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Mobilités quotidiennes dans le quartier de la gare

2. Territoires de la petite criminalité

Dans le quartier de la gare, le phénomène de déviance criminelle le plus visible est la petite délinquance. Cette petite délinquance implique en partie, mais pas exclusivement, les étrangers. Elle se focalise essentiellement sur la vente de drogue et d’objets volés : aussi, d’une certaine manière, cette économie contribue-t-elle à renforcer l’offre commerciale du quartier.

La vente de stupéfiants a lieu essentiellement à l’intérieur de la gare et dans le quartier de la Duchesca-Maddalena, comme on peut le lire sur la carte 2.4. Les étrangers se situent au bas de l’échelle de ce commerce, en tant que vendeurs de rue. L’économie de la drogue est contrôlée par la criminalité organisée, dont un des bastions est le quartier de Forcella qui se situe à proximité de la Duchesca-Maddalena.

En ce qui concerne le recel et la vente de produits volés, ils se concentrent sur le trottoir nord de la place de la gare ainsi que dans le quartier de la Duchesca-Maddalena. L’aspect le plus visible, presque folklorique, de cette économie de la petite criminalité est le fameux pacco napoletano dont il a été question plus haut. Mais elle prend évidemment d’autres formes. Le quartier de la Duchesca-Maddalena se caractérise en effet par la vente systématique et presque institutionnalisée d’objets volés, comme on peut le voir sur la carte 2.4. Quotidiennement un petit marché aux voleurs, orchestré par des Maghrébins, se tient sur la piazza Mancini, tandis que sur les trottoirs de la Duchesca, les étals proposant autoradios et autre matériel électronique sont tenus par des Italiens1. Les produits volés ne sont pas nécessairement proposés sur les trottoirs, c’est pourquoi la carte ne rend compte que d’une partie de ces activités. Ils peuvent également s’écouler par le bouche-à-oreille quand il s’agit de gros stocks tombés du camion. Surtout, un élément notable contribue à fluidifier la limite de l’illégalité : certains produits volés sont régulièrement écoulés dans les magasins et même dans certains bars du quartier. Ainsi, un des cafés les plus fréquentés de la place propose sur son comptoir des téléphones volés, exposés au vu, mais pas nécessairement au su de tous.

Il existe une division très précise du travail à l’intérieur du marché des produits volés : les étrangers se chargent du vol, autrement dit de la tâche la plus dangereuse, mais ce sont en général les Napolitains qui écoulent le produit, probablement parce qu’ils disposent de meilleurs réseaux de distribution. De ce point de vue, le marché aux voleurs de la piazza Mancini permet le passage de la marchandise du voleur au vendeur italien.

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Ce marché appelé en l’occurrence thieves market bénéficie même d’une rubrique sur le très officiel site de la marine américaine (www.nsa.naples.navy.mil/benvenuti/shopping/open.htm), ce qui permet de dire que les commerçants du quartier de la Duchesca n’extrapolent probablement pas quand ils déclarent bénéficier d’une clientèle d’Américains basés à Naples.

lieu de vente de drogue

vente d'objets volés sur trottoirs "pacco napoletano"(Italiens)

marché aux objets volés (Maghrébins) étal proposant des objets volés (Italiens)

50 m

C.Schmoll. R

epérages périodiques. Dernièr

e a

ctualisation juillet 2004.

2.4 Territoires de la petite criminalité

Si elle est parfois floue dans les représentations externes de la place, ce qui porte à l’image chaotique du quartier, la limite entre les territoires de la petite criminalité et les territoires du commerce informel non criminel est en réalité très marquée dans les pratiques de ceux qui y participent. Dans le cas des commerçants maghrébins, une distinction est effectuée entre l’économie qui relève du domaine du risque (c’est l’expression d’usage), et les autres économies informelles. Les activités dites du risque et les lieux où elles sont pratiquées sont qualifiés de haram (non conformes à la religion) par opposition aux lieux halal (autorisées par l’Islam). Remarquons d’emblée que les activités qui ressortissent du domaine de la production et de la vente de contrefaçon, dont nous parlerons plus bas et qui sont définies par la loi italienne comme des activités délictuelles, ne sont pas considérées par les commerçants maghrébins rencontrés comme haram1, alors que le vol, le recel, et la vente d’objets volés, ou encore la vente de drogue ressortissent de ce domaine. C’est donc que l’appréciation donnée sur une activité économique ne dépend pas directement de sa définition légale, mais plutôt d’une valeur plus ou moins négative qui lui est associée : j’ai envoyé 16.000 euros à ma mère cette année…mais de l’argent halal, gagné en « fatiquant2 », pas avec la drogue déclare ainsi Mourad, grossiste en contrefaçons.

Si les acteurs des économies haram et halal se côtoient quotidiennement, ils ne se confondent pas. Cependant, la clarté de cette limite morale entre économie criminelle et économie informelle non criminelle doit être relativisée. En effet, la limite la plus nette est celle qui sépare l’économie informelle de produits d’usage licite (qui comprend les produits volés), d’une part, et l’économie informelle des produits d’usage illicite (essentiellement les stupéfiants), de l’autre. Cela rejoint les positions défendues dans leurs travaux par Alain Tarrius et Lamia Missaoui, qui montrent qu’il existe une limite éthique forte entre les circuits souterrains de produits d’usage licite, et ceux d’usage illicite (1995, 1999).

Ainsi, si les acteurs maghrébins du commerce informel tiennent à se distinguer spatialement et socialement des acteurs de la petite criminalité, ils n’hésitent pas à participer indirectement à l’économie des produits volés ne profitant de l’offre, et surtout, en jouant un rôle de passaparola, d’intermédiation, entre l’offre et la demande. En revanche, la limite est beaucoup plus marquée dans les relations avec ceux qui vendent de la drogue. Si cette limite clairement marquée relève probablement d’une moralité des commerçants (l’usage des qualificatifs de haram et halal appartient à ce registre du bien et du mal, puisqu’ils désignent ce qui est conforme ou non à la loi musulmane), la nécessité de marquer clairement la limite entre les deux types d’économie est également liée, pour

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On pourrait objecter que c’est parce qu’ils participent de cette économie que mes interlocuteurs, par justification, inscrivent ces activités dans le domaine du halal. Cependant, les personnes interrogées à ce sujet n’étaient, en majorité, ni producteur, ni grossiste, ni consommateur-vendeur de contrefaçons : ils n’avaient donc a priori aucune raison de justifier cette activité.

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Faticare : en napolitain signifie travailler. Mourad a francisé le terme en fatiquer. D’autres interlocuteurs

utilisaient fatiguer. Selon Italo Pardo (1996), le terme faticare n’est pas utilisé pour désigner tout type de travail. Il désigne le travail dur, le travail physique. Chez les migrants, le terme faticare désigne les activités légitimes (qui demandent donc des efforts, qui sont fatigantes).

les commerçants informels de produits d’usage licite, à l’exigence de ne pas exposer leur activité à la curiosité de la police. Cela explique que nous avons systématiquement été éloignée des acteurs de la vente de produits d’usage illicite par nos interlocuteurs privilégiés, qui n’acceptaient pas que nous nous confondions avec ce genre de personnage. Ce fut le cas avec Anna, rencontrée un jour en compagnie de Nourredine, producteur en contrefaçons. Ce jour-là, Nourredine décide d’aller faire une pause chez son voisin, Ahmed. Tandis que nous sirotons un thé dans la salle à manger, une amie d’Ahmed, Anna, fait son apparition. Cette jeune femme, âgée d’une trentaine d’années, est d’origine suédoise et marocaine. Elle se montre très cordiale, mais Nourredine, prétextant une course à faire, nous entraîne rapidement hors de l’appartement. Quand nous l’interrogeons sur les causes de sa réaction, il répond : moins je vois cette fille, mieux je me porte. Au départ, nous nous imaginons qu’il s’agit peut-être d’une ex-petite amie de Nourredine, ou bien d’une prostituée qu’il a fréquentée, ce qui aurait pu expliquer son embarras. Nous aurons la réponse plus tard, mais elle viendra d’un autre commerçant. Le lendemain, en effet, lors d’une promenade en compagnie de Sofiane, commerçant de rue, nous croisons de nouveau Anna, assise sur un pas-de-porte. Nous allons la saluer, malgré la gêne occasionnée par la réaction de notre ami la veille. Une fois que nous nous sommes éloignés d’elle, Sofiane nous informe : il ne faut pas s’approcher de cette fille, elle fait le risque - quel type de risque ? - elle vend de la drogue. Nous lui demandons, avec un air naïf, pour quelle raison il est aussi gêné par le fait que nous puissions saluer cette personne, ce à quoi, il répond, outré par notre inconscience : tu ne comprends pas ? si la police te voit avec elle, tu es grillée. Sofiane, en nous éloignant d’Anna, cherchait autant à nous prémunir de rencontres hasardeuses qu’à se protéger lui-même. En effet, nous exposer aux regards, étant donné que nous passions alors notre quotidien auprès de lui et d’autres commerçants, revenait à exposer les autres. Si l’histoire de notre rencontre manquée avec Anna traduit probablement la difficulté à être une femme dans le quartier, elle met surtout en évidence l’exclusion pratiquée par les commerçants non impliqués dans des activités criminelles envers ceux qui sont liés aux économies criminelles, en particulier dans le cas de la vente de stupéfiants (produits d’usage illicite).

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