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Mobilités, identités multiples et formes de territorialisation : définition d’une approche du phénomène migratoire

TRANSNATIONAUX ET FORMES D’INSCRIPTION COSMOPOLITES DES MIGRANTS

3. De nouveaux cosmopolitismes ?

Ulf Hannerz, dans son ouvrage sur les connexions transnationales, se demande : qu’est-ce qu’une subjectivité transnationale ? Quelle signification attribuer au fait d’être ici et là ? Selon Ulf Hannerz, les circulants transnationaux ne disposent pas du même degré d’ouverture au monde, ni des mêmes capacités à se rapporter aux territoires que certains riches circulants de la mondialisation par le haut (1996). Il propose ainsi une typologie d’individus, qu’il distingue selon leur rapport à leur lieu d’origine (homeland) et leur relation à Autrui. Le premier type est le Cosmopolite, type rare, qui souhaite entrer en relation avec Autrui (willing to engage with the other), le second est le Local, type traditionnel, qui représente une culture territoriale plus circonscrite, et le troisième est le Transnational, un fréquent voyageur qui partage des structures de pensée et de signification portées par des réseaux sociaux, et qui est à la fois le migrant et le touriste contemporain. Alors que le Cosmopolite témoigne d’une ouverture particulière à Autrui, le Transnational, préfère rester dans le cercle de ses compatriotes, dans lequel il se recrée un chez-soi (homeland) : c’est sa fidélité à l’Etat-Nation, en dépit de la dispersion, qui le distingue du Cosmopolite (Hannerz, 1996). Dans l’œcoumène global, le cosmopolitisme serait la prérogative du migrant aisé35. Pour montrer que le migrant ordinaire se rapporte davantage au type Transnational qu’au type Cosmopolite, il développe l’exemple des voyageuses à la valise nigérianes, qui trafiquent entre Londres et Lagos des couches pour enfants et du poisson séché. Il écrit à leur sujet : S’agit-il de cosmopolitisme ? Je ne le pense pas. Au sens strict, le cosmopolitisme voudrait dire un engagement important avec de nombreuses cultures différentes…les cosmopolites sont davantage renards que hérissons (sic). Les voyages d’affaire des contrebandiers et des commerçants de Lagos dépassent difficilement l’horizon de la culture urbaine nigériane. Les bâtons de poisson et les couches pour enfants qu’ils transportent ne transforment que très faiblement leurs structures de signification. Et la plupart des personnes qui s’engagent aujourd’hui dans le monde se caractérisent par ce type de vie, une sorte d’assimilation d’objets d’une provenance distante dans une culture fondamentalement locale (Hannerz, 1996, 103).

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J. Friedman, qui considère que le cosmopolitisme est l’apanage des élites intellectuelles et des classes

Pour d’autres auteurs, à l’opposé de Hannerz, la circulation des migrants génèrerait de nouvelles rencontres et par conséquent de nouvelles situations cosmopolites, et le circulant témoignerait d’une véritable ouverture sur le monde. Alain Tarrius le montre en analysant les migrants professionnels de père en fils, juifs ou italiens, marchands ou industriels, qui mobilisent leurs réseaux identitaires pour travailler et circuler aux quatre coins du monde. Pour ces circulants, la mobilisation de référents identitaires tels que l’appartenance régionale ou religieuse, permet, paradoxalement, de dépasser les frontières du local : ainsi, tel petit-fils d’Italien émigré en France, mobilise à travers ses connaissances linguistiques et ses réseaux familiaux dispersés, des contacts en Angleterre et en Afrique, au Japon et ailleurs… Appartenance communautaire et cosmopolitisme ne peuvent ainsi être opposés radicalement, et la circulation peut être favorable au brassage. Le cosmopolitisme peut alors être défini comme une co-présence tributaire des nouvelles mobilités (Tarrius, 2000) : ces migrants professionnels ont en commun de fédérer des lieux et des cultures fort éloignées à partir de leur capacité d’osmose avec leurs interlocuteurs (…)Le rôle de ces circulants identitaires est de premier ordre dans la perspective du brassage international. Peut-on imaginer que d’autres métiers fédèrent ainsi des individus de citoyennetés et souvent de cultures différentes ? De premier ordre encore cette éclatante démonstration : la fidélité aux micro-lieux et cultures locales d’origine, qui traverse les décennies de pérégrinations internationales, peut être favorable au brassage et à l’influence mondiale (Tarrius, 2000, 59-60). Alain Tarrius parle ainsi de capacités métisses de la part des circulants internationaux : le parcours si souvent décrit, menant d’une altérité aux identités locales, avec ce long temps ou l’individu n’est plus d’ici ni de là-bas devient obsolète : désormais apparaissent plutôt des capacités métisses souvent fugitives momentanées qui permettent de nombreuses entrées et sorties des marquages culturels des étrangers vers ceux des autochtones (2003, 12).

De la même façon, pour Arjun Appadurai, la superposition de la mobilité des hommes à celles des imaginaires génère de nouveaux cosmopolitismes, qui s’effectuent à travers des relations translocales actuelles (2001). Il prend pour exemple la situation du pèlerinage islamique à La Mecque, comme moment et lieu de rencontre entre différentes communautés transnationales, générateur d’échanges cosmopolites.

Cela ne signifie pas que tous sont cosmopolites de la même manière (Beck, 2003 ; Hiebert, 2003). La tendance à la cosmopolitisation n’est pas le fait de tous et le cosmopolitisme est un phénomène inégalement partagé. Il s’agit simplement d’insister sur le fait que, d’une part, les différences de statut social ne peuvent suffire à déterminer les capacités cosmopolites des uns et des autres et que, d’autre part, échange cosmopolite et appartenance à un groupe ethnique transnational ne sont pas forcément opposés. Les migrants participent même nécessairement des deux36 : à un niveau social ou même à un

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Sur ce thème, voir également les travaux de Pnina Werbner (1999), consacrés aux ressources transnationales et cosmopolites des migrants, qui se basent sur la réfutation de la typologie de Hannerz. Voir aussi l’essai de Donald Nonini sur la culture cosmopolite des travailleurs chinois de Malaisie (Ong, Nonini, 1997).

niveau plus intime, de nombreux individus semblent être aujourd’hui, et plus que jamais, capables d’articuler des affiliations complexes, des attachements significatifs et des allégeances multiples à des questions, des hommes, des lieux et des traditions qui dépassent le cadre des diasporas et des communautés transnationales (Cohen, Vertovec, 2003, 2). Ainsi, la mobilité croissante des migrants a une double conséquence qui n’est contradictoire qu’en apparence : d’un côté, une plus grande autonomie par rapport au territoire local, qui se réalise dans l’inscription dans des groupes transnationaux, de l’autre la traversée d’univers de normes et de cultures différents et la rencontre d’individus multiples.

Cette double structure des appartenances, rendue possible par la délocalisation et les mobilités, permet d’inscrire toute recherche sur les circulations dans une vision composite des identités : le migrant conserve une identité sociale et culturelle qui le rapporte à son lieu d’origine (homeland) et lui permet de s’inscrire dans des groupes transnationaux. Mais, parallèlement, son identité se transforme au contact de nouveaux milieux et de nouveaux groupes, ce qui provoque un jeu de l’identité et de l’altérité, de nouveaux cosmopolitismes.

Les migrants n’ont pas nécessairement conscience de cette nouvelle identité : il convient donc d’en chercher les traces dans leurs récits de vie, leurs pratiques de l’espace et leur relation aux lieux. On voit que cette approche permet à la fois de remettre en cause les catégories identitaires rigides (celle de communauté d’origine, comme s’il n’y avait pas d’autres ressources relationnelles possibles) et en même temps de casser le mythe de l’individu libre (comme le montre l’existence de communautés transnationales, les appartenances ethniques fortes existent toujours), qui sont deux avatars des discours sur la mondialisation. Le migrant, s’il n’a plus le privilège d’une position entre plusieurs lieux, demeure, dans ce cadre, un des types les plus affirmés de la tension entre l’inscription dans des lieux et des situations cosmopolites, d’un côté et, de l’autre, une capacité à s’inscrire dans des communautés transnationales.

Ulrich Beck37 est peut-être celui qui souligne le mieux le lien intrinsèque qu’entretiennent ces deux phénomènes, au-delà de leur caractère apparemment contradictoire. Pour lui, le transnationalisme est en effet le corollaire du cosmopolitisme : ce serait une erreur capitale que de considérer que l’empathie cosmopolite se substitue à l’empathie nationale. Les deux se compénètrent, s’intègrent, se modifient et se colorent l’une l’autre. En réalité, la dimension transnationale et la dimension cosmopolite doivent être entendues comme complémentaires à la redéfinition de la dimension nationale et locale…le mélange des cultures et traditions locales, nationales, ethniques, religieuses et cosmopolites est un des piliers de ce nouveau cosmopolitisme (2003, 14). C’est à partir de cette position qu’il convient de construire notre approche des phénomènes de territorialisation des migrants.

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Le cosmopolitisme contemporain évoqué par Ulrich Beck doit être entendu comme un cosmopolitisme empirico-analytique, ce qui le distingue du cosmopolitisme idéaliste (opposé au nationalisme) du XVIIIème siècle. Cette approche du cosmopolitisme permet de casser une double dichotomie, opérée dans les études migratoires classiques : celle du ou ici…. ou là, d’une part, et celle de l’appartenance à un groupe et celle de l’appartenance cosmopolite, d’autre part.

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