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Chapitre 4 : Enjeux éthiques et politiques des Lumières : un contexte de

2. Idéaux des Lumières et débats éthiques

2.2 Morales des Lumières : intérêt bien compris et sociabilité

2.2.2 Diderot : un « germe » de vertu

Diderot montrera, pour sa part, un désaccord fondamental avec ce système moral fondé dans l’intérêt. Il consacre d’ailleurs un ouvrage entier (la Réfutation d’Helvétius) à invalider les conclusions de De l’Homme et à démontrer, point par point, qu’Helvétius accorde trop d’importance à l’éducation dans l’élaboration de son système moral, niant, du coup, l’important rôle de l’organisation physique dans la disposition des hommes à la vertu, ce dont Diderot ne peut, quant à lui, faire l’économie. Dans les Réflexion sur le

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Ibid., Disc. II, Chap. XXII, p. 220.

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Ibid., Disc. II, Chap. XXIV, pp. 236-238.

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Ibid., Disc. II, Chap. XXIV, p. 238.

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Ibid., Disc. III, Chap. XXX, p. 474.

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Ibid., Disc. IV, Chap. XVII, p. 632 : « L’art de former des hommes est, en tout pays, si étroitement lié à la forme du gouvernement, qu’il n’est peut-être pas possible de faire aucun changement considérable dans l’éducation publique, sans en faire dans la constitution même des états. » (Notez ici le rapprochement avec

De l’esprit des lois de Montesquieu (voir Œuvres complètes t. II, Paris, Gallimard, 1951, Livre XX,

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livre De l’Esprit, qui précèdent l’ouvrage, il souligne l’erreur principale d’Helvétius, qui consiste à ne considérer aucun fondement naturel aux notions de juste et d’injuste :

Dans tous ces rapports [ceux de la probité] l’intérêt est toujours la mesure du cas qu’on en fait. C’est même cet intérêt qui la constitue : en sorte que l’auteur n’admet point de justice, ni d’injustice absolue. C’est son second paradoxe… Ce paradoxe est faux en lui-même, et dangereux à établir. Faux ; parce qu’il est possible de trouver dans nos besoins naturels, dans notre vie, dans notre existence, dans notre organisation et notre sensibilité qui nous exposent à la douleur, une base éternelle du juste et de l’injuste dont l’intérêt général et particulier font ensuite varier la notion en cent mille manières différentes. C’est, à la vérité, l’intérêt général et particulier qui métamorphose l’idée de juste et d’injuste ; mais son essence en est indépendante449.

De même, Diderot affirme, dans ses Contributions à l’Histoire des Deux Indes, que l’homme ne naît pas vertueux, mais avec un germe de vertu450. Doit-on penser qu’il fait alors intervenir, comme fondement de la morale, le principe de sociabilité dont nous avons parlé, pourtant absent des ouvrages d’Helvétius ? Il semble bien que ce soit le cas, car Diderot mentionne également l’existence d’« un germe de sociabilité qui [tend] sans cesse à se développer451 » et souligne que, par nature, « [l]’homme […] est fait pour la société452 ». Si la notion est tout à fait absente du système d’Helvétius, celui-ci s’en explique dans De l’Homme, montrant qu’il n’existe aucune disposition naturelle à la bienveillance envers les autres hommes, et que de supposer une telle chose reviendrait à poser l’existence d’un sens moral, ce à quoi il se refuse, ramenant tout à l’utilité et, donc, fondamentalement, à l’intérêt : « Ce qu’on appelle dans l’homme la bonté ou le sens moral est sa bienveillance pour les autres ; & cette bienveillance est toujours en lui

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Diderot, « Réflexions sur le livre De l’Esprit par M. Helvétius » in H. Dieckmann, J. Proust & J. Varloot (dir.), Œuvres complètes, Paris, Hermann [désormais : DPV], 1982, t. IX, pp. 306-307.

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Diderot, Pensées détachées. Contributions à l’Histoire des Deux Indes, Siena, éd. G. Goggi, 1976, t. I, Chap. II « Sur la morale », p. 43 (23 : X, XIX, 14 / 43) : « L’homme naît avec un germe de vertu, quoiqu’il ne naisse pas vertueux. Il ne parvient à cet état sublime qu’après s’être étudié lui-même, qu’après avoir connu ses devoirs, qu’après avoir contracté l’habitude de les remplir. La science qui conduit à ce haut degré de perfection s’appelle morale. C’est la règle des actions, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’art de la vertu. »

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Ibid., Chap. III « Sur les nations civilisées », p. 53 (25 : X, XIX, 2 / 54).

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proportionnée à l’utilité dont ils lui sont453 ». Helvétius demeure en ce sens intraitable : la source des vertus humaines n’est pas à rechercher dans une disposition naturelle, puisque, […] sans la sensibilité à la douleur & au plaisir physique, les hommes, sans désirs, sans passions, également indifférents à tout, n’eussent point connu d’intérêt personnel ; […] sans intérêt personnel, ils ne se fussent point rassemblés en société, n’eussent point fait entr’eux de conventions, qu’il n’y eût point eu d’intérêt général, par conséquent point d’actions justes ou injustes ; & qu’ainsi la sensibilité physique & l’intérêt personnel ont été les auteurs de toute justice454.

C’est pour sa part dans les Pensées détachées que Diderot expose, en partie, ses conceptions morales. Si, pour lui aussi, « la morale est une science, dont l’objet est la conservation et le bonheur commun de l’espèce humaine455 », il ne saurait toutefois s’accorder avec l’idée que l’organisation n’y est pour rien dans la différence observée entre les esprits et, de fait, dans la disposition des individus à la morale. Diderot affirme explicitement, dans sa Réfutation d’Helvétius, que « la morale est fondée sur l’identité d’organisation, source des mêmes besoins, des mêmes peines, des mêmes plaisirs, des mêmes aversions, des mêmes désirs, des mêmes passions456 ». Cela confirme ce qu’il proposait dans l’Histoire des Deux Indes où, rejetant la religion comme fondement universel de la morale, il fondait celle-ci dans la similitude d’organisation :

Vous dites qu’il y a une morale universelle, et je veux bien en convenir ; mais cette morale universelle ne peut être l’effet d´une cause locale et particulière. Elle a été la même dans tous les temps passés, elle sera la même dans tous les siècles à venir ; elle ne peut donc avoir pour base les opinions religieuses qui, depuis l’origine du monde et d’un pôle à l’autre, ont toujours varié. […] cependant ils [les différents peuples] ont tous eu les mêmes idées de la justice, de la bonté, de la commisération, de l’amitié, de la fidélité, de la reconnaissance, de l’ingratitude, de tous les vices, de toutes les vertus. Où chercherons-[nous] l’origine de cette unanimité de jugement si constante et si générale au milieu

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Helvétius, De l’Homme, vol. II, Sect. V, Chap. III, p. 14 [en ligne :] http://books.google.ca/books?id=o7 o6AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false [page consultée le 29 mai 2013].

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Helvétius, De l’Esprit, op. cit., Disc. III, Chap. IV, p. 276. Helvétius précise que de nier cette proposition revient à admettre les idées innées, ce que Diderot, comme D’Holbach, ne peuvent accepter, leur morale trouvant leur fondement dans un empirisme matérialiste. En fait, il s’agit bien, ici, d’un enjeu majeur de la morale des Lumières que d’arriver à fonder en nature ce « germe » de vertu ou de sociabilité.

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Diderot, Pensées détachées, op. cit., Chap. II, p. 46 (23/47).

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d’opinions contradictoires et passagères ? Où nous la chercherons ? Dans une cause physique constante et éternelle. Et où est cette cause ? Elle est dans l’homme même, dans la similitude d’organisation d’un homme à un autre, similitude d’organisation qui entraîne celle des mêmes besoins, des mêmes plaisirs, des mêmes peines, de la même force, de la même faiblesse ; source de la nécessité de la société ou d’une lutte commune et concertée contre des dangers communs et naissant du sein de la nature même qui menace l’homme de cent côtés différents. Voilà l’origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l’origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d’une utilité personnelle et publique ; voilà la source de tous les pactes individuels et de toutes les lois ; voilà la cause de la force de ces lois dans une nation pauvre et menacée ; voilà la cause de leur faiblesse dans une nation tranquille et opulente ; voilà la cause de leur presque nullité d’une nation à une autre457.

En d’autres termes, Diderot montre qu’« [i]l n’y a proprement qu’une vertu, c’est la justice, et qu’un devoir, c’est de se rendre heureux458 », et que, par conséquent, l’homme vertueux doit certainement être celui qui détient « les notions les plus exactes de la justice et du devoir459 » et, partant, s’avérer le plus susceptible d’y conformer sa conduite460.

Cette règle se trouve selon lui renforcée par les mécanismes de régulation, naturels et politiques, reposant sur la nature et les lois civiles. Il y aurait en effet deux tribunaux qui viendraient offrir, pour reprendre le vocabulaire de J. Domenech, un fondement-garantie à la sociabilité : celui de la nature et celui des lois : « L’un connaît des délits de l’homme contre ses semblables, l’autre des délits de l’homme contre lui-

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Diderot, Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe, textes établis et présentés par G. Goggi, Paris, Hermann, 2011, pp. 111-112 (FPI). On retrouve essentiellement le même argument au début du chapitre II « Sur la morale » des Pensées détachées (op. cit.) : « En effet, au tribunal de la philosophie et de la raison, la morale est une science, dont l’objet est la conservation et le bonheur commun de l’espèce humaine. C’est à ce double but que ses règles doivent se rapporter. Leur principe physique, constant et éternel, est dans l’homme même, dans la similitude d’organisation d’un homme à un autre : similitude d’organisation qui entraîne celle des mêmes besoins, des mêmes plaisirs, des mêmes peines, de la même force, de la même faiblesse ; source de la nécessité de la société, ou d’une lutte commune contre les dangers communs et naissants du sein de la nature même, qui menace l’homme de cent côtés différents. Voilà l’origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l’origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d’une utilité personnelle et générale ; voilà la source de tous les pactes individuels et de toutes les lois. »

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Diderot, Pensées détachées, op. cit., Chap. II, p. 47 (23/47).

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Id. (23/47-48).

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Paradoxalement, Diderot formule ici ce qui ressemble à la notion d’intérêt bien compris, c’est-à-dire que, pour lui, la disposition naturelle de l’homme à la sociabilité le rend enclin, pour son propre bonheur, à conformer sa conduite à l’intérêt général, autrement dit à concilier ses intérêts particuliers à ceux de la société.

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même. La loi châtie les crimes, la nature châtie les vices. La loi montre le gibet à l’assassin, la nature montre ou l’hydropisie ou la phtisie à l’intempérant461 ». Ainsi, lorsque ces codes n’entrent pas en conflit l’un avec l’autre, ils favorisent l’adoption de comportements vertueux, utiles en société. Or, Diderot s’emploie justement à montrer, dans le dialogue entre A et B du Supplément au Voyage de Bougainville, que l’homme est soumis à trois ordres qui régissent traditionnellement la vie en société, soit la nature, les lois civiles et la religion, et souligne les problèmes qui surviennent lorsque ceux-ci se contredisent, de même que les raisons qui poussent à rejeter les conventions de la religion et à façonner le code civil en fonction des lois naturelles qui régulent déjà les comportements humains :

B. […] Parcourez l’histoire des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la nature, le code civil, et le code religieux, et contraints d’enfreindre alternativement ces trois codes qui n’ont jamais été d’accord ; d’où il est arrivé qu’il n’y a eu dans aucune contrée […] ni homme, ni citoyens, ni religieux. A. D’où vous conclurez […] qu’en fondant la morale sur les rapports éternels qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse devient peut-être superflue, et que la loi civile ne doit être que l’énonciation de la loi de nature462.

Le code religieux étant donc à rejeter, il s’agit de faire concorder les ordres qui, légitimement, régissent les êtres humains via les lois de la nature et de la société, et ce, afin de rendre compatibles la recherche de bonheur qui leur est naturelle et l’adoption de comportements vertueux utiles à la société. Car c’est effectivement dans un contexte social que commencent véritablement les devoirs de l’homme, lesquels sont définis par Diderot comme « l’obligation rigoureuse de faire ce qui convient à la société », ceux-ci « renferm[ant] la pratique de toutes les vertus, puisqu’il n’en est aucune qui ne soit utile

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Diderot, « Pensées détachées » in Histoire des Deux Indes (PD43-51) [en ligne :] http://ottaviani.chez.com/diderot/dhdi.htm [page consultée le 23 mai 2013]. (Nous n’avons pas retrouvé ce passage dans l’édition de Goggi citée précédemment.)

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Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, t. XII, p. 629. Notez la similitude avec les

Pensées détachées, éd. G. Goggi, op. cit., Chap. II, pp. 49-50 (24 : X, XIX, 14 / 50) : « Nous vivons sous

trois codes, le code naturel, le code civil, le code religieux. Il est évident que tant que ces trois sortes de législations seront contradictoires entre elles, il est impossible qu’on soit vertueux. Il faudra tantôt fouler aux pieds la nature pour obéir aux institutions sociales, et les institutions sociales, pour se conformer aux préceptes de la religion. Qu’en arrivera-t-il ? C’est qu’alternativement infracteurs de ces différentes autorités, nous n’en respecterons aucune ; et que nous ne serons ni hommes, ni citoyens, ni pieux. »

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au corps politique ; […] exclu[an]t tous les vices, puisqu’il n’en est aucun qui ne lui soit nuisible »463. Autrement dit, « [v]oilà cette morale universelle qui tenant à la nature de l’homme, tient à la nature des sociétés ; cette morale qui peut bien varier dans ses applications, mais jamais dans son essence ; cette morale enfin à laquelle toutes les lois doivent se rapporter, se subordonner464 ». Bref, son véritable fondement est à rechercher dans ce « germe de sociabilité », lequel s’accorde avec l’existence d’une disposition naturelle de l’homme à la bienveillance, puisque celui-ci étant naturellement sociable ou, du moins, enclin à l’être, il se trouve aussi naturellement disposé à la bienveillance envers ses semblables. Partant, si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, comme certains l’affirment465, c’est précisément parce qu’il est homme et non loup466, et que, par nature, il renferme ce qu’on peut appeler un « germe d’humanité », la morale étant à la fois en accord avec sa nature et celle des sociétés.