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UNE APPROCHE MULTIDIMENSIONNELLE DES PHÉNOMÈNES DE MOBILITÉ

Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire

I. UNE APPROCHE MULTIDIMENSIONNELLE DES PHÉNOMÈNES DE MOBILITÉ

Pour analyser la mobilité, Michel Bassand emprunte à Marcel Mauss la notion de fait social total. Il entend ainsi insister sur l’idée que la mobilité peut nous renseigner sur la société dans son ensemble. Cette position est partagée par Willi Dietrich, qui écrit : la mobilité spatiale est un phénomène social total, c’est-à-dire qu’elle n’est jamais seulement qu’un déplacement, mais toujours une action, au cœur des processus sociaux de fonctionnement et de changement (Dietrich, 1989, 18). Considérer la mobilité comme un fait social total, c’est, ajoute W. Dietrich, renvoyer à la complexité des relations et à la multiplicité des rapports sociaux qu’un type particulier de comportements (ici, la mobilité) peut mettre en œuvre (1989, 18, voir aussi Bassand, Kaufmann, 2000). Cette approche de la mobilité comme phénomène social total permet de mettre en évidence son caractère multidimensionnel et de jouer sur la polysémie de la notion.

Elle permet également de prendre de la distance par rapport à des visions trop manichéennes des faits de mobilité, caractéristiques du discours des fins (Haesbaert, 2001). En effet, selon une version pessimiste de la mobilité, les sociétés perdraient de leur cohésion, ou encore, la mobilité aurait pour conséquence un retour vers des formes pré- modernes de société. Inversement, la seconde version, optimiste, consiste à affirmer qu’avec l’éclatement des pratiques spatiales, les individus, tels des électrons libres, seraient libérés de toute contrainte territoriale (Péron, 1998). Analyser la mobilité comme phénomène social total revient à rendre plus complexe cette alternative. Dans la formulation de notre problématique, trois approches complémentaires de la mobilité ont été utilisées et sont ici présentées : la mobilité comme forme sociale, la mobilité comme phénomène socio-spatial, la mobilité comme phénomène spatio-temporel.

1. La mobilité comme forme sociale

La mobilité peut être analysée comme une forme sociale, au sens que donnait Georg Simmel à cette expression. La forme sociale est dotée de propriétés structurales dans la mesure ou elle est capable d’articuler des tensions entre deux pôles en compétition (Rémy, 1995, 151). Elle est mise en relation avec d’autres éléments, structurant le social, dans une tension dialectique. Les tensions, qui sont fondatrices du dynamisme, sont indépassables. Les formes assurent une modalité de coexistence sans aboutir à une résolution définitive (Rémy, 1995, 154). Dans le cas de la mobilité, cette dualité s’articule entre fixité et errance, ancrage et mouvement, ou encore entre sédentarité et nomadisme (Simmel, 2000 voir aussi Rémy, 1996 ; Péron, 1998 ; Tarrius, 1995). Pour Georg Simmel, la figure idéal-typique de la mobilité est l’Étranger12. À travers cette figure, il montre 12

On utilisera étranger sans majuscule, ou encore les expressions résidents étrangers ou population

comment les relations spatiales sont à la fois la condition et le symbole des relations humaines. Le balancement entre fixité et errance doit ainsi être interprété aussi bien au sens réel qu’au sens symbolique des termes, de proximité spatiale et d’affinité, d’une part, et de distance spatiale et d’éloignement social entre des individus, de l’autre (Simmel, 2000). Considérer les relations sociales entre les individus sous l’angle du couple rapprochement/distance permet ainsi d’ajouter aux couples précédemment évoqués le binôme identité/altérité (Tarrius, 1989).

Avec la modernisation des sociétés, et en particulier les processus d’urbanisation et d’individuation, ce balancement s’est accentué et est parfois résumé sous l’angle de la tension ancrage territorial/mondialisation-circulation. Cependant, cette tension qui régit le monde n’est guère récente. Françoise Péron fait ainsi référence à la mythologie grecque, qui montre, avec les dieux Hestia et Hermès, que les hommes fonctionnent sur le mode binaire de l’ancrage au foyer et de l’ouverture au monde. Selon Françoise Péron, cette structure mythique d’opposition entre deux types d’espace continue à informer et à diversifier nos lieux, à construire notre personnalité (Péron, 1998). Ainsi, c’est plutôt sous l’angle de l’accentuation, de l’intensification, que sous celui de la nouveauté, qu’il convient de lire certaines dynamiques de transformation de notre rapport au local et aux identités.

2. La mobilité comme phénomène socio-spatial

La mobilité est, par ailleurs, un phénomène socio-spatial. Elle est socialement et spatialement déterminée, mais elle est également un déterminant de l’organisation des sociétés et des espaces, elle a des effets socio-spatiaux. Cette épaisseur la distingue de la circulation, dans la mesure où cette dernière ne concerne que la mobilité spatiale, parfois cyclique (circuler, c’est littéralement effectuer un mouvement circulaire, donc répétitif) des individus, des biens, des informations…La circulation se rapporte aux flux. C’est la composante effective de la mobilité (Mathieu, 2003, 158 ; voir aussi Odgen, 2000).

Les travaux cherchant à articuler les catégories sociales et spatiales de la mobilité sont rares. John Urry déplore ainsi que l’absence de considération pour les croisements entre des catégories géographiques, telles que la région, la ville ou le lieu, et des catégories sociales telle que la classe, le genre ou l’ethnicité ait notablement appauvri la recherche sur la mobilité sociale qui a longtemps considéré la société comme un espace uniforme13 (2000, 3).

résident). Quant au terme d’Étranger, il sera utilisé pour désigner une position sociale particulière, en référence à la figure de l’étranger développée dans la tradition sociologique et dont Georg Simmel est l’instigateur (Simmel, 2000).

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Pour J. Urry, analyser le croisement des deux dimensions de la mobilité, sociale et spatiale, est plus que jamais nécessaire Son ouvrage est un manifeste pour une sociologie centrée non plus sur la question de la société, mais sur la mobilité. La sociologie des mobilités proposée par J.Urry, doit se baser sur le mouvement,

les mobilités et les ordres contingents plus que sur la stagnation les structures et l’ordre social, elle devrait

permettre, selon l’auteur, de renouveler radicalement le regard porté sur les sociétés contemporaines (Urry, 2000, 18). La même critique qu’il adresse aux sociologues, celle de négliger la mobilité spatiale, pourrait être

Au niveau empirique, articuler les dimensions sociale et spatiale de la mobilité est une démarche semée d’embûches, car la relation entre mobilité sociale et mobilité spatiale est fort complexe. Tout d’abord, la notion de mobilité sociale (ou socio-économique) est elle-même difficile à définir. La mobilité sociale, définie comme le changement qui fait passer un individu d’une position sociale a une autre, peut être verticale ou horizontale14, intergénérationnelle ou intragénérationnelle, structurelle (dépendante du système social) ou nette (dépendant des seuls individus) (Guedez, 2003). Surtout, la question de la mobilité sociale soulève le problème crucial des critères à adopter pour l’évaluer, qui ne peuvent en aucun cas être réduits à de seuls indicateurs économiques (Guedez, 2003). De ce point de vue, la notion de mobilité sociale est particulièrement révélatrice des positions idéologiques de ceux qui en font usage (Oso Casas, 2001). Par ailleurs, les stratégies de mobilité sociale adoptées par les individus n’aboutissent pas nécessairement aux résultats souhaités. Une stratégie de mobilité sociale peut même avoir les effets inverses de ceux escomptés.

Surtout, la relation entre mobilité spatiale et mobilité sociale est elle-même complexe, car la mobilité est à la fois révélatrice et génératrice de changement (Begag, 1988, 13). En effet, le degré de mobilité des individus peut constituer un indice d’inégalité sociale. Ainsi, à partir d’une recherche menée en Suisse, Michel Bassand, Dominique Joye et Martin Schuler ont montré que, plus le statut social des individus est élevé, plus leur mobilité spatiale est importante (1989, 11). Il est alors possible de développer une réflexion en termes d’inégalités d’accès à la mobilité.

Toutefois, la mobilité spatiale est également un instrument de mobilité sociale, ascendante ou descendante, de soi-même ou des autres (intergénérationnelle). Le mouvement dans l’espace géographique modifie la structure des opportunités de mobilité sociale en termes de gains et de pertes (Bassand, Kaufmann, 2000, 134). Par conséquent, elle transforme, subvertit, en les détournant ou en les remettant en cause, la vie sociale des hommes, les hiérarchies sociales et les légitimités locales (Tarrius, 1995). Elle n’aplatit pas les inégalités, mais reconfigure les relations et les ordres sociaux15. Les développements des

adressée aux géographes qui ont longtemps considéré la géographie des mobilités (souvent dénommée géographie des transports) comme un inventaire des modes de gestion de la distance des individus, et la circulation comme la résultante d’un simple calcul coût/bénéfice (Pumain, Offner, eds, 1996). Même si le débat a considérablement évolué, on pourrait regretter que dans le plus récent dictionnaire de géographie, ne fasse que peu de cas à l’articulation des deux phénomènes de mobilité sociale et de mobilité spatiale (Lévy, Lussault, eds, 2003). Pour une critique plus générale à une approche techniciste des phénomènes de mobilité, on peut voir Alain Tarrius, 1989.

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La mobilité verticale peut être ascendante ou descendante, tandis que la mobilité horizontale introduit un changement de position au niveau professionnel qui n’est ni promotion ni rétrogradation.

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L’analyse de l’automobilité en tant que forme de mobilité centrale dans la vie contemporaine en est un bon exemple du caractère à la fois libérateur et coercitif des nouvelles formes de mobilité. L’automobilité se présente comme un complexe de machines, de pratiques sociales et de formes d’habiter écrit John Urry, filant la métaphore empruntée à Latour de l’hybride homme-machine. Elle décuple les opportunités, par sa flexibilité, mais représente également une contrainte sévère, puisqu’elle nous éloigne de plus en plus de nos

différents flux et réseaux sapent les structures sociales endogènes qui avaient dans le discours sociologique classique le pouvoir de se reproduire, fait ainsi remarquer John Urry, pour suggérer le potentiel de transformation dont sont porteuses les mobilités spatiales (2000, 1).

De plus, avec l’accentuation et l’extension des mobilités, l’interprétation de la mobilité sociale devient plus complexe : elle doit tenir compte des différents espaces qui constituent le quotidien des individus. Dans le cas de la migration, il faut considérer la mobilité sociale à la fois sous l’angle du pays d’origine et du pays d’immigration.

Pour interpréter la réussite des stratégies mises en œuvre par les migrants, il convient donc de les envisager dans leurs divers positionnements sociaux (il y a des stratégies familiales, individuelles, entrepreneuriales…), mais aussi de leurs multiples positions spatiales, c’est- à-dire à la fois ici et là-bas (Tarrius, 1995 ; Missaoui, 1995).

La mobilité est un phénomène socio-spatial d’un tout autre point de vue : elle est co-présence et interaction. En effet, dans la mesure où elles ne sont presque jamais solitaires, les pratiques de mobilité mettent en relation des individus ou des groupes et permettent la manifestation de formes de micro-sociabilité dans les lieux de co-présence. Jean Samuel Bordreuil, dans une perspective interactionniste, plaide ainsi pour une étude de la mobilité en relation avec celle des autres, génératrice de voisinage (2000, 109). S’inspirant de la lecture d’Erwing Goffman, dans la perspective duquel le monde baigne dans la mobilité, il cherche à comprendre quelle est la relationnalité qui s’exprime dans ces pratiques. Le point de départ de son raisonnement est le suivant : accéder à un lieu c’est accéder à, et se rendre accessible pour d’autres accédants (…) avancer, bouger, expose à l’expérience de l’empiétement sur des réserves territoriales qui ont pour foyer des « ayants-droit » légitimement prêts à ne pas souffrir qu’on en franchisse les barrières (Bordreuil, 2000, 111). Il faut dans cette perspective, comprendre la gestion des proximités à laquelle se livrent les individus, ce qui revient à traiter les jugements moraux à quoi ces empiètements exposent (...). En d’autres termes, les voisinages mettent en jeu des « images de soi » et les passants s’y trouvent sous la contrainte d’avoir « à maintenir une image viable d’eux-mêmes ». En s’intéressant aux proximités circonstancielles (de lieu et de temps), il est possible de faire émerger le fondement relationnel de la mobilité. Dans la plupart des cas, ce fondement n’a pas d’implications majeures en termes de contenu relationnel. En ce sens, on peut dire, selon J.S Bordreuil, qu’il est bordure de réseaux. En revanche, parce que chaque mobilité met en jeu la capacité à présenter une image de soi en adéquation avec la situation, elle est porteuse de constants réajustements territoriaux, qu’il convient de mettre à jour (Bordreuil, 2000). La notion d’échange est particulièrement utile dans une telle perspective relationnelle. Définie par Erwing Goffman

proches. Ainsi, l’automobile pose les problèmes qu’elle était censée dépasser (Urry, 2000, 59-60). Voir également le travail d’O. Coutard, G. Dupuy et S. Fol sur la dépendance automobile (2002).

comme l’unité concrète fondamentale de l’activité sociale, elle désigne toute interaction de face-à-face entre individus (Goffman, 1998, 21)16.

3. La mobilité comme phénomène spatio-temporel

Espaces et temps sont indissociables et s’articulent en temporalités (Begag, 1988). Ces dimensions jumelles, dont l’une donne sens à l’existence de l’autre, sont nécessairement complémentaires dans l’étude des mobilités humaines (Haesbaert, 2001, 55). La mobilité est un phénomène spatio-temporel, en dépit des théories du temps instantané et de la fin de la distance. Alain Tarrius, dans l’exposition de son paradigme mobilitaire, montre ainsi combien l’appréhension des individus et des groupes par leurs parcours de mobilité exige de comprendre leurs positions dans l’espace et dans le temps, et d’articuler différentes échelles spatio-temporelles : temps et espaces entretiennent des rapports très étroits dans tout acte de mobilité. Rythmes, flux, séquences et successions généalogiques organisent les parcours en trajectoires, qu’expriment des histoires de vie, et s’articulent en destins collectifs (2002, 31). Les temporalités sont une dimension centrale des mobilités, qui ne peuvent être réduites aux temporalités du quotidien. En effet, les différentes échelles du temps, et notamment celle du temps long, permettent de comprendre le caractère collectif des trajectoires socio-spatiales qui se dessinent. Alain Tarrius identifie ainsi différents niveaux spatio-temporels pour décrire les mobilités des groupes qu’il étudie : les grandes migrations et l’histoire de la production des identités groupales : temps des brassages entre générations et des grands parcours initiateurs d’itinéraires souvent internationaux ; les mobilités résidentielles locales, caractéristiques du cycle de vie familial et productrices des territoires locaux de référence ; les mobilités quotidiennes, espaces-temps collectivement rythmés des échanges généralisés, actes de réactivation des liens identitaires (Tarrius, Péraldi, Marotel, 1988, 15).

Cette articulation des différents espaces-temps a pour avantage de mettre en évidence le caractère processuel, évolutif, toujours recomposé, des phénomènes de mobilité, mais aussi de s’inscrire contre une vision trop rationnelle de l’acteur : les logiques qui régissent les mobilités, en effet, sont plus complexes qu’un simple rapport coût/espace/temps, puisque les mobilités sont également chargées de sens social et contribuent aux destins collectifs, sur plusieurs générations. Dans notre cas, cela revient par exemple à s’interroger sur la façon dont les mobilités étudiées sont inscrites dans des relations historiques, tissées dans le temps long, entre plusieurs espaces, à montrer combien les espaces sont tributaires de l’histoire des mobilités. Par ailleurs, une appréhension des mobilités par leurs temporalités

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La notion d’échange doit être rapportée à celles de situation, toujours empruntée à Erwing Goffman (1998). La situation peut être définie comme un : espace-temps défini conventionnellement où deux

personnes ou plus sont co-présentes ou communiquent et contrôlent mutuellement leurs apparences, leur langage corporel et leurs activités (Joseph, 2002, 124).

permet de rendre compte de l’articulation de différents étages spatiaux, qui sont complémentaires et évoluent dans le temps17.

La mobilité est donc un phénomène multiforme, multidimensionnel, qui se déploie dans l’espace et dans le temps. Dans les lignes qui suivront, nous garderons à l’esprit ces différentes composantes du phénomène, pour nous demander de quelle façon les évolutions des mobilités mènent à de nouvelles logiques sociales et spatiales : comment le développement et la banalisation des mobilités, ou des possibilités de mobilité, transforment-ils le sentiment d’appartenance des individus et leur rapport au lieu et au territoire ? Qu’en est-il de ce sentiment d’appartenance pour les migrants ? Quelles sont les formes socio-spatiales qui émergent de ces nouvelles mobilités ?

II. LES IMPLICATIONS IDENTITAIRES DES NOUVELLES LOGIQUES

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