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Enjeux politiques et ethnicisation de la visibilité marchande

Mobilités quotidiennes dans le quartier de la gare

II. LE VASTO, LIEU DE TRANSIT ET FACE VISIBLE DU COMMERCE MIGRANT COMMUNAUTAIRE

3. Enjeux politiques et ethnicisation de la visibilité marchande

Par ailleurs, le quartier est, sur le plan politique, doublement porteur d’enjeux : il est d’abord un point de repère pour les migrants, dans la mesure où il est l’espace de majeure concentration des associations et des syndicats, où l’on vient glaner des conseils et des informations, en particulier durant les périodes de régularisation. La CGIL y installe, dès 1986, avec la première loi Martelli2, son bureau immigration, tandis qu’au cours des années 90, de nombreuses associations nées dans le giron du syndicat y font leur apparition : l’association des Sénégalais d’Italie (1997), l’association comunità socio- culturale araba in Campania, ou encore l’association des Sri-Lankais. La CGIL, grâce notamment au charisme et aux compétences de son représentant, un Palestinien de Jordanie immigré de longue date en Italie, devient un point de repère important3. D’autres associations, indépendantes du syndicat, s’installent également dans le Vasto : c’est le cas de l’association d’aide aux citoyens d’ex-union soviétique ou encore l’associazione 3 febbraio, liée au Socialisme Révolutionnaire (un petit parti d’extrême gauche), qui établit son quartier général via Bologna. Les unités de rues mises en place par certaines associations (Gatta, Arci) stationnent également dans le quartier. Cette dimension politique du Vasto n’est pas le seul fait des migrants : la plupart des manifestations de protestation prennent pour point de départ le quartier de la gare.

Le quartier est porteur d’enjeux politiques sur un autre plan. Dans le quartier de la gare, le point de départ du processus de régénération urbaine est l’organisation du sommet du G8 en 1994, à l’occasion duquel on lui refait une beauté (repavement des rues, restauration d’immeubles,…). On profite également de l’occasion pour la débarrasser provisoirement de ses commerçants de rue (Dines, 2002). Cependant, l’équipe municipale, à la différence d’autres municipalités italiennes (voir par exemple les cas de Milan ou de Lecce), ne semble pas envisager d’opération de nettoyage ethnique du quartier au vu de sa requalification et voit au contraire dans la présence de migrants un potentiel d’action. C’est ainsi que, dès 1994, une opération de régularisation des commerçants de rue est envisagée (Dines, 2002).

Cette proposition n’aboutit qu’en juin 2000, lorsque l’adjoint au commerce de la municipalité, Raffaele Tecce, propose l’institution d’un petit marché via Bologna. Cette proposition est d’importance, car elle marque la première reconnaissance institutionnelle de l’existence de formes de commerce pratiquées par les étrangers dans la ville. Pour les commerçants, c’est une opportunité inespérée : le quota de postes de vente sur trottoir pour vendeurs itinérants étant bloqué à Naples, l’obtention d’une place régulière de vente devait être racheté, ce qui avait entraîné une forte spéculation.

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Les premières lois ont pour effet indirect la création et le développement de formes d’associations d’aide aux immigrés, communautaires ou non. L’intégration à l’italienne a en effet pour caractéristique que la faiblesse des politiques et des institutions sociales est compensée par les acteurs locaux et associatifs (terzo

settore), les syndicats et réseaux communautaires (Ambrosini, 2001 ; Schmoll, Weber, 2004).

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C’est donc par dizaines que les commerçants se présentent pour constituer les listes d’attente4(158 personnes inscrites en juillet 2000). Le 15 juin 2000, des débats houleux ont lieu dans la salle du conseil de circonscription San Lorenzo-Vicaria. Le président de la circonscription joue son rôle d’opposant et se déclare défavorable. Quelques commerçants de rue illégaux italiens s’élèvent contre la création d’un marché ethnique qui, de fait, les excluait. Après quelques semaines de négociation, Raffaelle Tecce parvient à un accord tacite avec eux sous réserve de leur obtention de quelques postes de vente sur les trottoirs de la place. Surtout, le marché est institué à la veille des grandes vacances, la torpeur estivale aidant à faire passer la nouvelle. Ainsi, le 24 juillet 2000, une aire de marché pour l’exercice du commerce de la part de citoyens extra-communautaires a via Bologna5, nommée aussi marché des extra-communautaires est instituée pour deux mois, puis reconfirmée, le 15 septembre, avec l’assignation de 61 postes de vente (19 pour les Italiens, 42 pour les étrangers). On baptise officiellement le lieu petit marché interethnique (mercatino interetnico) de la via Bologna. Il est ouvert tous les jours de la semaine, de 8.00 à 14.30, à l’exception des dimanches et fêtes. En mars 2003, le nombre de vendeurs autorisés atteint 74, dont 59 pour les étrangers (Comune di Napoli, Ufficio Commercio)6. Peu importe ici que la création du marché ait été une opération électorale, pour un adjoint communiste qui, avant une campagne municipale qui s’annonçait serrée, et face à un parti qui ne le soutenait plus, avait besoin marquer son appartenance à la gauche7. Le fait est que la création du mercatino marque une étape dans la reconnaissance de la présence d’étrangers pratiquant un commerce honnête, pour reprendre l’expression de l’adjoint au maire. Une étape qui coïncide avec le début des travaux de construction de la deuxième ligne de métropolitain place Garibaldi début 2001 : ces deux événements ont un lien, car la construction du métro entraîne un déplacement des arrêts d’autobus, ce qui contraint les passagers à parcourir à pied les trottoirs de la place de la gare (voir la carte 2.3 p.166). Ce déplacement, s’il peut paraître anecdotique, n’est pas négligeable, du point de vue du renforcement de la centralité marchande du quartier, puisqu’il contraint les passagers à arpenter les trottoirs de la place de la gare, et provoque une situation de rencontre avec les commerçants. Cette démarche qui, pour certains d’entre eux, s’apparente à un véritable parcours du combattant, les contraint à ouvrir les yeux, et accessoirement le portefeuille, sur le commerce de rue. On découvre qu’à piazza Garibaldi, il n’y a pas seulement des voleurs et des imbroglioni (arnaqueurs) mais aussi de nombreux étrangers qui pratiquent la

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Ce qui prouve que les commerçants de rue ne sont pas nécessairement réfractaires à l’idée de se mettre en règle et ne sont illégaux que pas impossibilité de se mettre en règle.

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Comune di Napoli, Dipartimento Normalità, Servizio Commercio su aree pubbliche, O.S n 802, Ordinanza sindacale, n. 203, 24-07-00.

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Le procès-verbal figure en annexe n.6 7

Du reste, cette mesure n’était pas si populaire. La gauche reprocha à l’adjoint R.Tecce de renforcer l’ effet

ghetto du quartier. R.Tecce promit alors de créer deux autres petits marchés ethniques à Naples, dans les

quartiers du Vomero et de la très commerçante via Roma. Après les élections, le poste de R.Tecce a été confirmé (aux affaires sociales) mais la création des marchés a semble-t-il disparu de ses préoccupations. Il est probable que l’ouverture d’esprit de l’administration communale aie ses limites et que le mercatino inter-

vente sur les trottoirs. Cette contrainte, si elle n’a pas probablement correspondu à une véritable volonté de la municipalité mais plutôt à une nécessité, contribue, d’une certaine manière, en provoquant des rencontres entre les territoires du passage et ceux du commerce, à désenclaver le quartier par rapport à la place de la gare.

Le petit marché : une vitrine déformante de la réalité commerciale du quartier

Toutefois, la création du marché ne se fait pas sans négociation et sans sacrifice pour les commerçants étrangers. Tout d’abord, dans le but de valoriser l’image du marché et d’éviter la concurrence avec les autochtones, il est demandé aux commerçants de vendre exclusivement des produits artisanaux typiques des pays de provenance des vendeurs : cette clause est imposée par le préfet (qui apparemment craint des troubles de l’ordre public) au mois de septembre 20008. La mise en place du marché se fait donc par la négociation d’une image ethnique imposée par le haut, qui veut favoriser, de façon bienveillante, la consommation de la culture de l’autre (Semi, 2004). Or, demander aux vendeurs de commercialiser des produits artisanaux typiques en provenance de leur pays, c’est méconnaître les circuits mondialisés de la production et de la distribution des marchandises destinées à la communauté. De fait, sur les étals de la via Bologna se côtoient théières fabriquées en Chine, K7 vidéo en provenance de Paris ou d’Abidjan, wax de Hollande ou d’Angleterre, kaftans syriens et menthe marseillaise9.

De plus, le choix des occupants du marché se fait par l’intermédiaire des associations représentant les travailleurs immigrés10. Cette disposition avantage nettement les Sénégalais, qui sont les pionniers du commerce de rue via Bologna et surtout les seuls parmi les vendeurs à être organisés en une association puissante. L’importance de l’association des Sénégalais qui compte 570 inscrits, soient environ 80% des Sénégalais de Naples, et qui est appuyée et logée par la FILCAMS-CGIL, leur a permis de jouer un rôle central dans le dialogue avec les institutions municipales. Cette surreprésentation s’explique également par le fait que les Sénégalais revendiquaient depuis 1997 la création d’un espace de vente, et qu’ils auraient été, selon les dires de leur président, les premiers à suggérer l’option de la via Bologna à l’adjoint au maire11. Ainsi, la composition des vendeurs met en évidence un fort déséquilibre entre les commerçants sénégalais et les

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Comune di Napoli, prog. N 972, Ordinanza sindacale, n. 211, 26-09-2000. 9

Sur la diversité des circuits d’importation en Italie des produits dits communautaires, on peut lire, à partir de l’exemple de Turin, le doctorat de G. Semi (2004).

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Comune di Napoli, Dipartimento Normalità, Servizio Commercio su aree pubbliche, prog. N 802, Ordinanza sindacale, n. 203, 24-07-00.

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Avant la loi de libéralisation (114/1998), qui a débloqué la concession de licences commerciales, l’inscription au REC (registro esercizi commerciali) était nécessaire pour obtenir une autorisation de vente. À l’époque les Sénégalais démontraient déjà des capacités d’organisation particulières puisqu’ils étaient, parmi les 249 participant à l’examen d’inscription entre 1991 et 1994, la nationalité la plus représentée (Giuliani, 1997). Cela reflète également leur niveau d’éducation, plus élevé que celui des autres groupes pratiquant le commerce. Cependant, il convient de remarquer, que seules certaines nationalités- sénégalaise puis, tardivement, albanaise et marocaine- bénéficiant d’accords de réciprocité, avaient la possibilité de s’inscrire.

autres. Parmi les 59 vendeurs extra-communautaires, on trouve aujourd’hui 52 Sénégalais, 1 Marocain, 2 Guinéens, 2 Chinois, un Égyptien, une Nigériane.

Par ailleurs, avec l’institution du mercatino de la via Bologna, on est face à une tentative de la part de l’administration communale de mettre en scène la réalité urbaine multiculturelle de Naples. Le marché joue, de ce point de vue, un rôle de vitrine. Or, si la création du mercatino a contribué à donner une légitimité et une visibilité aux vendeurs de rue12, elle exerce une sorte d’effet paravent, en renforçant l’aveuglement sur ce qui se passe derrière leurs étals. Le petit marché de la via Bologna valorise le commerce, donne une image impressionniste , sympathique de l’entreprenariat étranger, mais boubous et djembés voilent une réalité économique complexe, à plusieurs niveaux, qui interagit bien plus fortement avec le contexte local que l’image communautaire du marché pourrait le suggérer.

En conclusion, on peut décrire le Vasto comme un espace en voie d’ouverture. Il a les caractéristiques de nombreux espaces de passage et de croisement dans les grandes villes d’Europe, et en particulier des quartiers de gare, qui sont à la fois étapes dans les flux migratoires, lieu de ressourcement communautaire et politique, et enfin lieu-vitrine d’une économie liée à la présence de l’étranger dans la ville. Les caractéristiques socio- économiques de la Duchesca-Maddalena, tout comme le type d’insertion qu’y trouveront les étrangers, sont tout autres.

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Il semble inapproprié de parler pour le quartier de la gare de vendeurs à la sauvette dans la mesure où ces commerçants, hormis quelques circonstances exceptionnelles, sont peu inquiétés par les forces de l’ordre.

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