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Chapitre 4 : Enjeux éthiques et politiques des Lumières : un contexte de

2. Idéaux des Lumières et débats éthiques

2.2 Morales des Lumières : intérêt bien compris et sociabilité

2.2.3 D’Holbach : de la morale universelle

Cette sociabilité naturelle du genre humain n’implique cependant pas de rejeter la notion d’intérêt général comme fondement d’une vie sociale juste467. L’on voit très bien, chez un auteur comme D’Holbach, la possibilité, ou du moins une tentative, de concilier ces points de vue, c’est-à-dire le constat selon lequel les passions servent de moteurs aux actions (qui vient avec que l’idée que, pour stimuler les hommes à la vertu, il

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Diderot, « Pensées détachées » in Histoire des Deux Indes, op. cit., (PD43-51). (Même remarque qu’à la note 461.)

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Id.

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L’on peut notamment penser à Hobbes, ou même à Sade.

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L’observation est de Domenech, op. cit., p. 110.

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Même Diderot identifie la justice à l’intérêt général : « Beaucoup d’écrivains ont cherché les premiers principes de la morale dans les sentiments d’amitié, de tendresse, de compassion, d’honneur, de bienfaisance, parce qu’ils les trouvaient gravés dans le cœur humain. Mais n’y trouvaient-ils pas aussi la haine, la jalousie, la vengeance, l’orgueil, l’amour de la domination ? Pourquoi donc ont-ils plutôt fondé la morale sur les premiers sentiments que sur les derniers ? C’est qu’ils ont compris que les uns tournaient au profit commun de la société, et que les autres lui seraient funestes. Ces philosophes ont senti la nécessité de la morale, ils ont entrevu ce qu’elle devait être, mais ils n’en ont pas saisi le premier principe, le principe fondamental. En effet, les mêmes sentiments qu’ils adoptent pour fondements de la morale, parce qu’ils leur paraissent utiles au bien général, abandonnés à eux-mêmes, pourraient être très nuisibles. Comment se déterminer à punir le coupable, si l’on n’écoutait que la compassion ? […] Toutes ces vertus ont un terme, au-delà duquel elles dégénèrent en vices ; et ce terme est marqué par les règles invariables de la justice par essence, ou, ce qui revient au même, par l’intérêt commun des hommes réunis en société, et par l’objet constant de cette réunion » (Diderot, Pensées détachées, éd. G. Goggi, op. cit., pp. 47-49 (23/48-49).

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convient d’agir sur elles, et donc fondamentalement sur les intérêts particuliers des individus) et l’importance de fonder la morale dans une disposition naturelle de l’homme à la sociabilité, servant en quelque sorte à contrebalancer la crainte d’un relativisme moral absolu, qui fait entièrement reposer sur l’éducation et la législation la tâche de concilier intérêts général et particuliers. Or, cela ne veut pas pour autant dire que D’Holbach nie l’importance de l’éducation et de l’élaboration de lois justes par le gouvernement dans l’édification d’une science morale efficace. Au contraire, sa position est essentiellement la même qu’Helvétius en ce qui concerne à la fois la primauté de ces instances468 et le fondement de la morale dans l’intérêt, à la différence cependant qu’il ne croit pas au pouvoir absolu de l’éducation d’agir pareillement sur tous les hommes. Il est certes d’avis, comme Helvétius et Diderot, que l’éducation joue un rôle essentiel dans le développement moral des individus, mais il s’accorde avec ce dernier pour souligner également l’importance de l’organisation particulière dans ce processus469. Par ailleurs, son point de vue diffère largement de celui d’Helvétius, notamment parce qu’il suppose l’existence d’une morale universelle, en s’appuyant sur l’hypothèse que l’homme est naturellement sociable et doté d’une « disposition habituelle470 » à la bienveillance, mais également parce qu’il fonde son système sur un matérialisme et un athéisme absents des ouvrages d’Helvétius. En cela, il suit plutôt l’évolution de la pensée de Diderot qui, déiste

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D’Holbach, « La Morale universelle » in Œuvres philosophiques 1773-1791, op. cit., Sect. IV, Chap. III, p. 554 : « La morale ne peut rien sans le secours des lois, et les lois ne peuvent rien sans les mœurs. »

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Ibid., p. 680 : « Un moraliste célèbre [Helvétius] a cru que l’éducation pouvait tout faire sur les hommes et qu’ils étaient tous également susceptibles d’être modifiés de la façon qu’on désire, pourvu que l’on sût mettre leur intérêt en jeu. Mais l’expérience nous prouve qu’il est des enfants dans l’âme desquels on ne peut allumer aucun intérêt puissant : il en est qui n’aiment rien fortement ; il en est de timides et d’audacieux ; il en est qu’il faut pousser et d’autres que l’on peut à peine retenir ; il en est qu’un naturel stupide, une organisation fâcheuse, un tempérament rebelle rendent très peu susceptibles d’être modifié. »

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Soucieux de demeurer cohérent avec son matérialisme et de ne céder aucune place à un fondement inné à la morale (ce que l’affirmation d’une disposition naturelle reviendrait selon lui à faire), D’Holbach définit la bienveillance comme « une disposition [non pas naturelle, mais] habituelle à contribuer au bien-être de ceux avec qui notre destin nous lie, en vue de mériter leur bienveillance et leur reconnaissance ». Il tâche ainsi de fonder cette disposition dans l’expérience, mais surtout de réfuter l’idée selon laquelle elle serait totalement désintéressée : « la bienfaisance ne peut pas être désintéressée ou dépourvue de motif » (D’Holbach, « Système social », op. cit., Sect. II, Chap. X, p. 395). Par ailleurs, D’Holbach ne cesse pourtant de chercher à fonder la sociabilité ou le caractère sociable de l’homme en nature. Il l’affirme d’abord au chapitre IX de la 1ère partie du Système de la nature, intitulé « […] Principes naturels de la Sociabilité, de la Morale et de la Politique », où il montre que l’inégalité naturelle entre les hommes, et donc leur besoin les uns des autres, a rendu l’homme sociable. Mais encore, cette caractéristique est inhérente à sa définition de l’homme : « un être sensible, intelligent, raisonnable, sociable, qui dans tous les instants de sa durée cherche sans interruption à se conserver et à rendre son existence agréable » (D’Holbach, La morale universelle, op. cit., Sect. I, Chap. II, p. 332).

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au moment de la rédaction des Pensées philosophiques, défend ensuite un matérialisme fondé sur l’hypothèse d’une sensibilité « générale et essentielle de la matière », permettant d’expliquer le passage de la matière inerte à la matière vivante et pensante471.

Bref, en dépit de ces nombreux rapprochements avec la pensée de Diderot, D’Holbach s’accorde avec Helvétius pour fonder la morale dans l’intérêt : « c’est sur l’intérêt, que la morale doit fonder solidement tous ses préceptes pour les rendre efficaces472 ». Et comme la plupart des penseurs des Lumières, Helvétius et Diderot compris, son système moral tire entièrement sa source de la nature humaine473. D’Holbach ne saurait effectivement chercher hors d’elle un fondement idéal ou spirituel à la morale :

La morale est la science des rapports qui subsistent entre les hommes ou des devoirs qui découlent de ces rapports. […] [Elle] est la connaissance de ce que doivent nécessairement faire et éviter des êtres intelligents et raisonnables qui veulent se conserver et vivre heureux en société474.

C’est d’ailleurs essentiellement la raison pour laquelle l’intérêt, qui n’est autre que l’amour de soi diversifié selon ce qui plaît ou non à l’individu, ou, pour le dire autrement, selon ce qui lui est plus ou moins utile, s’avère l’unique fondement sur lequel elle peut, selon D’Holbach, empiriquement reposer : « Nos désirs, excités par des besoins réels ou imaginaires, constituent l’intérêt ; par où l’on désigne en général ce que chaque homme souhaite, parce qu’il le croit utile ou nécessaire à son propre bien-être ; en un mot, l’objet dans la jouissance duquel chacun fait consister son plaisir ou son bonheur475 ». En ce sens, « [a]gir sans intérêt, ce serait agir sans motif476 », et la morale ne saurait être efficace si elle devait s’opposer à cet amour fondamental que l’homme a pour lui-même :

471

Voir les deux premiers dialogues du Rêve de D’Alembert, soit La suite d’un entretien entre M.

d’Alembert et M. Diderot et Le Rêve de d’Alembert, DPV, t. XVII, pp. 89-113et 115-194.

472

D’Holbach, La Morale universelle, op. cit., Sect. I, Chap. VI, p. 344.

473

Ibid., Préface, p. 321 : « Les motifs que cette morale expose sont purement humains, c’est-à-dire, uniquement fondés sur la nature de l’homme telle qu’elle se montre à nos yeux […] »

474

Ibid., Sect. I, Chap. I, p. 330.

475

Ibid., Sect. I, Chap. VI, p. 343.

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[…] loin de former le projet insensé d’éteindre dans le cœur de l’homme l’amour essentiel et naturel qu’il a pour lui-même, la morale doit s’en servir pour lui montrer l’intérêt qu’il a d’être bon, humain, sociable, fidèle à ses engagements. Loin de vouloir anéantir les passions inhérentes à sa nature, elle les dirigera vers la vertu, sans laquelle nul homme sur la terre ne peut jamais jouir d’un bonheur véritable. […] ses passions et ses intérêts, d’accord avec ceux de la société, le rendront lui-même heureux du bonheur des autres477.

D’Holbach s’emploie par conséquent à faire la démonstration « que sans vertu, nulle société ne peut se maintenir ; [et] que sans mettre un frein à ses désirs, nul homme ne peut se conserver478 ». Ainsi, son système moral repose à la fois sur la capacité du gouvernement à faire coïncider bonheur et vertu au sein de la société et sur l’acuité des hommes, avec l’aide non négligeable de l’éducation, à percevoir ce lien afin d’y conformer leurs actions. Or, il faut bien voir que cette adéquation se fait en toute conformité avec la nature humaine, car « [l]es hommes sont contraints par leur nature d’aimer la vertu et de redouter le crime par la même nécessité qui les oblige à chercher le bien-être et à fuir la douleur ; cette nature les force à mettre de la différence entre les objets qui leur plaisent et ceux qui leur nuisent479 ». D’où le caractère fondamental de cette disposition naturelle, qui s’accorde parfaitement avec les fins morales et sociales que se propose D’Holbach et sans laquelle, faut-il le préciser, aucune garantie ne tient devant la multitude des intérêts particuliers, qui ne sauraient tous être sacrifiés au profit de l’intérêt général, aussi avantageux soit-il pour les individus. Il s’agit bien là, en effet, d’un enjeu central des auteurs qui se font les défenseurs des morales de l’intérêt que d’arriver à justifier ce qui peut paraître paradoxal, à savoir le sacrifice des intérêts particuliers dans l’optique d’un plus grand bien. Sur ce point, D’Holbach partage l’avis de Diderot lorsqu’il s’agit de comprendre la justice comme une vertu fondamentale :

La première des vertus, celle qui sert de fondement à toutes les autres, c’est la justice […] [qui] est une disposition habituelle à faire jouir ou à laisser jouir tout homme des facultés, des droits et des choses nécessaires à sa conservation et à son bonheur. Elle consiste non seulement à ne pas troubler mais encore à maintenir, autant qu’il est en nous, chaque être de notre espèce dans la jouissance de sa personne, de sa liberté, de ses biens ou de sa propriété. En un

477

Ibid., Sect. I, Chap. VI, p. 347.

478

D’Holbach, Système de la Nature, Paris, Fayard, 1990, 2e partie, Chap. XII, p. 340.

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mot, la justice nous prescrit de ne faire aux autres que ce que nous voudrions que les autres nous fissent à nous-mêmes, et par conséquent de nous abstenir de tout ce qui peut leur nuire ou leur déplaire480.

De cette première vertu fondamentale découlent « [l]a bienveillance et la bienfaisance [qui] sont des dispositions dérivées de la justice qui nous prescrivent d’aimer les êtres de notre espèce et de leur faire du bien, en vue de l’affection que nous désirons de rencontrer en eux et du bien que nous voudrions qu’ils nous fissent à nous-mêmes481 », ce qui amène d’ailleurs D’Holbach à affirmer que « [l]a vertu n’est réellement que la sociabilité482 ». D’où l’on voit que, malgré son souci constant d’inscrire la disposition des hommes à la justice et à la bienveillance dans l’expérience, en soulignant que son contenu relève de l’habitude et non d’une disposition innée483, l’affirmation du naturel de leur caractère sociable nous montre bien, par ailleurs, que la sociabilité s’avère d’ores et déjà inscrite en eux, les rendant en quelque sorte disposés à développer ces habitudes qui fondent les vertus morales. Un dernier indice de cela réside dans la quasi-équivalence des vertus que sont, pour lui, la justice, la bienveillance, la sociabilité et l’humanité, cette dernière étant définie comme « l’affection que nous devons aux êtres de notre espèce comme membres de la société universelle, à qui, par conséquent, la justice veut que nous montrions de la bienveillance et que nous donnions les secours que nous exigeons pour nous-mêmes484 ».

Certes, Diderot et D’Holbach poussent la démarche plus loin qu’Helvétius en se faisant les défenseurs d’une conception matérialiste de la morale, mais il reste que la doctrine de ce dernier repose sur un empirisme que l’on pourrait qualifier de plus strict. Si les premiers cèdent en effet à la tentation, voire à la nécessité, de fonder la morale en nature pour s’assurer de son efficacité, et sans doute ainsi porter moins flanc à la critique,

480

D’Holbach, Système social, 1ère partie, Chap. X, p. 65. (Notez la récupération du précepte chrétien de ne point faire aux autres ce que l’on ne veut pas pour nous-mêmes.) Voir également La Morale universelle,

op. cit., Sect. II, Chap. IV, p. 380 : « La morale […] n’a qu’une seule vertu à proposer aux hommes.

L’unique devoir de l’être sociable, c’est d’être juste. La justice est la vertu par excellence, elle sert de base à toutes les autres. »

481

Ibid., 1ère partie, Chap. X, p. 68.

482

Ibid., 1ère partie, Chap. XI, p. 72.

483

D’Holbach, La Morale universelle, op. cit., Sect. I, Chap. XII, pp. 360-361 : « L’habitude, en général, est une disposition dans nos organes causée par la fréquence des mêmes mouvements ; d’où résulte la facilité de les produire. […] Nos idées en morale ne sont donc que des effets de l’habitude. »

484

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l’empirisme radical d’Helvétius ne laisse, quant à lui, aucune place au compromis en matière de disposition naturelle et universelle. Comme tout repose chez lui sur les pouvoirs de l’instance législative en matière d’éducation, le système philosophique d’Helvétius débouche sur un relativisme qui ne laisse que très peu de garanties, sa science morale reposant sur l’éducation dispensée par un gouvernement à qui incombe la tâche de concilier intérêts individuels et général. Or, cet intérêt général, Helvétius l’affirme, ne s’accorde par nature qu’avec les intérêts particuliers que de quelques gens d’exception. C’est donc dire que, pour une très grande majorité d’individus, il n’est pas véritablement question de « bien comprendre » ses intérêts en fonction de celui de la société. À proprement parler, ceux-ci ne choisissent pas raisonnablement de conformer leur conduite au profit de l’intérêt général, mais sont amenés, par une judicieuse manipulation de leurs passions, à orienter leurs intérêts particuliers de manière à ce que les actions qui en découlent soient utiles à la société, et ce, grâce à différents moyens d’influence qui appartiennent à l’instance gouvernementale, laquelle possède cette conception éclairée de l’intérêt et est amenée à jouer un rôle de plus en plus important dans la sphère privée. Si l’on tenait à ancrer plus solidement la morale dans la nature humaine et à penser la notion d’intérêt bien compris d’un point de vue particulier, il convenait donc, à la manière de Diderot et D’Holbach, de fonder l’adéquation entre bonheur et vertu dans une disposition naturelle des hommes à vivre en société, et ce, afin d’assurer qu’il se trouve effectivement dans l’intérêt de tous de bien comprendre ses intérêts particuliers et, donc, de faire preuve de sociabilité pour être heureux.