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Une description non polyphonique de la relation concessive

Monsieur X est venu me voir le soir (sans aucune demande de ma part) pour m’indiquer : « ce n’est

3. Concession et discours autre [6], [8], [12], [16], [28]

3.1. Une description non polyphonique de la relation concessive

Les descriptions de la relation concessive ou de marqueurs concessifs comme certes s’appuient généralement sur la distinction « locuteur »-« énonciateur » posée par Ducrot dans le cadre de la théorie de la polyphonie. Or cette théorie pose de mon point de vue un certain nombre de problèmes (je reprends ici les termes de [8]). Tout d’abord, elle attribue l’extériorité du discours à une « parole » ou à une « voix » dont la matérialité est problématique. Elle conçoit en effet les énonciateurs mis en scène par l’énoncé comme des « êtres discursifs » :

c’est-à-dire des « êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils ‘parlent’, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur position, leur attitude mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles » (Ducrot 1984 : 204). Ce ne sont donc pas des instances de discours ; la question de la matérialité des énoncés attribués à ces différents énonciateurs, de leur ancrage (énonciatif), de

leur mode de circulation, ne se pose pas, alors qu’il s’agit en revanche d’une question cruciale en analyse de discours. ([7] : 175) 33

C’est ce que rappellent aussi J. Bres et S. Mellet dans l’introduction du numéro de Langue

Française auquel S. Garnier et moi-même avons participé :

Les approches en terme de dialogisme, qui s’inscrivent peu ou prou dans les cadres de l’analyse du discours, posent l’énonciation comme négociation du sujet énonciateur – défini comme celui qui profère et valide le discours ou l’énoncé produit – avec l’hétérogène des autres discours qui le traversent et qu’il ne cesse de rencontrer, hétérogène qu’il peut mettre en scène partiellement mais qui plus fondamentalement le domine et auquel il ne saurait échapper. (Bres et Mellet 2009 : 8)

La critique de l’option polyphonique tient également à la conception du sujet et de l’énonciation sous-jacente à la dissociation entre locuteur et énonciateur : mise en scène quasi-théâtrale où « le locuteur ‘donne existence à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes’ (Ducrot, 1984 : 204) ; position de maîtrise du locuteur qui organise les différents points de vue de ces énonciateurs par rapport à son ‘vouloir dire’ » ([8] : 174). On s’inscrit ici dans la continuité des remarques d’Authier-Revuz (1995 : 60-66) mais aussi de Bres et Mellet (2009) ou de Paillard (2011), lequel se distancie d’« une conception ‘instrumentale’ des mots du discours, outils par définition fiables mis au service d’une vision d’une communication postulée comme transparente et efficace, où le locuteur déploie en toute liberté sa stratégie en direction de l’interlocuteur » (Paillard 2011 en ligne : 3).

Ainsi la perspective d’analyse du discours présentée ici est peu congruente avec une approche « argumentative » comme celle développée par Moeschler et de Spengler (1982) qui définissent la concession comme « un mouvement argumentatif complexe visant à présenter un argument pour une certaine conclusion et conjointement à présenter un autre argument plus fort pour une conclusion inverse » (1982 : 10) au service de stratégies interactionnelles34. De même, l’opposition entre une relation qui concerne des « faits de discours » (op.cit. : 17) (la concession argumentative) et « une relation factuelle entre des faits dénotés » (op.cit. : 16) (la concession logique, du type Bien que la rivière fût en crue, le pont ne s’est pas effondré) paraît problématique, d’autant plus que les données montrent qu’il est parfois difficile d’établir une distinction tranchée entre deux types de concession. La description proposée par Morel (1996), basée sur des critères diversifiés, non seulement de type pragmatique et énonciatif mais aussi

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Comme on l’a souligné p. 42 à propos du préconstruit et de la présupposition, on trouve ici l’écho des débats entre O. Ducrot et l’AD ; voir par exemple ce que dit Pêcheux de l’analyse de mais par Ducrot : « O. Ducrot se refuse absolument à faire intervenir dans l’analyse linguistique de la séquence la référence à quelque corpus interdiscursif que ce soit : il fait même de ce refus un critère distinctif de ce qui peut se présenter légitimement comme une analyse linguistique. » (« Lecture et mémoire », inédit in Pêcheux 1990 : 291)

34 Voir aussi la définition de F. Letoublon : « La concession est donc pour nous un acte de langage au sens d’Austin et Searle qui consiste |…] à accorder à l’adversaire potentiel qu’est l’interlocuteur des arguments allant en sens inverse de votre conclusion, et donc à lui ‘céder’ une partie du terrain en allant partiellement dans son sens. » (1983 : 87)

morpho-syntaxique, introduit quant à elle des notions telles que énoncé « concédé », « reprise », ou encore « normalité » ou « topos », qui seraient mis en jeu dans la relation concessive, mais sans les questionner de façon précise. Or c’est précisément sur les questions de la nature de la « reprise » ou du statut du « topos » mis en jeu dans la relation concessive que nous nous sommes arrêtées.

C’est la raison pour laquelle nous optons, comme je l’ai expliqué en introduction, pour une description qui définit la concession comme une opération abstraite telle qu’elle est exposée par exemple par D. Ducard (2004) ou S. de Vogüe (1992). Pour D. Ducard,

Dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives, la concession a été ramenée, suite à un examen raisonné des marqueurs spécifiques à des langues diverses, à une forme schématique générale représentée par le diagramme suivant :

Les flèches désignent des relations de consécution normalisées ou relations d’entraînement, que nous dirons ineffectives […], invalidées par l’énonciation, et le trait oblique désigne la relation

effective, validée. L’énoncé complexe dit concessif établit la mise en relation entre une assertion p

et une assertion q’ par un marqueur de discontinuité, indiquant l’introduction du complémentaire de q (autre-que-q, soit q’). (Ducard 2004 : 59)

S. de Vogué part d’un schéma similaire, qu’elle appelle le « schéma concessif standard » :

(A) soient les énoncés de la forme bien que/quoique p, q

(a) p est donné comme entraînant normalement non-q ; [= q’ dans le schéma de D. Ducard] (b) p est donné comme vrai :

(c ) q est donné comme vrai aussi (1992 : 23)

Mais elle va montrer, à propos de bien que, quoique et encore que, comment, selon les marqueurs, se jouent « différents statuts de p (les différents modes de construction de sa valeur référentielle) », « différents statuts de non-q (les différents statuts de la négation) » et « différents modes de relations qui conduisent à rapporter p à non-q » (ibid.). C’est ainsi qu’à partir d’une analyse des marqueurs dits « concessifs » et plus particulièrement de la « pondération » de la valeur de vérité du contenu asserté qu’ils produisent, sont mis en évidence trois types de relations concessives, congruentes avec les distinctions proposées par Morel (1996). Avec bien que, p est neutralisé (« concession logique » chez M.-A. Morel) :

La rivière est en crue --- Le pont s’écroule

Le pont ne s’est pas écroulé [le schéma est ici inversé par rapport à celui de Ducard, la relation « validée » correspond au trait oblique]

Bien que la rivière soit en crue, le pont ne s’est pas écroulé.

On peut considérer que ce type de concession met en jeu « une relation d’inférence, de p vers ce qui serait la suite attendue de p et que q contrecarre » et que « l’on restitue spontanément pour interpréter ». Cette relation de cause à effet est une « normalité » d’ordre « idéologique » et relève de ce que Culioli appelle « relation primitive » (1992 : 25).

Avec quoique on a une différence d’orientation appréciative entre p et q. Il s’agit de ce que certains appellent la concession argumentative dont le marqueur prototypique est mais.

Brouillon --- (ne réussira pas)

Intelligent35

Quoique brouillon, il est intelligent Il est brouillon mais intelligent

Ici p et q sont orientés inversement – « orientation qui met aussi en jeu une normalité » (ibid.) telle que par exemple la valuation positive d’un terme et négative de l’autre, et l’association entre « être brouillon » et « ne pas réussir » dont peut rendre compte un énoncé doxique du type « quand on est brouillon on ne réussit pas ».

Avec encore que, généralement postposé, il y a remise en question de p. Morel (1996) parle dans ce cas de « concession rectificative » :

Il n’est pas milliardaire, encore qu’il soit riche.

Comme on le voit, la concession repose sur une proposition « attendue » et que la relation concessive vient invalider. Or une proposition peut être « attendue » car elle est « partagée » : on voit comment la relation concessive peut mettre en jeu un « topos », un élément « doxique », répétable et répété, et de ce fait posé comme « déjà-là » – ou encore un « discours transverse » dans les termes de Pêcheux (1975 in Pêcheux 1990). La question du statut de « déjà-là » et par conséquent de la matérialité discursive de ce qui est mis en jeu dans la concession n’est pas simple. Nous l’avons envisagé d’une part à travers l’analyse des « normes » mises en jeu dans le discours des éducateurs par l’énoncé concessif, et d’autre part, d’une façon un peu différente, à travers un travail plus poussé sur le marqueur certes.

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