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Chapitre 4 : Enjeux éthiques et politiques des Lumières : un contexte de

2. Idéaux des Lumières et débats éthiques

2.1 Le projet encyclopédique

Afin d’approfondir les idéaux mis de l’avant dans la première partie de ce chapitre396 et sur lesquels se fondent les nouvelles conceptions morales et politiques qui se mettent en place dans la France des Lumières, portons d’abord notre regard vers le projet encyclopédique, qui donne lieu à l’œuvre majeure du siècle, s’il en est une, et offre une synthèse de ces différents enjeux et auteurs. Sous la direction de Diderot, mais également de D’Alembert dans les premières années de sa parution, l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) rassemble et

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Knee, op. cit., p. 38. (L’auteur y souligne d’ailleurs les parallèles à faire entre « ce qui est en jeu ici sur la morale et le basculement de perspective opéré par Machiavel, en matière politique » (note 70).)

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présente l’état des connaissances de l’époque et fait le point sur les fondements sur lesquels se construit l’ensemble des sciences et des arts modernes, et, partant, du contexte théorique dans lequel s’inscrit la réception du cynisme au XVIIIe siècle.

Pour poursuivre la réflexion entamée en introduction, consultons dans un premier temps l’article « Luxe » de l’Encyclopédie. Défini comme « l'usage qu'on fait des richesses & de l'industrie pour se procurer une existence agréable397 », le luxe y est bel et bien présenté comme étant central aux passions humaines et à leur gestion par l’État :

Le luxe a pour cause premiere ce mécontentement de notre état ; ce desir d'être mieux, qui est & doit être dans tous les hommes. Il est en eux la cause de leurs passions, de leurs vertus & de leurs vices. Ce desir doit nécessairement leur faire aimer & rechercher les richesses ; le desir de s'enrichir entre donc & doit entrer dans le nombre des ressorts de tout gouvernement qui n'est pas fondé sur l'égalité & la communauté des biens398.

Il importe que le gouvernement apprenne à user de ce désir légitime des hommes de s’enrichir et d’en tirer plaisir, car, comme le souligne Saint-Lambert, auteur de l’article, si, « dans nos grands états où il faut des richesses […], il semble que quiconque travaille à s'enrichir soit un homme utile à l'état, & que quiconque étant riche veut jouir soit un homme raisonnable399 », il est cependant certain que les moyens particuliers encourus pour combler ce désir ne seront pas tous utiles à l’État ou contribueront, de fait, à l’enrichir. Il importe d’« y entretenir, y exciter l'esprit de communauté, […] [d’]avoir attention à la maniere dont les citoyens veulent s'enrichir & à celle dont ils peuvent jouir400 ». En effet, sans une certaine gouvernance des passions issues du désir d’enrichissement, les conséquences de celles-ci pourraient ne pas être conformes à l’intérêt de tous. Mais comme les passions qui participent du luxe ne sont pas les seules qui agissent sur l’homme, qu’il en existe d’autres qui l’agitent, tels que l’honneur ou l’amour de la gloire, par exemple, « [i]l faut qu'aucune de ces passions ne détruise les

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Saint-Lambert, Art. « Luxe » in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et de

métiers, par une Société de Gens de Lettres, vol 9, p. 763 [en ligne :] http://artflx.uchicago.edu/cgi-

bin/philologic/getobject.pl?c.8:2115.encyclopedie0313 [page consultée le 3 avril 2013].

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Id.

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Saint-Lambert, « Luxe », art. cit., p. 766.

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autres, & que toutes se balancent401 », ce qui exige une importante participation de l’État. C’est en effet seulement « si le luxe […] éteint [l]es passions, [qu’]il devien[t] vicieux & funeste402 » ; il en va donc de la responsabilité du gouvernement que les choses soient ainsi ou non :

[…] par - tout où je verrai le luxe vicieux, partout où je verrai le desir des richesses & leur usage contraire aux mœurs & au bien de l'état, je dirai que l'esprit de communauté, cette base nécessaire sur laquelle doivent agir tous les ressorts de la société s'est anéanti par les fautes du gouvernement, je dirai que le luxe utile sous une bonne administration, ne devient dangereux que par l'ignorance ou la mauvaise volonté des administrateurs403.

Pour le dire autrement, il en va, pour l’encyclopédiste, du devoir du souverain ou du législateur de corriger les abus du luxe, en réformant dans son administration ce qui a pu y mener.

Il s’agit principalement, comme le souligne Saint-Lambert, d’entretenir ce qu’il appelle « l’esprit de communauté », de sorte que cette passion, si l’on peut dire sociale, lorsque bien dirigée, contribue à orienter les multiples passions et intérêts individuels vers ce qui concourt à l’intérêt général. Il s’agit donc, en d’autres termes, de développer la sociabilité ou encore, ce qui est synonyme, le sentiment de bienveillance à l’égard des autres hommes. En effet, tel que le rapporte Jaucourt dans l’article « Sociabilité » de l’Encyclopédie, elle est « cette disposition qui nous porte à faire aux hommes tout le bien qui peut dépendre de nous, à concilier notre bonheur avec celui des autres, & à subordonner toujours notre avantage particulier, à l'avantage commun & général404 ». La sociabilité ne saurait ainsi être particulièrement difficile à renforcer, puisque dans la perspective encyclopédique, cette disposition se trouve « conforme à la volonté de Dieu » – mais l’on pourrait également dire de la nature405, si l’on désire s’éloigner de la position, 401 Id. 402 Id. 403 Id. 404

Jaucourt, Art. « Sociabilité » in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et de

métiers, par une Société de Gens de Lettres, vol. 15, p. 251 [en ligne :] http://artfl.uchicago.edu/cgi-

bin/philologic31/getobject.pl?c.114:53.encyclopedie1108 [page consultée le 29 juin 2009].

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On trouve effectivement une définition semblable de la sociabilité chez un matérialiste comme D’Holbach, à la différence toutefois que la notion de nature se substitue à celle Dieu. Voir notamment La

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disons officiellement chrétienne (ou à tout le moins déiste) de l’Encyclopédie. Ce sentiment de bienveillance envers nos semblables, au-delà de sa nécessité pour bien vivre en société, est donc « gravé dans nos cœurs » et, pour reprendre le vocabulaire rousseauiste, cohabite avec ce premier penchant en nous qu’est l’amour de soi, et ce, de sorte à ce que « les cœurs généreux trouvent […] la satisfaction la plus pure à faire du bien aux autres hommes, parce qu’ils ne font en cela que suivre un penchant naturel406 ». C’est d’ailleurs en vertu de cet ancrage de la sociabilité dans la nature que se justifie l’idée d’en extraire les lois de la société : en effet, puisque la sociabilité est naturelle, alors celles-ci doivent idéalement s’y conformer. En ce sens, autant l’exigence d’une primauté de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, que l’universalisme et l’égalité des droits, que l’exigence de réciprocité qui en découle trouvent leur principe dans la sociabilité.

Si l’on consulte l’article « Philosophe » de Dumarsais, on voit également très bien l’importance de cette notion dans le déploiement du nouvel ordre moral et législatif élaboré par les philosophes des Lumières. Car, outre leur tâche fondamentale, qui consiste à remonter aux causes premières des phénomènes, ils devront également faire figure d’honnêtes hommes en société. En ce qui concerne cette première tâche, rappelons que D’Alembert avait exposé, dès le Discours préliminaire, les fondements sur lesquels reposent la conception encyclopédiste de l’homme, à savoir une théorie empiriste de la connaissance qui consiste à faire remonter toute idée aux sensations et au travail de réflexion de l’entendement407. Ainsi, comme le formule Dumarsais, « [l]e philosophe […] demêle les causes autant qu'il est en lui, & souvent même les prévient, & se livre à elles avec connoissance : c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle- politique naturelle ou Discours sur les vrais principes du gouvernement [1773], vol. 1, Discours premier,

§I. De la Sociabilité [en ligne :] http://books.google.ca/books?id=nA5MAAAAcAAJ&hl=fr&source=gbs_s lider_cls_metadata_7_mylibrary [page consultée le 12 avril 2013] : « […] ils n’ont pu nous rendre raison du sentiment que l’on a nommé Sociabilité, ou du penchant qui porte l’homme à vivre avec les être de son espèce. La Sociabilité est dans l’homme un sentiment naturel, fortifié par l’habitude & cultivé par la raison. La Nature en faisant l’homme sensible, lui inspira l’amour du plaisir & la crainte de la douleur. La Société est l’ouvrage de la Nature, puisque c’est la Nature qui place l’homme dans la Société. L’amour de la Société ou la Sociabilité est un sentiment secondaire qui est le fruit de l’expérience ou de la raison. »

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Jaucourt, art. cit., p. 251.

407

Voir D’Alembert, « Discours préliminaire » in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des

arts et de métiers, par une Société de Gens de…, vol. 1, pp. i et sq. [en ligne :] http://artfl.uchicago.edu/cgi-

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même408 ». En d’autres termes, sachant distinguer les causes qui l’affectent, le philosophe recherchera ce qui produit en lui du bonheur et évitera ce qui l’affecte négativement :

Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les ténebres ; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion ; il marche la nuit, mais il est précedé d'un flambeau409.

Pour les Encyclopédistes, le philosophe est donc celui qui agit selon sa raison, sans pour autant nier le caractère fondamental des passions qui l’animent. Il doit par conséquent demeurer indéterminé dans ses jugements lorsqu’il n’a pas de motifs raisonnables pour juger ou, pour reprendre le vocabulaire cartésien, suspendre son jugement toutes les fois où il doute, à la différence toutefois que c’est dans l’expérience sensible, autrement dit dans l’observation des phénomènes, que le philosophe, au sens des Lumières, arrivera à porter des jugements éclairés : « L’esprit philosophique est […] un esprit d’observation & de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes410 ».

Or, ce n’est pas l’unique tâche que celui-ci doit remplir ; il lui faut encore porter plus loin « son attention & ses soins ». Cette seconde charge qui incombe au philosophe sera celle de son insertion utile et plaisante dans la société. Au sens de l’Encyclopédie, le philosophe n’est donc pas celui qui réfléchit des idées abstraites, de façon à tirer avantage à se retirer de la société des hommes, soumis à leurs passions. Au contraire, comme le précise Dumarsais :

Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; […] il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres : & pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; & il trouve en même tems ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire & se rendre utile411.

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Dumarsais, Art. « Philosophe » in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et de

métiers, par une Société de Gens de Lettres, vol. 12, p. 509 [en ligne :] http://artfl.uchicago.edu/cgi-

bin/philologic31/getobject.pl?c.92:110.encyclopedie1108 [page consultée le 29 juin 2009].

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Id. Sans doute est-ce là une des images qui contribua à faire de Diogène, le porteur de lanterne, une figure représentant la marche du philosophe des Lumières, lequel agit selon la raison.

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Dumarsais, art. cit., p. 510.

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Il doit donc être « plein d’humanité », et le statut civil des hommes revêt pour lui un caractère sacré : « La société civile est, pour ainsi dire, une divinité pour lui sur la terre ; il l’encense, il l’honore par la probité, par une attention exacte à ses devoirs, & par un desir sincere de n’en être pas un membre inutile ou embarassant412 ». C’est d’ailleurs pour cette raison, comme le souligne Dumarsais, que « [l]es sentiments de probité entrent autant dans la constitution méchanique du philosophe, que les lumières de l’esprit413 ». Agir sagement, ou selon la raison, revient à « disposer tous ses ressorts à ne produire que des effets conformes à l’idée d’honnête homme414 », ce qui, encore une fois, souligne le caractère essentiel de la sociabilité pour les Philosophes, notion fondamentale pour qui veut identifier les idéaux des Lumières à partir desquels sera érigé ce nouvel ordre moral, indissociable à l’établissement d’un ordre social cohésif. À celle-ci se joint la réhabilitation du luxe et des passions, qui s’inscrit dans le cadre du développement de la nouvelle science économique, ainsi que d’une redéfinition empirique de l’homme, auxquelles s’ajoutent la poursuite de l’intérêt et le pouvoir législatif de la raison.

Tout compte fait, hormis l’idéal de raison qui obtiendrait l’assentiment des Philosophes et des Cyniques, plusieurs idéaux à partir desquels s’érige la philosophie des Lumières, et non des moindres, comme la sociabilité, entrent en contradiction flagrante avec les principes qui orientent une conduite fondée sur un idéal cynique. Deux passages de l’article « Philosophe » confirment d’ailleurs ce que nous avions pressenti concernant la difficulté de concilier les principes du cynisme avec ceux des Lumières. S’y confirme le rejet des morales qui s’inscrivent en continuité avec la sagesse stoïcienne. En effet,

[…] le sage insensible des stoïciens est éloigné de la perfection de notre philosophe : un tel philosophe est homme, & leur sage n'étoit qu'un phantôme. Ils rougissoient de l'humanité, & il en fait gloire ; ils vouloient follement anéantir les passions, & nous élever au-dessus de notre nature par une insensibilité chimérique : pour lui, il ne prétend pas au chimérique honneur de détruire les passions, parce que cela est impossible ; mais il travaille à n'en être pas tyrannisé, à les mettre à profit, & à en faire un usage raisonnable, parce que cela est possible, & que la raison le lui ordonne415.

412 Id. 413 Id. 414 Id. 415 Id.

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Aussi, le parti-pris des Philosophes à l’endroit des plaisirs sensibles et des facilités matérielles qui découlent du choix de mener une existence luxueuse l’en éloigne encore :

Le vrai philosophe n'est point tourmenté par l'ambition, mais il veut avoir les commodités de la vie ; il lui faut, outre le nécessaire précis, un honnéte superflu nécessaire à un honnête homme, & par lequel seul on est heureux : c'est le fond des bienséances & des agrémens. Ce sont de faux philosophes qui ont fait naitre ce préjugé, que le plus exact nécessaire lui suffit, par leur indolence & par des maximes éblouissantes416.

Bref, convaincu que l’aisance matérielle aide davantage l’honnêteté du philosophe qu’elle ne lui nuit, celui-ci, plutôt que de chercher à s’éloigner du sensible, préfère apprendre à le maîtriser pour en jouir de façon adéquate, c’est-à-dire de manière à ce que son plaisir s’accorde avec ce qui profite à la société et en promeut le bon fonctionnement.