulée de son indépendance en 1951. D’une part, les premiers forages permettent l’exploitation pétrolière à partir de 1955. Le pays se transforme en État rentier grâce aux devises de l’exportation des hydrocarbures. D’autre part, la prise de pouvoir de Mouammar Kadhafi en 1969 puis la proclamation de la Jamahiriya (État des masses) en 1977, conduisent à l’instauration d’un régime d’inspiration socialiste.

Le régime étatise l’économie du pays. Le commerce privé est aboli et l’État devient le principal opérateur commercial du pays, maîtrisant toute la chaîne de l’importation à la distribution des biens de consommation, via un réseau de magasins d’État. Dans le même temps, le régime engage une ambitieuse politique de redistribution des revenus

des hydrocarbures en subventionnant fortement un nombre croissant de produits de consommation. Les conditions de vie de la population s’améliorent. La société libyenne délaisse le pastoralisme pour investir une fonction publique qui devient pléthorique à la faveur de la tertiarisation de l’économie.

Les transformations de la Libye et le délaissement de pans entiers de l’activité économique par les Libyens accroissent les besoins de main-d’œuvre du pays. La Jamahiriya s’ouvre aux migrations de travailleurs originaires des pays limitrophes : Égypte, Tunisie, Soudan (Chevrillon-Guibert, 2013 ; Drozdz, Pliez, 2005) ou Tchad (Pliez, 2004). Ces derniers se rendent en Libye afin d’y travailler de quelques mois à quelques années comme bergers, restaurateurs, enseignants, ou ouvriers sur les sites d’activités d’extraction des hydrocarbures et dans la construction.

Entre 1970 et 1983, le nombre de travailleurs immigrés passe de 11,5 % à près de la moitié de la population active libyenne (Burgat, Laronde, 2000). Jusqu’à la fin des années 1970, l’immigration arabe est prépondérante, notamment composée de Tunisiens et d’Égyptiens. Cet appel massif à la main d’œuvre immigrée correspond à des contextes de crise dans de nombreuses régions des pays limitrophes. En Tunisie, la période collectiviste de 1962 à 1969 avait provoqué un bilan social lourd, ruinant une grande partie de la paysannerie pour qui l’émigration en Libye devient un moyen d’assurer un revenu.

Les circulations accrues des personnes entraînent celle des marchandises aux frontières de la Libye, contribuant ainsi à construire durablement un vaste espace transsaharien.

Les travailleurs étrangers, qui effectuent des navettes entre la Libye et leur pays d’origine, ont ainsi trouvé une source de revenus complémentaire à leurs salaires. Il s’agissait pour eux d’acheter en Libye, dans les magasins d’État ou à des particuliers, les marchandises subventionnées par le régime libyen. De retour au pays, ils pouvaient revendre ces produits à des prix très attractifs. L'activité marchande ponctuelle qui accompagne la migration permet de financer une partie du voyage comme de contourner le problème de la non-convertibilité des monnaies entre la Libye et les pays voisins. Ces circulations migratoires et marchandes ont ainsi donné naissance à un vaste réseau commercial connecté à la Libye, englobant la Tunisie, et bien au-delà puisque l’on retrouve des marchés libyens dans tous les pays du voisinage libyen (cf. Encadré 1.1. et figure 1.9.).

Encadré 1.1. : La décennie 1980, apogée du réseau migratoire et marchand des souks Libya

Les marchés libyens ne sont qu’une pièce d’un dispositif spatial réticulaire qui se fonde sur l’emboîtement de places marchandes situées en Libye et de routes ponctuées de points de rupture de charge où sont concentrés des services dédiés au transit (notamment des entrepôts) et enfin d’interfaces proprement transfrontalières assurant le passage, toujours difficile, des frontières. L’articulation entre ces divers éléments s’est structurée à partir des années 1970-1980, selon des nuances temporelles et spatiales multiples, alors que les acteurs qui animent ces chaînes d’échange se professionnalisent progressivement. C’est ainsi que certains migrants deviennent ou sont rejoints par des marchands mais aussi, qu’aux frontières, des pasteurs deviennent des porteurs, des contrebandiers et parfois des grossistes ou que celui qui dispose d’un véhicule et de la connaissance d’une route peut devenir transporteur et ouvrir son agence de voyage ou de transport de marchandises. En somme, chacune des aventures individuelles qui se construisent en un lieu ou sur un parcours précis participe de la pérennisation et du développement du réseau marchand transnational.

Figure 1.9. : Le réseau des souks Libya : routes et places marchandes identifiées aux frontières de la Libye

En Libye, l’approvisionnement individuel des migrants s’effectuait dans les magasins d’État.

Cependant, la professionnalisation de ces circulations commerciales et l’augmentation de la demande ont exigé une organisation de la collecte des marchandises dans ces magasins d’État.

Illégalement, des Libyens ont organisé l’achat des marchandises subventionnées et le stockage en quantités suffisantes en vue de leur exportation. Les régions littorales et frontalières se sont alors spécialisées dans la collecte et l’entreposage à destination de la Tunisie et de l’Égypte.

De la Libye vers les pays voisins, les routes migratoires et marchandes sont adossées à un réseau urbain, notamment dans les régions sahariennes, en direction du Sahel. Les villes de Sebha et de Koufra sont ainsi devenues des étapes essentielles sur les routes des migrants et marchands sahéliens, reliées à des villes-étapes tchadiennes ou soudanaises, comme Mellit, Faya, El Fasher ou Dongola, qui ont alors développé des souks et des activités de transit (Drozdz, Pliez, 2005). À l’interface entre routes et pistes transfrontalières, ces villes ont été les premières à bénéficier de la manne du transit. Aux frontières extérieures de la Libye, les petites villes constituent aussi des étapes-clés qui jalonnent ces routes. Souvent nées de la fixation de groupes nomades dans des sites créés de toute pièce par les États concernés, elles sont une forme urbaine banale aux marges des territoires nationaux. À défaut de ressources pérennes, leurs habitants ont profité de la revitalisation de ces régions par les circulations migratoires et marchandes, comme c’est le cas dans la Jeffara tunisienne et à Ben Gardane

III.2.2. Dans la Jeffara tunisienne et à Ben Gardane : l’organisation du

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