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Le nouveau visage de l’entrepreneur : des formes économiques transnationales basées sur la distance et la mobilité

L’entreprise ethnique à la lumière des nouvelles mobilités

FORMES MIGRATOIRES

1. Le nouveau visage de l’entrepreneur : des formes économiques transnationales basées sur la distance et la mobilité

Aux formes migratoires évoquées dans le chapitre précédent correspondent de nouveaux types d’entreprises. Parmi les transformations qui ont affecté la figure de l’entrepreneur migrant, il convient de souligner les aspects suivants :

Avec l’évolution des mobilités, la littérature sur les économies ethniques a pris un nouveau tournant, en insistant sur le rôle central des entrepreneurs migrants dans la création d’espaces transnationaux58. La nature double de l’entrepreneur migrant, sa capacité à être ici et là, est alors présentée comme une des facettes de la globalisation (Portes, Smith et Guarnizo, 2002). Alejandro Portes, William Haller, et Luis Eduardo 58

À la suite des tout premiers travaux sur le transnationalisme (Basch, Glick-Schiller, Szanton-Blanc, 1994), les recherches sur les entrepreneurs migrants transnationaux se sont développées depuis la seconde moitié des années 90. En schématisant, on peut dire que ces travaux ont été menés sur un double front qualitatif et quantitatif, ce qui mène à des problématiques parfois différentes. Parmi les tentatives d’évaluation quantitative du phénomène, on peut signaler les travaux de Portes, Haller et Guarnizo (2002), et ceux, pour la France, de Stéphane de Tapia (2003). Pour ces travaux, l’enjeu est de comprendre la portée générale, et au sein des groupes migrants, des phénomènes de circulation et d’entrepreneuriat transnational. Les travaux de type qualitatif sont en revanche plus nombreux, et se concentrent davantage sur les conséquences du transnationalisme du point de vue des modes d’organisation des entrepreneurs migrants, des liens sociaux dans l’entreprise et dans le rapport marchand. Ils s’intéressent également à la relation aux lieux traversés et aux lieux d’origine qu’entretient l’entrepreneur migrant (Hily, Ma Mung, eds, 2003 ; Péraldi, ed, 2002 ; Tarrius, 1995). Récemment, un intérêt pour les réseaux transnationaux des entrepreneurs s’est également développé au sein de la géographie culturelle britannique (Hardill et Raghuram, 1998 ; Crang, Dwyer, Jackson, 2003).

Guarnizo constatent ainsi, à l’occasion d’une enquête quantitative menée récemment auprès de migrants salvadoriens, colombiens et équatoriens aux Etats-Unis, l’importance de ces entrepreneurs transnationaux parmi les travailleurs autonomes : les entrepreneurs transnationaux représentent une importante proportion, souvent la majorité, des personnes travaillant à leur compte dans les communautés immigrées. Ainsi, nos résultats révèlent une dimension importante, négligée par les études antérieures sur l’entrepreneuriat immigré, à savoir la dépendance dans laquelle se situent nombre de ces entreprises à des liens ininterrompus avec leurs pays d’origine (Portes, Haller, Guarnizo, 2002, 72). De la même façon, certains groupes, en Europe, basant leur fonctionnement économique sur l’activation de réseaux communautaires dispersés à l’échelle internationale, mettent en œuvre des initiatives économiques transnationales efficaces. De nombreux auteurs font le constat de l’importance des interactions et des phénomènes de délocalisation/relocalisation entre différents pôles de communautés transnationales. Alain Battegay signale certaines de ces relocalisations à partir d’observation menées en Europe : des indications font état de phénomènes de relocalisation d’activités économiques, qui corrèlent des implantations de migrants. Des indications sur ces mouvements restent en l’état actuel lacunaires, mais mentionnent qu’à partir de Londres des Pakistanais développent des courants d’affaires vers Paris, où ils installent certains établissements et certains services ; à partir de Marseille des Tunisiens et des Algériens semblent procéder à de nouvelles installations vers l’Italie ; depuis Bruxelles des Marocains semblent pour leur part installer des affaires à Londres et à Paris. Ces relocalisations tiennent compte d’opportunités extérieures (tenant à des dispositifs douaniers et de capacités réglementaires de circulation)… (Battegay, 1996, 58).

Quand ils s’accompagnent de sentiments d’appartenance forts et que leur organisation est particulièrement structurée, ces phénomènes peuvent prendre la forme d’économies de diaspora (Ma Mung, 1992 a). Kwok Bun Chan et Jin Hui Ong, insistent sur la nécessité d’une adaptation du champ d’études sur l’entreprise ethnique à ces nouvelles formes d’entrepreneuriat, éclatées entre plusieurs États, qu’ils qualifient d’entreprises multinationales migrantes : la vague migratoire actuelle est ouverte à l’exploration des avantages et des opportunités d’un troisième, voire d’un quatrième pays, parce que ces migrants ont la nécessité d’être mobiles et de chercher des avantages économiques relatifs. La possibilité pour eux de transférer à l’échelle internationale leurs moyens et leurs ressources fait du concept de migrant multinational un phénomène sociologique nouveau et intrigant. Les nouveaux migrants sont capables de changer de base bien plus facilement que ceux qui sont entrés plus tôt, à la recherche d’une résidence permanente. Et pourtant c’est encore sur cette dernière catégorie de résident permanent et non sur le premier type que la littérature sur l’entrepreneuriat ethnique se concentre (1995, 528).

Ces évolutions des formes d’entrepreneuriat se caractérisent également par le développement des circulations commerciales, souvent transfrontalières. De récents travaux ont mis en évidence la diffusion du phénomène, qui était d’abord pensé comme une prérogative des économies socialistes, confinée à la contrebande et au marché noir des pays d’Europe de l’Est et de l’Algérie (Morokvasic, 1999, Tarrius, 1992, Péraldi, 2001

a,b,c ; Hily, Ma Mung, eds, 2003). Dans le modèle classique de l’enclave ethnique (Portes, Wilson, 1980), la dispersion du groupe était plutôt lue comme une contrainte. La distance et la dispersion sont devenues pour les entrepreneurs migrants qui savent s’en accommoder et en jouer, un avantage. L’usage de la mobilité comme ressource, évoqué dans le chapitre précédent, est un aspect central des stratégies économiques déployées par ces nouveaux entrepreneurs. Le savoir-faire essentiel, celui qui détermine de plus en plus nettement les réussites commerciales (…) c’est le savoir-circuler et le savoir faire circuler pour reprendre les mots d’Alain Tarrrius (2000, 106).

Par ailleurs, la figure professionnelle de l’entrepreneur migrant a évolué, ce qui est lié au développement du travail autonome et des économies informelles, mais aussi à un déplacement géographique des problématiques, des États-Unis vers l’Europe. Dans les années 80, la littérature s’intéressait avant tout à l’entrepreneur productif ou au commerçant délivrant des produits ou des services ethniques. Désormais, l’entrepreneur prend de plus en plus l’apparence du commerçant mobile, de l’entrepreneur sans entreprise (Granovetter, 1995, cité par Péraldi, 2001 a). L’entreprise commerciale et l’auto-emploi prennent le pas sur l’entreprise productive. Michel Péraldi écrit ainsi : si l’entrepreneur ethnique semble dominant du côté anglo-saxon, sinon dans l’ordinaire de ces sociétés du moins dans la littérature sociologique, nous serions enclins à penser que les sociétés européennes sont plutôt marquées par la présence de colporteurs et de marchands, de contrebandiers et d’affairistes plutôt que par celle de donneurs d’ordres et d’assembleurs. Bref, sur les places marchandes européennes on trouve des cabas, valises et containers, plutôt que des machines à coudre, des boutiques et des bureaux de change, plutôt que des ateliers et des sweatshops (Péraldi, 2002 a, 28). En Italie, le commerce autonome, commerce de rue et commerce ambulant, est d’autant plus visible que le pays, d’immigration récente, n’a pas connu les formes d’emploi salarié traditionnelles caractéristiques des phases précédentes.

L’évolution de la figure du commerçant a lieu sur un autre plan. Parallèlement à la féminisation des flux de salariés, le rôle des femmes dans des entreprises commerciales basées sur la mobilité commence à émerger de certains travaux, bien que d’autres secteurs, tels que les services domestiques, aient davantage été étudiés59. Cela demande de s’interroger sur ce que pourraient être des spécificités féminines dans les pratiques entrepreneuriales, en termes de ressources, de contraintes, et de types d’activité, par exemple.

C’est à la lumière de toutes ces évolutions qu’il nous faut envisager les espaces et les dynamiques de l’entrepreneuriat migrant.

59

Voir, par exemple, Andall, 1999 ; Bava, 2001 ; Boulahbel-Villac, 1996 ; El Hariri, 2003 ; Hardill, Raghuram, 1998 ; Marques, Santos, Araujo, 2001 ; Missaoui, 1995.

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