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Chapitre 4 : Enjeux éthiques et politiques des Lumières : un contexte de

1. Aux sources des Lumières

1.2 L’héritage libertin

1.2.1 Godart de Beauchamps : Aihcrappih, histoire grecque

Pour ce qui est du second texte334, celui de Godart de Beauchamps, il s’agit d’un récit à la première personne, racontant l’histoire de la Cynique Hipparchia – alias Aihcrappih. L’on ne sait pour quelle raison l’auteur a choisi de faire une inversion dans le nom du personnage. Devrait-on s’attendre à ce qu’elle renverse notre conception du cynisme ? L’hypothèse est plausible, mais nous ne saurions la confirmer avec certitude. Bien que les références au cynisme relèvent de l’anecdote antique, elles sont beaucoup plus centrales au récit, ce qui rend l’ouvrage très intéressant pour nous, d’autant qu’elles en isolent un aspect singulier, soit l’impudeur, fondamental à une conception moderne du

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M. de S***, Les amours de Laïs, histoire grecque, Londres [Paris ?], 1765, pp. ii-iii [en ligne :] http://find.galegroup.com/ecco/infomark.do?&source=gale&prodId=ECCO&userGroupName=mont8873& tabID=T001&docId=CW3314085834&type=multipage&contentSet=ECCOArticles&version=1.0&docLev el=FASCIMILE [page consultée le 23 août 2012] : « Laïs fut la plus célèbre de toutes les Courtisanes ; adorée des hommes, enviée des femmes, que pouvait-elle ajouter à sa gloire ? Ses appas furent l’écueil de tous les Sages de la Grèce. Un de ses regards renversait l’ouvrage de plusieurs années de réflexions & d’austérités, & les Philosophes ne semblaient s’endurcir avec tant de soin contre les traits de la volupté, que pour rendre le triomphe de Laïs plus éclatant. En effet, tous dériderent leurs fronts sauvages à la vue de ses appas ; tous lui rendirent les armes & tombèrent à ses pieds. / Démosthènes vint d’Athenes à Corinthe lui apporter son hommage. Diogène le Cynique sortit de son tonneau pour se jetter à ses genoux, & fut assez heureux pour verser dans son cœur l’amour qui le brûlait. Aristipe la vit, & cessa d’être sage. »

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Nous revoyons à l’édition de Hipparchia, histoire galante proposée par M. Cortey, É. Leborgne et F. Lotterie (Courtisanes et philosophes, Paris, Société française d’étude du dix-huitième siècle, 2013), que nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de consulter avant le dépôt de cette thèse.

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cynisme, mais qui établit par ailleurs, nous le verrons sous peu, une distinction importante entre cynisme et libertinage. En préface à l’ouvrage, Godart de Beauchamps affirme que, comme « [l]a Galanterie a regné de tout tems, Aihcrappih n'a rien qui la distingue de la plûpart des Femmes de ce Siécle, que l'action remarquable qui se passa sous le Portique d'Athenes335 ». Autrement dit, il affirme que, libertine comme la plupart des femmes, son impudeur cynique la rend néanmoins unique, puisque lorsque son partenaire qui n’est autre que Cratès n’arrive plus à remplir auprès d’elle son rôle d’amant impudique, elle se met à la recherche d’un homme qui osera faire preuve d’autant de fermeté, de liberté et de franchise qu’elle à l’égard de ses désirs. Elle n’en trouvera pourtant aucun, pas même chez les Cyniques de vocation :

Victorieuse de Crates, je crus pouvoir joüir de la liberté permise par la Secte que j'avois embrassée […] Mais ô foiblesse humaine ! J'y vis des Philosophes de toutes Sectes, j'y vis des Hommes de tout âge : Le dirai-je ? J'y vis des Cyniques, qui le feu dans les yeux ne respiroient que le combat, & je n'en vis pas un assez hardi, pour venir éteindre […] une flamme, dont il aimoit mieux dévorer en lui toute l'ardeur, que de rendre le Public témoin d'une si belle lutte336.

Cela fait en quelque sorte d’Aihcrappih une cynique plus « cynique » dans ses principes que les Cyniques. L’on constate un enjeu semblable lorsqu’elle et Cratès se voient contraints de cesser leurs pratiques ou de quitter Athènes pour avoir troublé l’ordre public. Alors que celui-ci souhaitrait se soumettre, elle le convainc plutôt de ne pas céder à la bassesse de renoncer à leur liberté, préférant s’exiler plutôt que de brimer leurs principes :

Cet Arrêt, quelque dur qu’il pût paroître, n’eut rien d’affligeant pour moi. Mais Crates, cet homme que je croyois si ferme, parut déconcerté. Il faut, dit-il, céder à la force ; nos préceptes joints à l’autorité, pouroient triompher des fausses préventions, & nous venger des Jugements iniques des hommes : Mais par quel malheur, nous avons l’autorité contre nous, nos préceptes, quelques justes qu’ils soient, sont une foible ressource, sur tout avec des hommes qui les désaprouvent : Ainsi que faire ? Mon parti est pris ; je cède à la force, nos plaisirs pour être secrets, n’en seront pas moins exquis.

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Godart de Beauchamps, Aihcrappih, histoire grecque, s.l., 1748, « Préface » [en ligne :] http://books.goo gle.ca/books/about/Aihcrappih.html?id=ouRNAAAAcAAJ&redir_esc=y [page consultée le 30 mai 2012].

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Lâcheté honteuse ! déguisement détestable ! m’écriai-je, à qui se fier désormais ; si celui que je croyois le plus intrépide de tous les hommes, a le cœur si bas ? Écoutes-moi, lui dis-je, & suis mes conseils, sinon je t’abandonne pour jamais : Cédons à la force, j’y consens : Mais cédons-y sans bassesse ; fuyons cette Ville ingrate, fuyons ces Juges iniques : D’autres moins prévenus qu’eux, nous recevrons favorablement, que ces hommes aveugles condamnent nos actions, nos peres leur en ont donné le droit ; mais qu’ils triomphent de notre liberté, c’est à quoi je ne consentirai jamais337.

Bref, l’auteur fait d’Aihcrappih une cynique exemplaire et souligne ce qui la distingue des libertines, soit justement la mise en pratique de l’impudeur cynique, précepte qu’elle refuse d’abandonner. L’on voit ainsi que le cynisme présent dans ce texte diffère grandement du « libertinage cynique » qui fonde les attributions que nous avons vues auparavant. Ici, c’est justement parce qu’elle radicalise son libertinage en refusant de le voiler qu’Aihcrappih se distingue des libertins, lesquels se permettent en privé une conduite qu’ils masquent en société.

En conséquence de quoi, malgré la fréquence des attributions contemporaines de cynisme dans les écrits, ainsi que chez les auteurs et personnages libertins du XVIIIe siècle, nul ne fait mention d’un cynisme au sens où nous attribuons ce qualificatif de nos jours. Demeure donc entière la question de savoir comment, d’une réception moderne du cynisme qui en retient son caractère impudique, nous en sommes venus à cette signification contemporaine qui nous fait trouver abondamment de cynisme dans la littérature libertine du XVIIIe siècle, et ce, indépendamment des conceptions réelles du cynisme qu’ont les auteurs de l’époque.

On trouve une piste de solution à ce problème dans Le siècle du persiflage d’É. Bourguinat, qui, en donnant du libertinage cette définition empruntée à R. Laufer : « Le libertinage vrai […] est la volonté de dominer sur autrui338 », offre une lecture du libertinage axée sur une dimension bien singulière, soit celle du persiflage, qui concerne spécifiquement le XVIIIe siècle et se distingue par conséquent de ce qui caractérisait les

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Ibid., pp. 76-78.

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R. Laufer, Style rococo, style des Lumières, Paris, J. Corti, 1963, p. 139 (cité dans Bourguinat, Le siècle

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libertins du siècle précédent. En mettant l’accent sur le jeu de domination sociale à l’œuvre dans le libertinage du XVIIIe siècle, cette notion éclaire du même coup l’histoire du cynisme :

On pourrait, en résumé, reconstituer le raisonnement des roués de la façon suivante : si l’homme est vraiment une machine, non seulement son corps, mais son âme, ou ce qui lui en tient lieu, peuvent faire l’objet d’une étude précise, scientifique ; celui qui mènera cette étude à bien pourra, avec plus d’ambition qu’un philosophe […], parvenir à maîtriser, non seulement sa propre machine, mais aussi celle d’autrui339.

Nous verrons graduellement ce qui rend cette interprétation pertinente à l’histoire du cynisme, mais il est clair qu’au cœur de cette logique libertine se trouve une conception matérialiste de l’homme, qui sert de justification à une volonté d’instrumentaliser autrui. Dans ce contexte, l’autre n’est, pour le libertin ou le roué qui sont ici synonymes, qu’un moyen de parvenir à des fins moralement questionnables. L’image du marionnettiste utilisée par Bourguinat pour décrire l’entreprise libertine se trouve en ce sens tout à fait appropriée : le rêve du libertin serait de tenir les ficelles des « marionnettes » qui l’entourent, afin d’échapper à sa condition humaine « machinale ». Plus celui-ci tient-il du machiniste, moins risque-t-il en effet d’être tenu pour une simple machine340.

Ainsi, l’entreprise libertine procèderait en deux temps341. Il s’agirait d’abord pour le libertin de maîtriser, dans une optique mécaniste, sa propre « machine » afin d’éviter la manipulation. Cette connaissance des mécanismes propres à la « machine humaine » lui permettrait ensuite de savoir quels ressorts faire jouer chez autrui pour vaincre l’opposition à ses projets. Processus de domination de l’autre par le démasquage de ses passions, le libertinage impliquerait donc le persiflage ; il ferait du moins de celui- ci un procédé central à sa compréhension :

On voit de quelle ressource est le persiflage pour l’entreprise libertine, dont il accompagne chacune des étapes : il permet au roué de dissimuler ses intentions tout en dévoilant les ressorts cachés de son interlocuteur ; de faire jouer ces

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Bourguinat, op. cit., p. 108.

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Id.

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ressorts et devenir ainsi le « machiniste » d’autrui ; enfin, d’obtenir de sa victime sa soumission complète342.

Cette conception du libertinage, qui consiste en l’art de manipuler autrui, se trouve par conséquent en lien direct avec la notion de méchanceté. D’ailleurs, il existe à ce sujet un article de M. Pellisson, lequel traite de la « mode de la méchanceté » comme d’une « maladie morale au XVIIIe siècle » et montre que celle-ci, avec la pratique du persiflage, était à ce point courante dans la société de l’époque qu’on en est venu à ne plus faire de distinction entre le méchant homme et l’homme du monde343. Nous reviendrons sur cet aspect de la société du XVIIIe siècle, ainsi que sur ses liens avec le cynisme au chapitre suivant.

Mentionnons enfin, pour clore cette section sur l’héritage libertin, que la notion de persiflage permet de faire le pont avec le discours philosophique, qu’on ne peut d’ailleurs, comme plusieurs l’on souligné, entièrement départager de l’écriture libertine :

[…] on ne saurait vraiment recevoir une thèse se proposant d’étendre à tous le XVIIIe siècle une telle opposition entre « philosophie » et « libertinage » sans nier du même coup le souci constant, chez plusieurs auteurs et parmi les plus considérables, d’allier la réhabilitation des passions à la critique des préjugés, l’exercice de la raison à la pratique des plaisirs344.

342

Ibid., p. 118

343

M. Pellisson, « La mode de la méchanceté. Une maladie morale au XVIIIe siècle » in Nouvelle Revue,

vol. 26, 1905, p. 472. Il est à noter que Duclos faisait le même constat : « La méchanceté n’est aujourd’hui qu’une mode. Les plus éminentes qualités n’auroient pû jadis la faire pardoner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre, puisqu’elle en sape les fondements, & qu’elle est par-là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art, elle tient lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, & souvent leur done de la considération » (Considérations sur les mœurs de ce siècle [1751], p. 195 [en ligne :] https://play.google.com/store/books/d etails/Charles_Pinot_Duclos_Consid%C3%A9rations_sur_les_m%C5%93urs_?id=AEsGAAAAQAAJ&fe ature=order_history [page consultée le 7 août 2012]).

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Bernier, op. cit., p. 26. Il précise (pp. 29-30) : « À la suite de Palissot, il y a sans doute tout lieu de reconnaître le caractère pluriel des Lumières en maintenant la tension qui existe entre l’Aufklärer vertueux et celui qui « mésuse » des Lumières. Toutefois, à l’honneur des philosophes les plus radicaux cette fois, il faudrait ajouter que le « mauvais usage » des Lumières entretint toujours un rapport de conformité avec une libre pensée s’ouvrant sans cesse à l’audace libertine : autrement dit, à une hardiesse explorant toutes les ressources critiques du discours philosophique. » À titre d’exemple, il ajoute (p. 31) : « cette œuvre [celle de Diderot] n’a pas dédaigné de paraître quelquefois sous un travesti libertin et, en pareil cas, le libertinage devient un motif destiné à relever le savoir philosophique d’un contrepoint insolent. »

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Bref, Bernier résume ici parfaitement ce que plusieurs spécialistes ont tâché de montrer, à savoir que la philosophie des Lumières, et notamment son matérialisme, ne peuvent se penser indépendamment des répercussions qu’entraine à sa suite le libertinage345, et nous partageons cet avis.