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Chapitre 2 : La figure de Diogène et le cynisme

2. Thématiques cyniques : parodies et paradoxes

2.1 Falsifier la monnaie

C’est particulièrement le cas de la première thématique cynique que nous allons aborder, soit celle qui constitue ce que l’on pourrait appeler la devise du cynisme, à savoir la falsification de la monnaie. Selon ce que nous rapporte Diogène Laërce, Diogène aurait, avant de devenir le philosophe Cynique que l’on connaît, été le fils d’un banquier de Sinope nommé Hicésios (ou Hicésias), cité natale dont il aurait été exilé suite aux méfaits de son père qui, gérant la banque d’État, en aurait falsifié la monnaie157. Il s’agit, du moins, de l’une des versions de l’anecdote (celle qu’aurait présentée Dioclès), mais différentes variantes coexistent. Si l’on poursuit ce qu’affirme Diogène Laërce à ce sujet, on apprend qu’Eubulide aurait pour sa part prétendu que Diogène aurait lui-même falsifié la monnaie de Sinope, et qu’il l’aurait avoué dans le Pordalos. Mais encore, d’aucuns rapportent plutôt que Diogène, étant inspecteur de la monnaie, se serait fait corrompre par certains et qu’il se serait ensuite rendu à Delphes (ou au sanctuaire délien de son pays) pour demander s’il devait ou non accomplir le méfait dont on l’avait persuadé. C’est alors qu’Apollon lui aurait « cédé la monnaie » nationale et, ne comprenant pas comment interpréter l’oracle, cela l’aurait convaincu d’altérer les pièces.

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Ibid., fr. 122 (D.L., VI, 75) de « Diogène », p. 101.

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Hammerstaedt, « Le cynisme littéraire à l’époque impériale » in Le cynisme ancien…, op. cit., p. 414.

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Paquet [1992], fr. 13 (Stobée, W.H. III, 13, 68) de « Diogène », p. 74 : « Diogène avait-il raison de dire à propos de Platon : “À quoi peut bien nous servir un homme qui a déjà mis tout son temps à philosopher sans jamais inquiéter personne ?” Je laisse aux autres d’en juger. Il estimait probablement que les discours d’un philosophe devraient être pénétrés de cette douceur âcre qui peut mordre les blessures humaines. »

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Il aurait, pour cette raison, été banni de la cité, ou l’aurait quitté de plein gré, de peur des représailles. Enfin, une dernière variante de l’histoire raconte qu’il aurait plutôt abîmé la monnaie confiée à sa garde par son père, et que ce dernier mourut en détention, alors que Diogène prenait la fuite, se rendant à Delphes, où il aurait reçu de l’oracle le conseil de falsifier la monnaie (parachattein to nomisma)158. Ce n’est que bien plus tard, c’est-à- dire une fois arrivé à Athènes, que Diogène se serait attaché au philosophe Antisthène.

Doit-on prendre pour acquis que l’anecdote possède quelque fondement historique ? Paquet soulève l’hypothèse qu’il s’agit peut-être d’une « légende destinée à mettre en valeur un mot d’esprit de Diogène159 ». Le parallèle avec Socrate est pourtant éclairant : n’est-ce pas aussi l’oracle delphique qui détermina sa quête philosophique et fonda la devise du « Connais-toi toi-même » ? Comme Paquet le fait remarquer, Socrate se réclame d’une méthode d’enquête qu’il compare à un accouchement, et la tradition se plaît, depuis, à présenter sa mère comme une sage-femme. De la même façon, Diogène aurait pu jouer sur le sens des mots « falsifier la monnaie », nomisma signifiant en grec aussi bien la monnaie courante que les conventions, et établir après-coup un lien entre la profession de son père et sa propre quête philosophique, qui consiste à renverser les valeurs établies.

D’un autre côté, Paquet rappelle l’étude de C. T. Seltmann, mentionnée par Dudley160, certifiant l’existence d’un certain Hicésias, grand argentier de Sinope à l’époque en question, moment où cette monnaie aurait été particulièrement sujette à la contrefaçon. Ces faits attestent donc une origine historique à l’anecdote de la falsification de la monnaie, et ce, en lien avec un homme qui porte le nom du père de Diogène. Ce qui n’exclut pas, cependant, que l’intronisation de cette histoire comme quête philosophique par l’oracle delphique fut modelée après-coup, sur l’exemple de Socrate, par Diogène lui- 158 Id. 159 Paquet [1992], n. 1 de « Diogène », p. 118. 160

Voir C. T Seltmann, Diogenes of Sinope, Son of the Banker Hikesias, Transactions of the International Numismatic Congress, 1936, London, J. A. H. Mattingly & E. S. G. Robinson (eds), 1938 (cf. Dudley,

op. cit., n. 3, p. 54). Voir également H. Bannert, « Numismatisches zu Biographie und Lehre des Hundes

Diogenes » in Litterae Numismaticae Vindobonenses, vol. 1, 1979, pp. 49-63 (cf. Bracht Branham, « Defacing the Currency: Diogenes’Rhetoric and the Invention of Cynicism » in The Cynics…, op. cit., n. 30, p. 90).

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même, ou encore ultérieurement, par souci de forger au cynisme un fondement philosophique sérieux, ou par simple parodie161. Or, dans cette optique, il faut bien se rendre à l’évidence : si ce Hicésias, en charge de la monnaie de Sinope après l’année 362 av. J.-C., fut bien le père de Diogène le Cynique, alors les chances que celui-ci ait rencontré Antisthène sont minces. Ce dernier étant mort vers 366, tout porte à croire, en effet, que, si l’anecdote de la falsification de la monnaie possède un fondement, celles qui mettent en scène Antisthène et son disciple Diogène n’en ont, pour leur part, aucun162.

Quoi qu’il en soit, Diogène et les Cyniques ont fait de la falsification de la monnaie le trait caractéristique de leur philosophie. Comme le souligne Goulet-Cazé, « [c]’est elle qui donne son juste éclairage à toutes les attitudes cyniques. Diogène falsifie la morale, la religion, la politique, c’est-à-dire contrefait les valeurs traditionnelles pour leur en substituer de nouvelles163 ». Gardons donc cette devise à l’esprit en poursuivant ce survol des principales thématiques de l’ancien cynisme.