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Chapitre 3 : Des multiples acceptions du cynisme dans l’histoire des idées

3. Une critique postmoderne des Lumières à saveur cynique

3.1 Sloterdijk : du kunisme (Kynismus) et du cynisme (Zynismus)

C’est du moins ainsi que le présente P. Sloterdijk, puisque cette rupture du concept s’inscrit, chez lui, essentiellement dans les rapports que le cynisme entretient avec le pouvoir. D’entrée de jeu, il affirme que la Critique de la raison cynique est « une méditation sur la proposition : “Savoir c’est pouvoir” » :

Elle résume toute la philosophie et elle est en même temps son premier aveu, par lequel commence son agonie séculaire. Avec elle prend fin la tradition d’un savoir qui, comme l’indique son nom, était une théorie érotique – amour de la

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vérité et vérité de l’amour. […] « Savoir c’est pouvoir. » Voilà ce qui a entraîné inévitablement la politisation de la pensée. Émettre cette proposition, c’est bien trahir la vérité, mais celui qui la prononce veut plus qu’obtenir la vérité : [il désire] intervenir dans le jeu du pouvoir.252

En d’autres termes, le cynisme tel que l’entend Sloterdijk (Zynismus) est une réaction à l’échec des idéaux des Lumières : « notre époque est cynique, elle sait que les Nouvelles Valeurs ne mènent pas loin. […] toute pensée est devenue stratégie253 ». Non sans faire preuve d’une certaine dose de « cynisme » à l’endroit de Kant et du projet des Lumières, l’ouvrage, écrit à l’occasion du bicentenaire de la parution de la Critique de la raison pure du philosophe allemand, s’emploie à établir le constat de la faillite du projet critique de la raison : « Parce que tout est devenu problématique, tout est aussi quelque part indifférent. Il s’agit de suivre cette piste. Elle conduit à l’endroit où il peut être question de cynisme et de “raison cynique”254 ».

Or, l’on peut à juste titre se demander à quelle conception du cynisme l’auteur fait ici référence. Car le cynisme (Zynismus) est, dans un premier temps, défini comme une « fausse conscience éclairée », c’est-à-dire une conscience qui « a appris la leçon de l’Aufklärung, mais ne l’a pas mise en pratique255 ». Dans un deuxième temps, par contre, il acquiert une nouvelle dimension, dans la mesure où une tension se manifeste entre le désir légitime des individus de vivre en tant qu’êtres raisonnables et le malaise provoqué par les aberrations que produit le monde civilisé, lesquelles occasionnent de multiples déceptions. Il importe donc de comprendre que, pour Sloterdijk, le cynisme (Zynismus) se constitue en réponse à ce qu’il nomme, d’autre part, le « kunisme » (Kynismus), c’est-à- dire dans « la réplique des dominants et de la civilisation dominante à la provocation kunique256 ». Le Zynismus trouverait en ce sens sa première expression dans l’opposition rencontrée par les Cyniques (ou Kuniques, pour employer la terminologie de l’auteur), au moment où Diogène et les premiers Cyniques tentèrent de résister aux emprises de cette domination. Fondamentalement, le cynisme (Zynismus) de Sloterdijk réside donc dans

252

Sloterdijk, op. cit., p. 8.

253 Ibid., p. 9. 254 Ibid., p. 14. 255 Ibid., p. 28. 256 Ibid., p. 278.

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l’attitude de celui qui, malgré sa conscience du caractère légitime des revendications kuniques, persiste à les opprimer.

Bref, c’est là, principalement, qu’intervient dans sa théorie la rupture entre kunisme et cynisme. L’enjeu de cette division donnera toutefois lieu à une troisième variante du concept, qui s’étendra cette fois aux notions plus générales de résistance au pouvoir et de répression. Il convient cependant de souligner qu’en opposant ainsi ce que la plupart des analystes appellent cynismes ancien (Kynismus) et moderne (Zynismus), Sloterdijk rompt la continuité historique soulignée par Niehues-Pröbsting257, entre la réception du cynisme (Kynismus) et sa conception actuelle (Zynismus). Selon lui, l’histoire du cynisme et de sa réception rendrait déjà compte de cette distinction entre kunisme et cynisme (Kynismus vs Zynismus), laquelle perpétue une tendance ancienne à vouloir distinguer un cynisme authentique de ses formes dégénérées. Cette volonté serait inhérente à l’histoire du concept et, dans sa forme originelle, le cynisme ne fournirait en lui-même aucune mesure pour établir une telle distinction, qui relèverait d’une évaluation morale du concept, plutôt que d’une rupture à l’intérieur de celui-ci. Mais ce clivage, tel que le décrit Sloterdijk, a ceci de particulier qu’il ouvre la voie d’une identification kunique, alors que le cynisme (Zynismus) devient, pour sa part, l’objet d’une critique unilatéralement négative. D’autant qu’il faut bien remarquer que le kunisme (Kynismus) dont parle Sloterdijk ne concerne plus exclusivement le mode de vie de Diogène et des Cyniques, mais bien un phénomène type de résistance au pouvoir, lequel réapparaît dans l’histoire lorsque surviennent des crises dans la civilisation. À notre avis, Niehues- Pröbsting a donc raison de référer aux notions théorisées par Sloterdijk comme à des « constantes de notre histoire, des formes typiques d’une conscience polémique « d’en bas » ou « d’en haut ». En eux vient se déployer l’opposition entre la civilisation très développée et la civilisation populaire258 ». La vision que présente Sloterdijk rejoint donc celle qui marque l’histoire du concept depuis Diogène, puisqu’elle cherche à distinguer un cynisme authentique de ses formes dégénérées. Elle se démarque cependant en ce qu’elle s’emploie à rendre compte de l’interaction entre des mécanismes d’oppression et

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Niehues-Pröbsting, Der Kynismus des Diogenes und der Begriff des Zynismus, op. cit. Voir également, du même auteur, « The Modern Reception of Cynicism », art. cit., pp. 364-365.

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de résistance au pouvoir, lesquels ne vont pas l’un sans l’autre, et régissent la vie des hommes en société.

Or, il importe de souligner que cette vision pose de sérieux problèmes d’un point de vue historique259. Car si le cynisme (Zynismus) naît en réaction à la provocation kunique, dans le but de l’opprimer, le kunisme (Kynismus), qui est une réplique aux problèmes du monde civilisé, nous apparaît lui-même en lien avec un tel cynisme. En effet, une telle entreprise de mystification utile au pouvoir n’a nul besoin, nous semble-t- il, du kunisme pour s’établir. Même que l’on pourrait paradoxalement penser que le cynisme (Zynismus) est une sorte de préalable au kunisme, à moins d’imaginer une forme de pouvoir qui n’utiliserait aucune rhétorique pour se maintenir. Sinon, comment rendre compte de ce qui a tout l’air d’être une occurrence de cynisme postmoderne (Zynismus) avant l’heure, c’est-à-dire ce que M. Canto nomme le « cynisme politique » des sophistes, dont la rhétorique fait l’objet du Gorgias de Platon260 ? C’est d’ailleurs en quelque sorte ce que laisse entendre Sloterdijk lui-même, lorsqu’il définit, au départ, le cynisme (Zynismus) comme une « fausse conscience éclairée », laquelle donne lieu à la fois au kunisme (Kynismus) et à son mode d’oppression cynique (Zynismus, 2e sens). Si, donc, le propre de sa théorie est d’expliquer la mécanique des rapports au pouvoir, elle contribue néanmoins à entretenir cette ambiguïté, inhérente à l’histoire du cynisme, puisqu’elle renforce l’idée d’une polarité du concept, laquelle est déjà l’œuvre d’une réception du cynisme qui amalgame conceptions authentique et dérivée.

259

Plusieurs commentateurs ont en effet souligné la lacune historique de l’analyse de Sloterdijk. Voir notamment Niehues-Pröbsting, « The Modern Reception of Cynicism », art. cit., pp. 364-365 ; A. Huyssen, « Postenlightened Cynicism: Diogenes as Postmodern Intellectual » in Twilight Memories: Marking Time

in a Culture of Amnesia, New York / London, Routledge, 1995, p. 159 ; N. Wilson, « Punching Out the

Enlightenment: A Discussion of Peter Sloterdijk’s “Kritik der zynischen Vernunft” » in New German

critique, no 41, Spring / Summer 1987, p. 59 ; et L. Adelson, « Against the Enlightenment: A Theory with Teeth for the 1980s » in German Quaterly, vol. 57, no 4, Fall 1984, p. 625.

260

Voir à cet effet le discours de Calliclès [482c-486d] dans le Gorgias de Platon, ainsi que l’introduction de M. Canto : « Enfin, parmi les héritiers de Gorgias, devait exister aussi un groupe d’hommes politiques professionnels, formés à l’art rhétorique, qui, tel Calliclès, disposaient d’un art de convaincre les foules et étaient prêts à recourir à tous les moyens possibles pour réaliser leur politique. Leur souci n’était pas tant de sauver les apparences que d’être dans une situation de pouvoir telle qu’ils n’eussent plus à se soucier de leur propre immunité. Leur attitude fondamentale était le cynisme, d’autant plus justifié que la rhétorique se trouvait de plus en plus requise par le fonctionnement du pouvoir politique » (Platon, Gorgias, Paris, Flammarion, 1993, p. 60 (trad. M. Canto)). (Nos italiques.) Notez que l’attribution d’un « cynisme politique » aux œuvres de Machiavel va également en ce sens, c’est-à-dire que l’on a tendance à appliquer notre conception actuelle du cynisme à des phénomènes qui ne s’identifiaient pas au cynisme à leur époque.

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Il ne faut effectivement pas oublier que cette ambiguïté, tout comme le cynisme (Zynismus) dont parle Sloterdijk, est en partie l’œuvre d’une entreprise d’oppression qui consiste à condamner la pratique du kunisme (Kynismus), même dans sa forme ancienne, parce qu’elle est une résistance au pouvoir, en la dépeignant dans ce qu’elle comporte d’immoral. Or, en produisant une version parodiée du cynisme qui a fini par se confondre avec sa forme véritable, cette critique a contribué à polariser et à diviser son concept, comme nous avons eu l’occasion de le constater avec les interprétations stoïciennes et chrétiennes du cynisme. D’où l’opposition que l’on connaît, entre une signification authentique du cynisme dont le propre est la résistance (Kynismus), et un sens dérivé (Zynismus), qui a tendance à se confondre avec une position, plus ancienne encore (celle de Calliclès), laquelle valorise l’égoïsme naturel afin de légitimer l’injustice. Mais cet aspect, qui est devenu le propre du cynisme (Zynismus) tel qu’on le conçoit de nos jours, n’est pas inhérent à son concept, ni tout à fait le produit de son évolution. Il est davantage l’œuvre de ses opposants, lesquels ont eu intérêt à confondre cynisme (Kynismus) et immoralité. Si cette entreprise de falsification du cynisme a alimenté la dérive du concept vers sa signification actuelle (Zynismus), il ne faut pas confondre celle-ci avec l’emploi de cette « fiction », par des individus, des cyniques tels qu’on les désigne aujourd’hui, qui n’ont gardé du cynisme que les aspects négatifs. Ceux-ci, en faisant servir le cynisme (Kynismus) à des fins strictement utilitaires, ont en quelque sorte contribué à renforcer la caricature, en incarnant, si l’on peut dire, sa version parodiée. Somme toute, il importe de constater que l’émergence de cette double signification du concept de cynisme (Kynismus vs Zynismus) a peu à voir avec la réception moderne du cynisme ancien. Elle est le résultat de l’adoption commune de son sens dérivé (Zynismus), lui aussi ancien (sans toutefois porter ce nom), lequel sert à perpétuer l’application du principe de force naturelle dans la société.