• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 1 : GLOBALISATION ET RÉGIONALISATION: DEU

1.1 L’origine et la nature de la mondialisation

1.1.4 Une lecture culturelle

1.1.4.1Des divergences profondes

La lecture culturelle est, avec les lectures politiques et économiques, un prisme à travers lequel on a souvent observé la mondialisation. Il est devenu courant d’associer cette dernière à la disparition des traditions et des coutumes, à l’américanisation des modes de vie ou à l’invasion des enseignes globales. Dans cette partie, nous aborderons la dimension culturelle de la mondialisation en nous concentrant sur le débat académique autour de l’homogénéisation des sociétés et des

cultures. Celui-ci oppose trois visions différentes, aux implications philosophiques profondes :

Une première vision, positiviste et néolibérale, constate – et prône ? – la convergence et l’homogénéisation. Elle est représentée par des auteurs comme M. Cohen (1996) et N. Harris et I. Fabricius (1996), qui sont proches des Organisations internationales (Banque mondiale et Nations-Unies) ainsi que F. Fukuyama à travers sa relecture de la notion de « capital social » (Fukuyama 1995). Une deuxième vision, de nature géopolitique, annonce la résurgence de conflits mondiaux culturels et religieux au détriment des conflits idéologiques du XXe siècle (Huntington 1996). La troisième approche, culturaliste et critique appelle, quant à elle, à la divergence et à la résistance du local – et de la marge – à la globalisation. Ce deuxième courant est représenté par E. Said (1993), A. Appadurai (1996) et, dans une certaine mesure, N. AlSayyad (1996).

1.1.4.2La mondialisation comme élément d’homogénéisation

Pour M. Cohen (1996), les pressions de la mondialisation sont identiques partout, indépendamment des cultures et du niveau de développement des pays. Cohen en veut pour preuve la similarité des problèmes urbains dans le monde : chômage, manque de solidarité sociale et affaiblissement des institutions et des services publics. Toutefois, d’après M. Cohen, les villes du Nord et du Sud ne disposent pas des mêmes outils pour affronter et résorber ces problèmes, notamment au niveau économique. Cohen établit une différence entre les caractéristiques « objectives » similaires de la mondialisation (ses manifestations au niveau local) et la signification « subjective » pour les sociétés, qui varie selon les contextes culturels (Cohen 1996: 25).

Toujours dans une même mouvance, F. Fukuyama revisite la notion de « capital social » pour l’adapter aux nouveaux impératifs de compétitivité en face des

changements globaux. L’existence de cette valeur ajoutée permet à Fukuyama d’avancer l’argument suivant :

« Le caractère de la société civile et de ses associations intermédiaires, enraciné dans des facteurs non rationnels comme la culture, la tradition et la religion, ainsi que d’autres sources prémodernes, sera la clé du succès des sociétés modernes dans l’économie globale. » (Fukuyama 1995: 103) Dans des écrits ultérieurs, Fukuyama développera plus longuement les liens entre mondialisation et capital social. D’après l’auteur (2001: 21), la mondialisation est une source de capital social pour les pays en développement, car elle n’est pas uniquement porteuse de capitaux, mais également d’idées et de culture. Tout en reconnaissant que la mondialisation affecte les cultures indigènes, Fukuyama rappelle qu’elle transmet également de nouvelles idées, pratiques et habitudes, qui varient des normes de comptabilité aux pratiques de management en passant par les activités des ONG. D’après Fukuyama, les sociétés font face à un dilemme : d’une part, la mondialisation risque de détruire les cultures traditionnelles et, par conséquent, d’avoir sur elles lors de son passage un effet dévastateur, d’autre part, la mondialisation peut constituer un choc externe qui disloque les groupes sociaux locaux « dysfonctionnels » permettant ainsi, aux individus, d’entrer de plain-pied dans la modernité (Fukuyama 2001: 21). Dans l’optique de Fukuyama, la mondialisation pose une série de dilemmes au sein des sociétés et des États plutôt que des pressions identiques. Ce qui signifie que les solutions appropriées ne sont pas des réponses à des pressions, mais plutôt une série d’occasions favorables, perçues en tant que telles, en relation avec une même conception de ces contraintes.

1.1.4.3Le nouvel ordre mondial et le « choc des civilisations »

À partir des prémisses essentialistes de Fukuyama, S. Huntington développe une vision beaucoup plus belliciste du monde à venir. Dans un article très polémique, paru au Foreign Affairs en 1993, Huntington, et dans une allusion directe à « la fin de l’histoire » de Fukuyama, avance l’hypothèse que

« la source fondamentale de conflit dans le Nouveau Monde n’est pas principalement idéologique ou principalement économique. Les grandes divisions de l’humanité et la source principale de conflit seront culturelles. Les États-nations demeureront les acteurs les plus puissants sur la scène internationale, mais les principaux conflits de la politique mondiale auront lieu entre nations et groupes issus de civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale. Les frontières entre civilisations seront les champs de bataille du futur. » (Huntington 1993: 22)

Selon Huntington, les villes, régions, groupes ethniques et groupes religieux ont tous des cultures distinctes à la base, mais qui finissent par se retrouver à certains niveaux d’hétérogénéité culturelle. Hiérarchiquement, la civilisation est donc l’entité culturelle la plus élevée et englobe les groupes culturels inférieurs (Huntington 1993: 24). Fukuyama et Huntington ont eu un impact très visible sur le monde politique, économique et médiatique de cette dernière décennie. On retrouve certains éléments de la conception du capital social de Fukuyama dans les approches préconisées par le PNUD et la Banque mondiale en matière de développement économique (Woolcock et Narayan 2000). Les écrits de Huntington et Fukuyama ont également influencé l’aile néoconservatrice américaine sous George W. Bush (Davidson et Harris 2006).

1.1.4.4La mondialisation comme élément d’hétérogénéité

Les autres lectures culturelles de la mondialisation s’opposent à cette vision néolibérale de la mondialisation. Certains auteurs comme AlSayyad (2001, 2008) proposent une lecture alternative de l’impact de la mondialisation sur la culture sans remettre en question ses prémisses théoriques, tandis que d’autres (Appadurai 1996, 2000, Saïd 1993, 2008[2001]) s’attaquent aux fondements épistémologiques mêmes de cette vision néolibérale. Pour AlSayyad, l’émergence d’une culture mondiale (« world culture ») est problématique. Si une telle culture existait, elle serait beaucoup plus soucieuse de la gestion de la différence et de la diversité que de la reproduction du semblable et de l’uniforme (AlSayyad 2001: 13).

Dans le même sens, B. Sanyal (2005) souligne que la menace — ou l’espoir – d’une homogénéisation à travers la mondialisation peut être exagérée, d’une part, parce que rien ne semble annoncer une convergence pure et simple des traditions et des cultures (Sanyal prend comme exemple les modèles de planification et d’aménagement qui restent fortement ancrés dans des traditions et des « cultures » de planification nationale malgré l’internationalisation de certains modèles occidentaux), d’autre part, parce que les traditions et les cultures ne sont pas essentialistes et immuables et qu’elles sont appelées, indépendamment de la mondialisation, à s’interpénétrer et à s’influencer mutuellement.

Dans une position plus critique de la mondialisation néolibérale, A. Appadurai, a introduit la notion de « disjonction » (disjuncture) pour expliquer les processus globaux en cours (Appadurai 1990, 1996). Pour le sociologue, la nouvelle économie culturelle globale doit être perçue comme un « ordre complexe, enchevêtré et disjonctif » lié à la phase de « désorganisation » dans laquelle est entré le capitalisme durant ces trois dernières décennies (Appadurai 1990: 296). Selon Appadurai, la mondialisation génère « des problèmes qui se manifestent dans des formes locales intenses, mais dans un contexte qui est tout sauf local » (Appadurai 2000: 6). Pour Appadurai :

« La globalisation de la culture n’est pas similaire à son homogénéisation, même si cela implique l’utilisation d’une variété d’instruments d’homogénéisation (armements, techniques publicitaires, domination linguistique, modes vestimentaires, etc.) qui sont absorbés dans les économies politiques et culturelles locales pour être aussitôt rapatriés comme dialogues hétérogènes de souveraineté nationale, libre entreprise, fondamentalisme, etc. » (Appadurai 1990: 307)

1.1.4.5La mondialisation comme « avatar » de l’eurocentrisme

Une troisième position, plus intransigeante, est représentée par des figures comme E. Saïd, I. Wallerstein et P. Bourdieu qui s’attaquent aux fondements idéologiques et philosophiques du discours sur la mondialisation. Dans une réponse à S. Huntington, intitulée « le choc de l’ignorance » et publiée au lendemain des

événements du 11 septembre, E. Saïd (2008[2001]) s’insurge contre le simplisme de la vision de l’historien et du sociologue américain :

« La personnification d’entités énormes appelées « Occident » et « Islam » est maladroitement affirmée, comme si des questions aussi compliquées que l’identité et la culture existaient dans un monde cartoonesque où Popeye et Brutus se taperaient dessus sans merci, avec le plus vertueux des deux qui finit par gagner à chaque fois. » (Saïd 2008[2001]: 333)

Selon Saïd, Huntington s’intéresse très peu aux dynamiques internes, à la pluralité au sein de chaque civilisation, et au fait que le principal enjeu dans la plupart des cultures modernes se situe au niveau de la définition et de l’interprétation de chacune d’elle. Huntington pour Saïd est un idéologue qui veut

« réduire les “civilisations” et les “identités” à des entités fermées et verrouillées, complètement vidées des multitudes de courants et contre- courants qui animent l’histoire humaine et qui ont permis que, à travers les siècles, cette histoire ne soit pas uniquement remplie de guerres de religion et de conquêtes impériales, mais également d’échanges, de fertilisation croisée et de partage. » (Saïd 2008[2001]: 334)

Au-delà de la critique de cette vision manichéenne du monde et des cultures, E. Saïd (2001), Wallerstein (1997) et P. Bourdieu (1999) s’insurgent contre le défaitisme des sciences sociales et humaines en face des changements en cours. Selon Wallerstein (1997: 93-4), les sciences sociales sont fondées sur une vision « eurocentrique » du monde qui s’est reflétée aux niveaux épistémologique et méthodologique, par un divorce entre la science (le « vrai ») et la philosophie et les humanités (le « bien ») (Wallerstein 1997: 106). Ce qui a eu pour effet « d’exciser la gravité de l’histoire » (Saïd 2001: 66) et donc de consacrer, en fin de compte, la séparation entre le « vrai » et le « bien » ou, comme le désigne P. Bourdieu :

« la dichotomie entre scholarship et commitment – entre ceux qui se consacrent au travail scientifique, qui est fait selon des méthodes savantes à l’intention d’autres savants, et ceux qui s’engagent et portent en dehors leur savoir. » (Bourdieu 2002: 3)

Pour le sociologue français, la dépolitisation de la science contribue à imposer « la politique de la mondialisation » en tant que :

« Travail constant (…) associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d’affaires, pour imposer comme allant de soi une vision néolibérale qui, pour l’essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays. » (Bourdieu 1998: 34)

Dans un texte coécrit avec L. Wacquant, Bourdieu estime que l’impérialisme culturel est basé sur la capacité de rendre universels des particularismes liés à une tradition historique unique en gommant leur spécificité contextuelle pour devenir des « lieux communs » indiscutables (Bourdieu et Wacquant 1999: 41). D’après Bourdieu et Wacquant, le pouvoir de conviction de ces particularismes doit beaucoup à leur ubiquité et à leur adoption par des instances supposément neutres comme les Organisations internationales, les revues semi-scientifiques et les conférences académiques qui accélèrent leur circulation dans le monde. Parmi ces mots-clés, les plus « insidieux » ne sont pas les théories systématiques (« globalisation », « fin de l’histoire ») et les visions philosophiques (« post-modernisme ») qui sont facilement contestables, mais plutôt les termes techniques, d’une apparente neutralité, comme « flexibilité » qui agit comme un véritable nom de code transposable d’un contexte à l’autre (Bourdieu et Wacquant 1999: 42).