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Chapitre 2 : La figure de Diogène et le cynisme

3. Une philosophie cynique ?

Peut-on finalement dire que le cynisme est une philosophie ? Nous avons exposé, en début de chapitre, les arguments anciens qui forcent à répondre par la négative à cette question. Si l’on prend effectivement comme critère d’appartenance à une école philosophique le fait de définir un télos soutenu par un corps de doctrines qu’on s’emploie à transmettre à des disciples dans le cadre d’une institution d’enseignement, alors il est clair que le cynisme ne répond pas aux critères qui permettraient d’affirmer son caractère philosophique. Or, nous avons également fait part d’autres critères qui permettraient de conclure le contraire, à savoir la cohérence des principes et des actes en vue de mener une vie heureuse. À ceux-ci nous avons montré que Diogène et les premiers Cyniques répondent parfaitement, et même avec excellence.

L’insistance de Diogène sur l’importance de la conformité des discours et des actes est d’ailleurs probante233 :

233

En plus du passage en D.L., VI, 71 et de la « Lettre 12 » cités ci-haut, voir également Paquet [1992], fr. 18 (D.L., VI, 27-28) de « Diogène », pp. 75-76 : « Il trouvait étrange que les grammairiens fassent tant de recherches sur les défauts d’Ulysse tout en ignorant leur propre malice. Ou que les musiciens s’emploient à harmoniser les cordes de leur lyre sans se soucier d’accorder les dispositions de leur âme ; que les mathématiciens n’aient d’yeux que pour le soleil et la lune sans remarquer ce qu’ils ont sous les pieds ; que les orateurs mettent un tel sérieux à parler de la justice sans la pratiquer en aucune façon. Il trouvait étrange enfin que les avares fassent profession de mépriser quand ils en sont souverainement épris. Il condamnait encore ceux qui envient les millionnaires tout en faisant l’éloge des gens honnêtes. Ce qui excitait sa colère, c’était de voir les gens offrir des sacrifices aux dieux pour demander la santé, et au beau milieu du sacrifice, ces gens festoyaient au détriment de leur santé ! » ; et fr. 97 (D.L., VI, 64) de « Diogène », p. 94 : « À son avis, les gens qui parlent de choses sérieuses sans les mettre en pratique ne

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J’apprends qu’à t’entendre je ne fais rien d’extraordinaire en portant un double tribôn et en m’accrochant une besace à l’épaule ; et moi j’affirme que rien de cela n’est admirable, mais que l’un et l’autre sont bien quand on les adopte par conviction : en effet ce n’est pas seulement le corps qui doit s’accommoder de cette simplicité, mais aussi l’âme avec lui234, et il ne faut pas multiplier les promesses tandis que les actes sont tout à fait insuffisants, mais mettre en accord sa vie et sa pensée235.

Ce n’est donc pas l’habit qui fait le Cynique, mais le sérieux avec lequel celui-ci choisit de mener ce genre vie, quoique le cynisme rejette par ailleurs l’esprit de sérieux propre à la tradition philosophique. Ainsi, lorsqu’on refuse le titre de philosophe aux Cyniques en vertu des premiers critères énoncés ci-haut, on oublie souvent que c’est là le propre de cette « doctrine » de refuser de s’y conformer : « Avec Diogène la philosophie descend de son piédestal : tout un chacun peut la pratiquer sur la place publique, sans avoir besoin d’être un esprit éminent formé aux meilleures écoles236 ». Celui-ci qualifiait même « l’enseignement de Platon de perte de temps237 », mais il s’en prenait vraisemblablement à l’intellectualisme et à la démarche syllogistique de manière plus générale238. On raconte qu’« [à] celui qui lui avait démontré par syllogisme qu’il avait des cornes, il rétorqua en se touchant le front : “Eh bien moi, je n’en vois pas !” ; et qu’à « [u]n autre [qui] affirmait pareillement que le mouvement n’existe pas[,] [il] se leva et se mit […] à marcher239 ».

Bref, le Cynique fait sienne la priorité morale de Socrate, mais contrairement à la « voie longue » que propose Platon pour y parvenir, la véritable vertu réside, selon lui, en « [c]eux qui méprisent la richesse, la gloire, le plaisir et la vie, et qui dominent par ailleurs leurs contraintes, la pauvreté, l’obscurité, la peine et la mort240 ». Pour parcourir cette « voie courte », il suffit d’avoir peu de besoins ; « Diogène soutenait que la pauvreté

diffèrent en rien de la cithare : la cithare, en effet, n’a pas d’oreille ni de sensation. » (cf. Goulet-Cazé, in D.L., n. 5, p. 737).

234

Noter ici l’influence stoïcienne d’une conception de l’ascèse, à la fois corporelle et spirituelle.

235

Deleule & Rombi, op. cit., Lettre 15 de « Lettres de Diogène », pp. 44-45.

236

Goulet-Cazé, « Le cynisme ancien et sa postérité », art. cit., p. 444.

237

Paquet [1992], fr. 11 (D.L., VI, 24) de « Diogène », p. 74.

238

Voir à ce sujet l’article de J. M. Meilland, « L’anti-intellectualisme de Diogène le cynique » in Revue de

Théologie et de philosophie, vol. 115, 1983, pp. 233-246.

239

Paquet [1992], fr. 32 (D.L., VI, 38-39) de « Diogène », p. 80.

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est une vertu naturelle241 » et que celle-ci est le prix à payer pour être libre. Le cynisme est donc foncièrement une philosophie du renoncement, un des traits fondamentaux de l’idéal cynique étant d’« être assez fort et maître de soi-même pour renoncer délibérément à suivre la ligne de conduite ordinaire des gens soi-disant raisonnables242 ». Il s’agit de savoir s’adapter aux circonstances243 et de développer une heureuse sagesse de l’indifférence, qui n’est pas sans rappeler l’idéal stoïcien244.

À la défense du cynisme, laissons en dernière instance la parole à Diogène qui, à celui lui reprochant de se prétendre philosophe sans véritablement l’être, répondit : « Je l’emporte donc sur toi en ce que précisément je veux l’être245 », évoquant la définition de Socrate selon laquelle le philosophe est celui qui aspire à la sagesse sans toutefois la posséder. Et si, enfin, « [j]ouer au sage, c’est aussi de la philosophie246 », on peut, sans crainte de se tromper, affirmer qu’une véritable vocation cynique va bien au-delà du jeu.

241

Ibid., fr. 213 (Stobée, W.H. IV, 31c, 88) de « Diogène », p. 113. Voir également le fr. 211 (Stobée, W.H. IV, 32a, 11) de « Diogène », p. 113 : « La pauvreté, selon Diogène, est, pour la philosophie, une aide qu’on n’apprend pas dans les livres : ce que la philosophie tente d’inculquer par des discours, la pauvreté, par les faits, contraint l’esprit à le saisir. »

242

Ibid., n. 17 de « Diogène », p. 120.

243

Ibid., fr. 88 (D.L., VI, 62) de « Diogène », p. 93 : « “Qu’as-tu gagné à faire de la philosophie ?” lui demandait-on. — “Au moins ceci, sinon rien d’autre : je suis prêt à toute éventualité.” » Voir également ci- haut la note 193, à propos de la souris qui sait s’adapter aux circonstances.

244

Ibid., fr. 141 (Stobée, W.H. IV, 39, 20) de « Diogène », p. 105 : « Le bonheur n’implique en effet que ceci : joie incessante et absence totale de chagrin, quels que soient la situation ou le temps dans lequel on se trouve placé. » Voir également le fr. 142 (Stobée, W.H. IV, 39, 21) de Diogène », p. 105 : « Car nous qualifions de vrai bonheur le fait pour l’âme et l’esprit de passer leur existence dans une joie et une paix perpétuelle » ; et le fr. 143 (Florileg. Monadense, 179 = Mein., IV, 281) de « Diogène », p. 105 : « Le plaisir véritable, affirmait Diogène, réside dans l’état d’une âme paisible et joyeuse, sans lequel les richesses de Midas ou de Crésus ne sont d’aucune utilité. »

245

Ibid., fr. 96 (Gnomol. Vat., 174) de « Diogène », p. 94.

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Chapitre 3 : Des multiples acceptions du cynisme dans