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Chapitre 3 : Des multiples acceptions du cynisme dans l’histoire des idées

3. Une critique postmoderne des Lumières à saveur cynique

3.2 Foucault : pouvoir et parrhésia cynique

Au moment où Sloterdijk publie la Critique de la raison cynique en 1983, les recherches de M. Foucault prennent un tournant qui témoigne d’un intérêt marqué pour le cynisme. Si l’on cherche chez lui des résonances de cette émergence d’une forme

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nouvelle de cynisme (Zynismus), en réaction à ce que le premier interprète comme une faillite de la raison des Lumières, on constate qu’il n’existe, à proprement parler, aucune théorisation de ce phénomène dans son œuvre. L’intérêt de Foucault pour le cynisme, lequel s’inscrit à la suite du projet d’une archéologie du savoir, et plus précisément d’une problématisation du phénomène de la sexualité, soit des discours s’articulant autour d’une volonté de tout savoir à propos de celle-ci, concerne non pas sa forme actuelle (Zynismus), mais sa forme ancienne (Kynismus), et marque une volonté de comprendre la genèse d’un « dire-vrai » sur soi. Dans son dernier cours au Collège de France261, il se penche ainsi sur le concept de franc-parler (parrhésia), donnant suite à des recherches entamées l’année précédente, où il s’agissait de réfléchir aux fonctions du dire-vrai politique dans la démocratie athénienne. Ce faisant, Foucault retrace l’évolution du concept de parrhésia, lequel subit un glissement de sens, d’une dimension politique vers une dimension éthique.

Il étudie d’abord la figure du parrhésiate à travers la représentation du Socrate de Platon, et ce, afin de montrer comment le dire-vrai n’emprunte plus, chez lui, une voie politique, mais constitue plutôt la base d’une éthique, c’est-à-dire une façon de se comporter à l’égard de soi-même et, donc, de sa raison (phronêsis), de la vérité (alêtheia) et de son âme (psukhê)262. Mais poursuivant cette réflexion du côté des Cyniques, Foucault souligne que leur parrhésia, plus fondamentalement encore que chez Socrate, se manifeste dans l’existence même du corps du Cynique. À la fois dialogue de provocation, comportement scandaleux et enseignement critique, la parrhésia se retrouve au cœur de la pratique d’une vie moralement bonne, telle que l’envisageaient les Cyniques263. Elle s’avère effectivement une caractéristique importante, voire essentielle, de l’ancien cynisme264. Or, la parrhésia cynique a ceci de particulier qui la distingue de celle du

261

Voir Foucault, Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, op. cit. Voir également

Discourse and Truth: the Problematization of Parrhesia, Six lectures given by M. Foucault at the

University of California at Berkeley, Oct.-Nov. 1983 [en ligne :] http://www.foucault.info/documents/parrh esia/ [page consultée le 2 septembre 2008].

262

Foucault, Le courage de la vérité…, op. cit., pp. 79-80.

263

Ibid., pp. 153-159.

264

« “Quelle est, demandait-on, la plus belle chose au monde ?” — “La liberté de langage [parrhésia], répondit [Diogène]” » (Paquet, op. cit. [1992], fr. 103 (D.L., VI, 69) de « Diogène », p. 96). À cet égard, les exemples les plus typiques du franc-parler du Cynique relèvent sans doute de ses altercations avec le roi Alexandre, mais on pourrait relater aussi l’anecdote suivante : « Le Stoïcien Denys raconte qu’après

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Socrate de Platon que, si elle implique un perfectionnement moral, la volonté de l’adopter s’acquiert par l’exemple concret qui entraîne, et non grâce à une démonstration dialectique qui convainc. Ainsi, Foucault inscrit la démarche cynique en opposition à la tradition philosophique inaugurée par le platonisme. Mais, comme le remarque Shea, cette opposition devrait plutôt se comprendre en termes de radicalisation : « In Foucault’s reading, Cynic practice does not break with tradition; it transforms tradition from within by pressing it to its limits, by making its principles manifest in the Cynic’s body265 ». Bref, il est encore une fois question de falsifier la monnaie.

Foucault n’a malheureusement pu mener à terme les recherches qui l’ont amené à revisiter les textes de l’Antiquité, et notamment ceux du cynisme, afin de résoudre les questions que posait au départ le projet d’élaborer une archéologie du savoir et de penser la manière dont s’érige un pouvoir autour des régimes de véridictions que constituent les sciences humaines. Ainsi, l’unité de la pensée foucaldienne reste à faire. Mais si l’on tient compte que, pour lui, la relation triadique qui existe entre pouvoir, savoir et constitution du sujet est centrale à toute analyse philosophique, alors, comme le souligne T. Flynn, « his […] discussion of the ethical parrhesiast must be integrated into a larger issue of the production of “truth” […] as a form of self governance and social control266 ». Foucault avait d’ailleurs mis en lumière, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, la façon dont la production d’un discours « libre » sur la sexualité faisait partie intégrante de stratégies de normalisation et, par conséquent, d’un contrôle d’autant insidieux qu’il s’effectue par une autolimitation interne du sujet. Autrement dit, l’analyse foucaldienne de la parrhésia cynique gagne, selon nous, à se comprendre dans le cadre plus vaste d’une réflexion sur le biopouvoir, lequel concept ne fut que succinctement énoncé par Foucault.

Chéronée, Diogène fut fait prisonnier et traîné devant Philippe qui s’informa de son identité ; Diogène lui répondit : “J’espionne ton insatiabilité”. Le roi, ravi de cette réponse, le relâcha » (ibid., fr. 39 (D.L., VI, 43) de « Diogène », p. 83).

265

Shea, The Cynic Enlightenment: Diogenes in the Salon, op. cit., p. 186.

266

T. Flynn, « Foucault as Parrhesiast: his Last Course at the Collège de France (1984) » in Philosophy

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Il demeure toutefois possible d’établir un lien entre le développement de ces nouvelles techniques de pouvoir, lesquelles s’insinuent au sein des sphères les plus intimes des expériences individuelles, et le malaise dans la civilisation décrit par Sloterdijk comme une source de la généralisation du cynisme (Zynismus) dans la modernité267. Si, effectivement, « savoir c’est pouvoir », comme le soulignent Sloterdijk et Foucault, alors on peut voir entre la conception ancienne (Kynismus) et postmoderne (Zynismus) du cynisme un passage entre connaître et dire la vérité de façon risquée (parrhésia) et connaître et utiliser cette vérité afin de dominer sans risque. En ce sens, le dire-vrai apparaît comme un critère essentiel du kunisme, par opposition au Zynismus qui l’aurait évacué. L’on comprend dès lors d’autant mieux la manière dont l’interaction du Cynique avec le pouvoir serait le lieu d’une rupture à l’intérieur du concept de cynisme ; si la raison laisse entrevoir la possibilité d’une émancipation, les vérités mises à jour pourront également servir le biopouvoir qui se met en place. Dans cette éventualité, le constat communément admis selon lequel le cynisme (Zynismus) de l’époque actuelle est issu d’une désillusion face aux idéaux des Lumières se trouve effectivement fondé.