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CHAPITRE 1 : GLOBALISATION ET RÉGIONALISATION: DEU

1.1 L’origine et la nature de la mondialisation

1.1.5 Une opérationnalisation difficile du concept de mondialisation

Le débat autour de la mondialisation révèle l’impossibilité, « en se contentant d’une démarche explicative unique, de rendre compte de manière satisfaisante du monde contemporain » (Durand, Lévy et Retaillé 1993: 19). D’où l’importance, par souci de synthèse, de jeter un regard croisé sur les différentes disciplines qui se sont efforcées d’expliquer le monde. En effet, pour Lévy et coll.,

« la discussion est rendue difficile par le manque de communication entre les émetteurs des différents paradigmes. Les spécialistes des relations internationales, les économistes et les anthropologues développent chacun

leur logique, déroulent leurs raisonnements à partir de concepts clés (…), ne puisant qu’en cas d’urgence dans l’arsenal explicatif du voisin. Malgré les faiblesses du débat interdisciplinaire, il ressort de cela que chaque série de modèles possède sa valeur et qu’on ne parviendra pas si facilement à ignorer ceux qui nous dérangent. La distance culturelle existe, la domination géopolitique existe, l’économie-monde existe. » (Durand, Lévy et Retaillé 1993: 20)

Cependant, la discussion précédente nous a montré que ces clivages dépassent parfois les champs disciplinaires et touchent à des positions épistémologiques et philosophiques fondamentales. Ainsi globalistes, néolibéraux, néomarxistes et postmodernistes ont souvent traversé leurs disciplines d’attache pour aborder la mondialisation sous ses différents aspects, culturels, politiques et économiques. Par ailleurs, les différentes figures de la pensée contemporaine qui se sont intéressées à ce phénomène, par exemple Fukuyama, Huntington, Wallerstein, Said, Bourdieu et Harvey, ont employé une panoplie d’approches, n’hésitant pas à puiser dans des champs disciplinaires voisins, afin de défendre leur cause et leur vision du monde contemporain – et de discréditer au passage les tenants du discours opposé.

En définitive, le débat précédent révèle les limites du concept de mondialisation qui n’a ni l’ambition ni la capacité d’expliquer à lui seul les phénomènes en cours. L’avènement d’un monde sans frontières (borderless world) (Ohmae 1990) où l’histoire et la géographie ne comptent plus (Fukuyama 1992, O'Brien 1992) n’est pas encore une réalité tangible, surtout à la lumière de la crise financière globale actuelle et de la montée des tensions géopolitiques un peu partout dans le monde et principalement dans la région qui nous intéresse. La lecture géohistorique du phénomène nous a permis de replacer la mondialisation dans la longue durée, et de reconstituer la généalogie de cette notion polysémique en relation avec le développement du capitalisme – au moins — à partir du XVIe siècle. Cependant, nous avons vu que même si le monde a connu par le passé des formes similaires de mondialisation, la plupart des auteurs reconnaissent que la mondialisation actuelle se démarque des vagues précédentes par une intensification sans précédent des flux et des échanges à

travers le monde. Une dimension que C. Manzagol résume dans sa définition de la mondialisation :

« La mondialisation a (…) des racines anciennes. Ce qui est nouveau c’est la rapidité avec laquelle un événement se répercute, c’est la quantité de gens et de pays qui sont concernés, c’est la constante irruption du planétaire dans les vies singulières. » (Manzagol 2003: 6)

Même si cette définition est approuvée par la plupart des spécialistes et prend en compte un large éventail de courants et de disciplines, elle demeure trop générale pour constituer une thèse suffisante – falsifiable – pour être mise à l’épreuve dans notre travail de recherche. Dans sa formulation actuelle, cette définition n’est pas encore opérationnelle puisque nous ne pouvons pas analyser le rapport entre la mondialisation en tant que concept théorique et « ses manifestations empiriques » à vérifier sur le terrain (Van der Maren 1995: 370) à partir des outils dont nous disposons (terrain, informateurs, données) et en fonction desquels notre thèse sera validée.

La réalité du problème réside comme le souligne parfaitement B. Jessop au niveau de l’échelle (Jessop 2000: 342). Ce dernier estime que pour s’intéresser à la mondialisation, il faut s’intéresser aux autres échelles et non seulement à une échelle « purement » mondiale, car le mondial sert surtout comme « horizon ultime d’action » plutôt que comme « site concret d’action ». En d’autres termes, si la mondialisation a lieu à des échelles multiples, très peu d’entre elles constituent effectivement des « objets explicites de régularisation et de gouvernance » (Jessop 2000: 342).

Or c’est bien à l’action (aux politiques, aux projets, à la capacité de régulation) que nous nous intéressons en premier lieu et non pas aux concepts théoriques liés à la mondialisation en tant que telle. Comme le souligne Jessop, si la mondialisation est envisagée uniquement d’un point de vue scalaire à partir duquel on entrevoit les changements complexes en cours, il est alors admissible de la remplacer par un autre concept, comme la régionalisation, la « triadisation » ou la « transnationalisation », sans pour autant affaiblir la pertinence de l’argumentation (Jessop 2000: 355).

On retrouve une préoccupation similaire de délimiter un champ d’analyse opérationnel de la mondialisation chez P-Y. Saunier (Saunier 2004) qui, reprenant F. Cooper, suggère une approche « modeste » de la mondialisation.

« Vouloir contribuer à historiciser la globalisation (…) comprendre les interconnections entre diverses parties du monde, en remettre en perspective les rythmes, les angles morts, en cerner les résistances, les refus et les non-pertinences, appelle à une stratégie modeste d’analyse des processus transnationaux qui constituent des réseaux et des champs sociaux de grandes envergures sans être forcément planétaires. » (Saunier 2004: 124)

Nous ne pouvons que faire nôtre cette proposition de Cooper reprise par Saunier, d’autant plus que notre « terrain » est situé dans une aire culturelle traditionnellement rétive à ce type de concept à prétention universelle. Nous verrons plus loin que la Méditerranée peut être envisagée comme une manifestation de la mondialisation puisqu’elle contient, en tant qu’objet à la fois conceptuel et empirique, les contradictions à l’œuvre dans la mondialisation.

R. Cooper (2001) s’interroge sur l’utilité du concept de mondialisation transposé au-delà du « système spatial atlantique ». Selon Cooper, il est nécessaire d’élaborer des concepts suffisamment clairs et un corpus théorique plus précis et moins trompeur que celui de la mondialisation, pour pouvoir dire des choses significatives à son propos (Cooper 2001: 212). D’après Cooper, la mondialisation peut être invoquée pour expliquer un nombre important de faits, mais son utilisation exagérée risque de limiter l’imagination en occultant le pouvoir et l’importance de la longue histoire des mobilisations transnationales ainsi que le rôle des institutions et des réseaux qui peuvent offrir autant d’opportunités que de contraintes (Cooper 2001: 213).

En continuité avec Cooper et Saunier, nous adoptons une approche « modeste » de la mondialisation cherchant à comprendre les mécanismes en cours sans nécessairement vouloir les enfermer, à tout prix, dans des explications et des catégories préétablies.

Par ailleurs, et comme nous l’expliquerons plus longuement dans le cadre méthodologique (Chapitre 4), il nous semble primordial de pouvoir retrouver les traces matérielles de la mondialisation sur le terrain, autrement dit, il faut que ce phénomène, ou du moins les réactions à ce phénomène, soient visibles à partir des données recueillies essentiellement à partir de l’analyse du discours des acteurs euro- méditerranéens. Pour cela, nous estimons qu’une définition opératoire de la mondialisation comme celle proposée par Saunier nous permet de mieux aborder notre cadre empirique, muni des concepts adéquats.

Dans le chapitre suivant, nous analyserons plus en profondeur les sites « concrets » d’actions, en puisant dans la littérature les principales balises théoriques qui nous permettront, par inférence, de formuler nos énoncés théoriques de départ.

1.2 La relation entre mondialisation et régionalisation :

complémentarité ou résistance ?

Dans cette partie, nous nous intéressons particulièrement au lien entre mondialisation et régionalisation et, en filigrane, entre multilatéralisme et régionalisme puisque les éléments qui forment ces deux couples sont le plus souvent juxtaposés, opposés ou comparés dans la littérature abondante qui leur est consacrée.

Un rapide passage en revue de ce corpus théorique, tant dans les disciplines de l’économie politique, des relations internationales que de la géographie, nous montre l’importance de la question pour une grande partie des auteurs qui s’y sont intéressés ; à savoir si la régionalisation est : (1) une manifestation de la globalisation (2) une étape de la globalisation (building block), ou (3) un processus contradictoire, c’est-à-dire une forme de résistance à la mondialisation (stumbling block). En parallèle, d’autres travaux, plus spécifiquement rattachés au commerce international se sont intéressés au couple formé par le multilatéralisme et le régionalisme, en d’autres termes à la juxtaposition entre les institutions financières internationales

(FMI, OMC) et les Zones de Libre Échange (ZLE). On y retrouve également le même type d’interrogations que pour le premier couple4.

En effet, pour beaucoup d’auteurs (Barry et Keith 1999, Sampson et Woolcock 2003, Santander 2004), la fin des années 1980 a vu l’apparition et l’accélération de deux phénomènes distincts, d’une part l’explosion de l’échange et des relations économiques à une échelle globale et multilatérale et de l’autre, la prolifération d’arrangements régionaux à caractère économique (zone de libre-échange, union douanière, etc.) entre deux ou plusieurs pays voisins. Ces deux phénomènes sont en apparence paradoxaux, puisque le caractère non discriminatoire du système d’échange multilatéral est parfois freiné par les arrangements régionaux qui accordent souvent un traitement préférentiel aux pays signataires et renforcent le protectionnisme envers les produits, les biens et les personnes en provenance des pays tiers (Sampson et Woolcock: 3). Cette contradiction a fait l’objet d’un débat assez animé entre ceux qui considèrent la régionalisation comme un frein à la globalisation et aux relations économiques multilatérales (Bhagwati et Krueger 1995), comme stipulé par le GATT et plus tard par l’OMC, et d’autres qui pensent que la vague actuelle5 de régionalisation

en constitue, au contraire, une étape.

Selon Barry et Keith, le régionalisme peut imposer des distorsions au commerce international, mais ne pose pas d’entraves sérieuses au système d’échange multilatéral tant que le rythme de libéralisation de ce commerce est maintenu (Barry et Keith 1999: 16). Dans le même sens, une étude comparative menée par Sampson et Woolcock conclut que les accords régionaux étudiés se sont avérés être des arrangements complémentaires à la globalisation en matière de promotion de l’ouverture des marchés dans des secteurs traditionnellement caractérisés par leurs

4 Il faut dire que, pour les spécialistes en intégration économique régionale, les notions

d’internationalisation et de système international sont encore dominantes par rapport à la notion de globalisation qui est souvent remplacée par la notion de « système global »

5 Par opposition à la première vague de nature plus Keynesienne au lendemain de la Deuxième

barrières à l’échange global (Barry et Keith 1999: 15). En réalité, la création de ces arrangements régionaux se fait le plus souvent après notification de l’OMC qui veille, à travers le respect de certaines de ses clauses, à leur conformité aux principes du multilatéralisme :

« Les règles de l’OMC sur les accords régionaux sont conçues afin de minimiser les risques que de tierces parties soient négativement affectées par la création d’arrangements régionaux et pour que ces arrangements ne deviennent pas eux-mêmes des entités d’échanges commerciaux étroites et discriminatoires (…) les zones de libre-échange doivent faciliter l’échange entre les partenaires et non pas ériger des barrières en face d’autres membres de l’OMC. » (Sampson et Woolcock op. cit., 5-6)