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Cynisme ancien (Kynismus) et moderne (Zynismus) : syncrétisme et

Chapitre 3 : Des multiples acceptions du cynisme dans l’histoire des idées

1. Cynisme ancien (Kynismus) et moderne (Zynismus) : syncrétisme et

Nous avons vu que l’histoire du cynisme s’échelonne sur plusieurs siècles et qu’il fut, à l’origine, un mouvement philosophique dont le fondateur est Diogène de Sinope (IVe siècle av. J.-C.), et dont les fondements philosophiques proviennent de l’école

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d’Antisthène, lequel est lui-même un disciple de Socrate. Nous avons également eu l’occasion de constater que la transmission du cynisme s’est faite par étapes successives, au gré des intentions d’auteurs et des traditions auxquelles ceux-ci ont appartenu. Parmi ces influences diverses, une constante est néanmoins ressortie : les sources qui composent l’histoire du cynisme ont eu tendance à transmettre une vision idéalisée des premiers Cyniques, tout en formulant une critique acerbe du mode de vie qui leur est associé, répandu à l’époque impériale, mais généralement accusé d’être un faux cynisme.

On parle ainsi de cynisme ancien pour référer au cynisme grec ou d’époque hellénistique, mais l’on pourrait, sans introduire de problème conceptuel, étendre la notion au cynisme d’époque impériale. Une caractéristique essentielle de l’ancien cynisme commune à ces périodes réside effectivement dans l’application concrête des préceptes de la philosophie de Diogène à l’existence du Cynique, et implique donc, en quelque sorte, que celui-ci revête manteau, besace et bâton. Si l’on peut ensuite établir une distinction entre celui qui adopte ce mode de vie par conviction et celui qui revêt l’habit du Cynique dans l’unique but de profiter des avantages que cela comporte sans pour autant adopter la visée morale du cynisme, il demeure que, dans l’Antiquité, être qualifié de Cynique implique d’en faire personnellement profession.

Avec la chute de l’Empire romain disparaît toutefois la pratique du cynisme comme mode de vie. Une mémoire de l’ancien cynisme sera conservée par le biais des textes de la tradition chrétienne qui, suite aux stoïciens, ont transmis une vision idéalisée des premiers Cyniques, tout en critiquant sévèrement sa pratique populaire. Ce n’est qu’au XVIe siècle que sera redécouvert l’ensemble des écrits permettant d’associer au cynisme, dès ses origines diogéniennes, des aspects qui avaient été occultés par la tradition, tels que l’impudeur et l’insolence. Dans l’optique d’une histoire du cynisme à la Renaissance, M. Clément s’est d’ailleurs employée à identifier les spécificités et les enjeux propres d’un cynisme moderne, dont l’émergence se situe vers le milieu du XVIe siècle248. Le cynisme chez Érasme, Rabelais, Montaigne, La Boétie et Bonaventure des

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Périers y est étudié, mais des auteurs que l’on qualifierait de nos jours de cyniques249, n’y sont pas considérés comme des marqueurs importants de l’histoire du cynisme moderne.

C’est pourquoi l’on ne saurait d’emblée qualifier le siècle des Lumières de socle d’une émergence d’une conception « moderne » du cynisme, laquelle a historiquement fait son apparition deux siècles auparavant ! Si l’on peut, à notre avis, parler de l’émergence d’une nouvelle forme de cynisme (Zynismus) au siècle des Lumières, il est de mise de ne pas employer le terme moderne pour la définir, sous peine de confondre des conceptions différentes du cynisme qui, bien qu’elles puissent se recouper sur certains points, ne peuvent cependant être assimilées l’une à l’autre.

Pourtant, lorsque l’on se penche sur la question, force est d’admettre que c’est bien souvent ce qui est fait250. Il s’agit donc de faire une mise au point importante : nous parlerons du cynisme émergeant aux Lumières (Zynismus) comme d’un « cynisme postmoderne », par opposition à celui qui caractérise l’époque moderne et qui, pour cette raison, sera désigné sous le vocable de « cynisme moderne ». Soulignons qu’il n’est aucunement dans nos intentions d’ouvrir ici le débat sur ce qui pourrait distinguer les deux époques, ou même à savoir s’il y a véritablement rupture. Nous croyons simplement de mise d’employer le terme postmoderne pour décrire le cynisme tel qu’il se développe à partir des Lumières ; premièrement en vertu du fait qu’il peut proprement revendiquer cette appellation, dans la mesure où, littéralement, il émerge suite à l’époque moderne, deuxièmement parce que les théoriciens du concept s’inscrivent dans un courant de pensée qui se veut et se dit lui-même postmoderne251. Ainsi, bien que nous ne remettions pas en question l’idée que la période des Lumières soit le berceau d’une conception nouvelle du cynisme, laquelle est de nos jours généralisée, nous ne souscrivons pas à la tendance actuelle de nommer celle-ci un « cynisme moderne ». Nous lui préférons le

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Machiavel est un excellent exemple sur lequel nous reviendrons.

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Voir entre autres M. Kail, « Du kunisme au cynisme : aller-retour » in Les Temps modernes, vol. 44,

no 511, 1989, pp. 150-165 ; et S. A. Stanley, The Enlightenment and the Emergence of Modern Cynicism,

op. cit. Comme nous l’avons toutefois mentionné en introduction (voir la note 65), cette dernière n’assimile

pas les concepts de cynismes moderne et contemporain l’un à l’autre, malgré son usage de l’expression « cynisme moderne » pour décrire le cynisme émergeant aux Lumières.

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Sur le cynisme et la question postmoderne, voir notamment l’étude de T. Bewes, Cynicism and

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vocable de « cynisme actuel » ou « postmoderne » qui, grosso modo, correspond à la notion de « Zynismus ». Nous reviendrons sur les raisons qui rendent l’emploi des vocables « cynisme ancien » et « cynisme moderne », pour traduire les concepts de « Kynismus » et de « Zynismus », inapproprié d’un point de vue historique.