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La territorialisation comme co-présence et négociation

Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire

TRANSNATIONAUX ET FORMES D’INSCRIPTION COSMOPOLITES DES MIGRANTS

IV. DE NOUVELLES FORMES DE TERRITORIALISATION

3. La territorialisation comme co-présence et négociation

La translocalité, telle qu’elle est analysée par M. P. Smith comprend une autre signification. Elle est croisement d’individus et croisement de réseaux. Ce second aspect rappelle la mobilité comme co-présence, qui donne lieu à des formes de micro-sociabilité, telle qu’elle a été analysée par Jean-Samuel Bordreuil et présentée au début de ce chapitre. En effet, les formes de territorialisation liées à la pratique des mobilités comportent une dimension de rencontre et de négociation, qu’il convient à présent d’aborder. La mobilité, à travers la question du territoire, interroge notre relation à l’autre. Comme l’écrit Rémy Knafou, tout déplacement, quelles que soient sa portée et sa motivation, nous entraîne sur le territoire des autres, c’est-à-dire dans un espace produit et approprié où, de ce fait, des conflits de tous ordres (de l’usage ou symbolique) peuvent surgir (Knafou, 1998, 7).

Cela a d’autant plus d’importance que le principal lieu d’observation de ce travail est une place, au sens propre du terme : la place de la gare de Naples ou place Garibaldi. Or, la place est à la fois un lieu de mobilité par définition, puisqu’elle est croisement des trajectoires, mais aussi un espace sociétal par excellence, accessible à tous, selon la définition de Jacques Lévy (2003). C’est donc un lieu de négociation important. À ce propos, on peut se demander s’il peut exister des modes d’appropriation exclusive du territoire, ou bien s’il convient de penser que la territorialisation est toujours une entreprise de négociation. Les logiques de mobilité posent en effet la question de la territorialisation du même espace par différents groupes sociaux. Cette territorialisation est génératrice de conflits, au sens qu’accorde Georg Simmel à ce terme, c’est-à-dire un véritable principe organisateur de la société, combinant opposition et intégration, distance et proximité (Simmel, 1995). La territorialisation passe par la négociation des identités qui peut s’exprimer, dans le cas des migrants, sur le mode de l’ethnicité, mais pas uniquement : la mobilisation des identités de genres, par exemple, permet également une inscription et une appropriation différente de l’espace, qui passe par des marqueurs spatiaux.

Existe-t-il des territoires plus riches en négociations que d’autres ? La grande ville est probablement, par son caractère de proximité et de diversité, le lieu par excellence de la réalisation de ces négociations. D’observatoire des sédentarités, elle est devenue carrefour des mobilités (Martinotti, 1994 ; Tarrius, 1996). Dans les villes, les frontières entre identité/altérité semblent perpétuellement négociées43. Aussi les territoires concernés par la mobilité semblent par définition ne pas correspondre au modèle de l’enclave, au sens que phénomènes de transnationalisme dans leur complexité et de s’affranchir des tentatives d’objectivation des villes effectuées par les théoriciens de la ville globale qui mènent à une vision stricte opposant centres et périphéries économiques du monde. Selon Smith, il convient de restituer au flux leur complexité et leur autonomie par rapport à ceux du capitalisme mondialisé.

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Les nouvelles mobilités remettent ainsi en cause une approche écologique de la ville, puisque les groupes n’entrent pas nécessairement en concurrence ou plutôt cette concurrence peut être réduite par la négociation.

lui attribue le dictionnaire de territoire enfermé dans un autre (ils ne sont pas isolés, puisqu’ils sont des carrefours). Ce sont des lieux de négociations, de concurrences et de complémentarités44.

À partir de ces remarques, on peut conclure que l’observation à l’échelle locale demeure plus que jamais nécessaire : l’investigation des effets des circulations sur les espaces locaux et l’observation des interactions entre différents acteurs permettent de rendre compte de l’émergence de formes nouvelles de relations et de territorialisation.

Ce chapitre se base sur l’hypothèse que l’analyse des mobilités et de leurs implications identitaires, sociales et spatiales permet de construire une approche nouvelle du phénomène migratoire et des territoires des migrants.

En tant que phénomène social total, la mobilité doit être appréhendée dans ses multiples dimensions : celle de la tension entre fixité et errance qui caractérise particulièrement l’individu contemporain ; celle de ses dimensions socio-spatiales, structurantes et structurées ; celle des interactions et des micro-sociabilités en situation qu’elle génère ; celle des espaces-temps dans lesquels elle se déploie.

L’intensification des circulations a provoqué un brouillage des catégories d’appréhension des phénomènes socio-spatiaux. La capacité croissante d’individuation des hommes, la possibilité de s’inscrire dans des lieux distants, l’autonomisation par rapport au groupe d’origine, impliquent l’émergence de formes identitaires cosmopolites, faisant de chacun une sorte d’Étranger en ce monde, et privilégiant les appartenances en rhizome aux dépens des appartenances locales.

La relation entre migration, identités et territoires en est bouleversée. On constate l’émergence de nouvelles formes migratoires, organisées en réseaux transnationaux, qui appuient les circulations des individus. Ces réseaux et ces circulations renforcent, par l’intensité des liens qu’ils créent, les différents pôles du champ migratoire et contribuent à la formation de communautés transnationales. Cependant, le monde ne peut être réductible à une mosaïque de communautés déterritorialisées. Cela reviendrait à considérer les communautés transnationales comme des communautés locales telles qu’elles pouvaient être envisagées par l’anthropologie traditionnelle, simplement transposées à l’échelle mondiale (Amselle, 2001). À l’inverse, les migrants semblent bien représenter l’archétype des identités contemporaines, telles qu’elles ont été décrites par Anthony Giddens : s’inscrivant ici et là, les migrants interagissent avec des individus toujours plus différents,

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Ce processus de négociation identitaire ne concerne pas seulement les lieux d’accueil. Les travaux de Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily, et Michel Poinard ont ainsi montré, à travers l’analyse du retour des migrants portugais au village d’origine, les processus de négociation territoriale auxquels ils se livraient (1997).

dans des situations toujours plus diverses, témoignant ainsi de véritables compétences cosmopolites.

Sous l’angle des mobilités, c’est alors une double perspective sur les territoires qui se profile, celle du territoire d’individus et de groupes mobiles, un territoire éclaté, réticulaire, pour reprendre l’expression de Michel Bruneau (1995), et celle du territoire local, souvent urbain, lieu de négociation des identités, des relations intergroupes et interindividuelles, où l’ethnicité prend forme.

Résolument, la notion de lieu n’est plus ce qu’elle était (Hannerz, 1996). Mais le local n’a pas pour autant perdu son intérêt en tant qu’objet d’analyse. Les lieux, à la fois connectés et croisements de réseaux, dans la double acception que donne M.P. Smith au concept de translocalité, sont même devenus encore plus passionnants : cette notion témoigne de ce nouveau cosmopolitisme du lieu, pour reprendre l’expression de Beck, qui caractérise en particulier les villes (Smith, 1999, Beck, 2002). Ainsi, les trajectoires des migrants se situent bien dans une dialectique entre local et global, entre lieux d’installation et espaces des circulations, ce qui implique des échelles d’analyse macro- et microscopiques, à la mesure des lieux et des réseaux, des racines et des ailes.

Il convient à présent d’intégrer ces réflexions à nos questionnements, centrés sur la question du commerce et de l’entrepreneuriat migrant. Le commerce interroge radicalement la place du migrant dans nos sociétés. Tout comme la mobilité, il provoque l’échange. De ce point de vue, le commerçant, tout comme l’Étranger, est l’homme cosmopolite par excellence : toute l’histoire économique montre que l’Étranger fait partout son apparition comme commerçant et que le commerçant c’est l’étranger, écrit ainsi Georg Simmel (2000). Le commerce permet de faire émerger des questionnements sur nos identités, nos appartenances, nos positionnements par rapport à l’autre : c’est sa dimension symbolique. C’est, par ailleurs, une activité concrète qui transforme les espaces, les relations et les statuts économiques. Connaître les commerces de l’Étranger, c’est donc reconnaître son double rôle, économique et symbolique, dans les dynamiques socio- spatiales contemporaines (Tarrius, 1999).

Comment, à la lumière des considérations introduites plus haut sur les nouvelles formes de mobilité et d’organisation des migrants, peut-on utiliser le patrimoine que nous livre le champ d’études sur l’entrepreneuriat ethnique pour comprendre les activités commerciales des migrants dans le quartier de la gare de Naples ?

Chapitre III

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