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Chapitre 1 : Sources et transmission

2. Bios et doxographies sur Diogène et les Cyniques

S’il existe un corpus authentiquement cynique, la grande majorité des informations disponibles concernant l’ancien cynisme dépend cependant des sources secondaires que constituent les témoignages souvent indirects d’auteurs anciens et les travaux de compilateurs comme Diogène Laërce. Nous sommes d’ailleurs en grande partie redevables à ce type de sources, en l’occurrence à Stobée et Eusèbe de Césarée, pour la transmission de ce corpus, puisque c’est grâce à ces auteurs qu’ont été conservés des extraits de ces textes dans la somme de leurs écrits.

Nombreux sont effectivement les fragments et commentaires à propos des Cyniques, et tout particulièrement de Diogène, dans la tradition antique, mais également dans les « gnomologia » arabes dont nous ne traiterons point ici. Outre ceux déjà nommés ci-haut, mentionnons Aristophane, Xénophon, Aristote, Cicéron, Horace, Sénèque, Dion Chrysostome, Tacite, Juvénal, Épictète, Plutarque, Aulu-Gelle, Lucien, Sextus Empiricus, Julien, Jérôme, Augustin – pour ne nommer que ceux-là –, qui sont au nombre des auteurs de cette tradition qui ont contribué à laisser des traces de l’existence des Cyniques. Il est toutefois inutile de dresser ici une liste exhaustive de chacun d’entre eux et des ouvrages où il en est fait mention. La plupart de ces fragments et témoignages concernant les Cyniques ont déjà été réunis et traduits en français par Léonce Paquet97, dans un recueil qui, faut-il le mentionner, constitue un inestimable outil de recherches sur le cynisme ancien en langue française.

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Op. cit. Goulet-Cazé offre un commentaire critique de cet ouvrage, dans « Les cyniques grecs » in Revue

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Contentons-nous par conséquent de décrire brièvement ces sources et de démêler les genres auxquels elles appartiennent98. Parmi ces multiples fragments et témoignages, mentionnons d’abord la tradition biographique, qui contribua à transmettre des anecdotes à propos de Diogène et des premiers Cyniques, participant ainsi à la construction d’une légende autour de la vie cynique exemplaire. Au sein de cette tradition, M.-O. Goulet-Cazé fait remarquer qu’il faut non seulement prendre en considération les ouvrages que l’on appelle communément les « vies », dont la finalité est proprement biographique, mais encore ceux qui appartiennent à une tradition littéraire qui comporte des aspects biographiques, et ce, même s’ils sont possiblement fictifs. Pensons notamment à la Vente de Diogène par Ménippe99 ou encore à une certaine Vie de Cratès, mentionnée par Julien100. Il existe ensuite une littérature dite de « Successions » (Διαδοχαί) qui retrace l’évolution des écoles philosophiques et fait état de leurs fondements et filiations, par exemple celles de Sosicrate de Rhodes ou de Sotion citées précédemment, mais encore des ouvrages « Sur les écoles philosophiques » (Περὶ αἱρέσεων) qui retracent la liste des différentes écoles et leur doctrine, comme celui d’Hippobote mentionné par Diogène Laërce. À celles-ci s’ajoute la littérature des « chries », lesquelles comprennent l’ensemble des « dits » et des anecdotes rassemblées dans les collections gnomologiques, et dont les apophtegmes, composées de courtes leçons morales, sont un type particulier. Celles-ci peuvent entre autres servir de maximes populaires, ce qui les rend particulièrement appropriées à la transmission du cynisme101. On sait notamment que Cratès, Métroclès et Favorinus102 en auraient composées.

Mais si l’on en revient aux nombreux auteurs et compilateurs anciens qui ont écrit à propos des Cyniques, il importe de souligner l’apport plus important de certains

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Nous renvoyons à Goulet-Cazé pour cette description des genres littéraires gréco-romains. Pour plus de détails ou d’exemples de ces ouvrages, voir entre autres « Le cynisme à l’époque impériale », art. cit., pp. 2726-2727 ; et « Introduction » in D.L., Livre VI, op. cit., pp. 668-670.

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D.L., VI, 29.

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Julien, Discours IX 17, 200 B (Cf. Goulet-Cazé, « Le cynisme à l’époque impériale », art. cit., p. 2727). On trouve des extraits des Discours de l’empereur Julien sur les Cyniques dans Paquet [1992], pp. 288-316.

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Pour plus d’informations sur ce type de sources, voir Kindstrand, « Diogenes Laertius and the “Chreia” Tradition » in Elenchos, vol. 7, 1986, pp. 214-243 ; Goulet-Cazé, « Introduction » in D.L., Livre VI, op.

cit., pp. 668-670 ; et « Le livre VI de Diogène Laërce », art. cit., pp. 3978-3997.

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Disciple de Dion Chrysostome et contemporain du Cynique Démétrius, Favorinus d’Arles est un philosophe et professeur de rhétorique de la première moitié du IIe siècle ap. J.-C. Quelques fragments de ses écrits ont été conservés, notamment par Stobée. Voir Paquet [1992], pp. 263-270.

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d’entre eux, lesquels ne se sont pas contentés de quelques remarques. Parmi eux, il convient de mentionner de grands auteurs comme Cicéron, Sénèque, Épictète ou Plutarque, dont la contribution littéraire au cynisme est majeure103, mais nous soulignerons ici davantage la contribution de quelques autres, de moindre envergure sans doute, mais qui se démarquent tout particulièrement dans les études sur le cynisme. Nous pensons bien sûr à Diogène Laërce, mais également à Dion Chrysostome, Lucien de Samosate et l’empereur Julien par lesquels nous commencerons, réservant l’inestimable apport de Diogène Laërce en clôture. Nous aurons par la suite l’occasion de revenir sur les liens étroits qui unissent le cynisme et le stoïcisme.

Dans un premier temps, Dion Chrysostome104 est considéré comme le Cynique le plus contestataire de l’époque impériale. Rhéteur professionnel à Rome, il adhère d’abord à l’école du stoïcien Musonius, mais se voit condamné à l’exil lorsqu’il s’associe au mouvement de conspiration contre l’empereur Domitien. Il adopte alors l’idéal cynique, qu’il propage à travers la Grèce, les Balkans et l’Asie mineure. Dion nous a laissé des Discours105, dans lesquels on décèle l’influence des écrits d’Antisthène et qui traduisent, par le biais de la figure de Diogène et d’anecdotes anciennes, son opposition aux tyrans de son époque, ainsi qu’à toute forme de servitude ou de bassesse.

Nous sommes, dans un deuxième temps, redevables au satiriste Lucien de Samosate pour une foule de détails concernant les Cyniques. Nombreux de ses ouvrages les mettent en scène : on n’a qu’à penser à la Vie de Démonax, à Comment on écrit l’histoire, à la Mort de Pérégrinus, aux Sectes à l’encan, aux Dialogues des Morts, aux Esclaves fugitifs et à Contre un ignorant. C’est notamment grâce à lui que nous connaissons le Cynique Démonax106, que l’on pourrait qualifier de Diogène ou de Cratès

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Nous renvoyons pour les trois derniers à Clément (op. cit., pp. 38-41), qui a souligné leur immense apport à la littérature cynique de la Renaissance. Sur Épictète et le cynisme plus particulièrement, voir Billerbeck, Epiktet. Vom Kynismus, op. cit.

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Dion Chrysostome vécut aux environs de 40-115 ap. J.-C. Pour l’ensemble des informations qui suivent le concernant, voir Paquet [1988], pp. 4-5. Pour des extraits de ses Discours qui mettent en scène Diogène, voir plutôt Paquet [1992], pp. 202-262. Consulter également F. Jouan, « Le Diogène de Dion Chrysostome » in Le cynisme ancien…, op. cit., pp. 381-397.

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Voir Sur la Royauté (IV), Diogène ou de la Tyrannie (VI), Diogène ou De la vertu (VIII), Diogène ou le

discours isthmique (IX), Diogène ou Des domestiques (X).

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de l’époque impériale, et que l’écrivain prétend avoir connu. Celui-ci aurait en effet renoncé à l’aisance que lui procurait sa naissance et se serait fait remarquer à Rome pour ses qualités en accord avec l’ancien cynisme. Rappelons qu’on attribua à Lucien le traité « Le Cynique », lequel est considéré comme authentiquement cynique.

Soulignons ensuite le témoignage de l’empereur Julien107, qui a consacré deux Discours, soit le septième Contre Héracléios le Cynique et le neuvième Contre les Cyniques ignorants108, à critiquer les nombreux Cyniques de l’époque impériale qui n’auraient, selon lui, conservé du cynisme que l’habit et les mauvaises manières. Julien s’est ainsi employé à défendre les valeurs de la civilisation gréco-romaine contre la montée du christianisme, auquel il n’hésitait pas à comparer le mode de vie de la troupe mendiante des Cyniques de son époque. À l’opposé, il présente une vision idéalisée de la sagesse de Diogène, de Cratès et des premiers Cyniques, que nous aborderons dans la prochaine section.

En définitive, Diogène Laërce109 se démarque entre tous, puisque ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres demeurent à ce jour notre principale source d’informations concernant Diogène et les Cyniques. Composé, en ce qui concerne le livre VI, d’un amalgame complexe de données biographiques, d’apophtegmes et de recueils doxographiques dont les interprétations sont parfois diamétralement opposées, l’ouvrage, comme son auteur, ont longtemps été jugés négativement par la recherche. Cependant, on note, depuis quelques années, un regain d’intérêt pour celui-ci, lequel se voit lentement réhabiliter. En témoignent un colloque110 organisé sur Diogène Laërce,

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Pour l’ensemble des informations citées concernant Julien (332-363 ap. J.-C.), voir Paquet [1988], pp. 5- 6. Pour plus de détails, consulter J. M. Alonso-Núñez, « L’empereur Julien et les Cyniques » in Les Études

classiques, vol. 52, 1984, pp. 254-259.

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On trouve une version française, empruntée à G. Rochefort (Budé, 1963), d’extraits des Discours de l’empereur Julien sur les Cyniques dans Paquet [1992], pp. 288-312.

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Sur Diogène Laërce nous disposons de bien peu d’informations, si ce n’est qu’il vécut probablement dans la première moitié du IIIe siècle ap. J.-C.

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Les actes de ce colloque ont été édités par Giannantoni, dans Diogene Laerzio, storico del pensiero

antico, Atti dell Convegno Internazionale tenutosi a Napoli e Amalfi dal 30 sett. al 3 ott. 1985, Napoli,

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mais également nombres d’ouvrages et articles spécialisés sur la question111. Nous avons d’ailleurs la chance de disposer d’une édition du chapitre VI sur les Cyniques, traduite et commentée par M.-O. Goulet-Cazé112, ce qui est un atout non négligeable lorsqu’il s’agit de formuler une interprétation adéquate d’un mouvement philosophique aussi diffus que le cynisme et d’une stratification de sources aussi complexe que cette compilation. Par ailleurs, son article113 sur la composition et la structure du livre VI s’avère extrêmement riche en renseignements. Ainsi, nous savons désormais que, loin de compiler aveuglement des données, Diogène Laërce a formulé une thèse sur l’histoire du cynisme et orienté ses sources en fonction de celle-ci. Il présente en effet le cynisme comme une philosophie à la fois issue de l’école d’Antisthène et ayant permis de fonder le stoïcisme, faisant de lui une école socratique. Ce constat est d’autant plus important que nous remettons aujourd’hui en question la validité de cette filiation, voyant en Diogène le véritable fondateur du cynisme, comme nous l’avons mentionné en introduction. Ces recherches nous permettent de mettre en perspective certaines informations que nous prenions pour acquises. Force est ainsi de constater que, si les sources secondaires abondent, tout un travail d’analyse est requis, afin de valider les données qu’on y trouve et distinguer, lorsque cela se peut, ce qui relève des faits historiques de ce qui est susceptible de dépendre de constructions postérieures.