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C) La construction du concept de territoire stigmatisé

2) Une adaptation au stigmate territorialisé

Des recherches sociologiques mettent également en avant le poids de l’image du quartier qui semble omniprésent dans les enquêtes réalisées. En effet, il est davantage évoqué par les habitants pour décrire le quartier que les conditions de vie, qui viennent les plus souvent en second plan. En ce sens, les « complaintes » concernant les conditions de vie au quotidien sont davantage axées sur leur distanciation sociétale que sur le manque matériel à proprement dit. Par contre, le stigmate du lieu d’habitation n’a pas les mêmes répercussions selon les individus et entrave par conséquent plus ou moins les identités personnelles, sans pour autant laisser l’individu indifférent.

La stigmatisation prendrait ses forces dans la précarité de la personne pour Jean-Marie Delarue283. Au plus un individu est dans une situation précaire, au plus il aura de difficultés à se distancier de la mauvaise image du quartier. Cette situation de « bouc-émissaire territorial » entraîne une certaine honte à évoquer leur adresse à un tiers. Bien plus qu’une contrainte économique certaine qui fixe à résidence, la stigmatisation territoriale symbolise la chute sociale. Pour l’auteur, le rapport au quartier n’en est que plus complexe.

En simplifiant, deux rapports antagonistes peuvent être distingués chez les habitants des « quartiers » si nous nous référons à de nombreuses recherches sociologiques en ce sens. Il semble y avoir ceux qui rejettent leur quartier et ceux qui au contraire semblent le défendre. L’attitude de rejet peut être expliquée par une non-acceptation de l’image négative du territoire à laquelle certains ne souhaitent pas être assimilés. En effet, dans cette dynamique, nous sommes davantage dans une logique de mise en distance volontaire de son environnement proche. Les habitants semblent adopter cette attitude afin de ne pas être

282

P. Bourdieu, La misère du monde, Seuil, 1993.

considérés comme le voisinage. Comme l’évoque Colette Petonnet284, il s’agit d’une stratégie d’évitement au stigmate.

En ce sens, une typologie de stratégies de distinction sociale a été établie par Serge Paugam285 : les stratégies d’évitement, la hiérarchisation des positions des habitants et la réponse aux stigmates par la construction de groupes d’individus « responsables » comme les étrangers, les « cas sociaux », les « délinquants » et bien d’autres.

De plus, l’argumentaire des personnes défendant l’image du quartier se base sur une position réfutant les images stéréotypées véhiculées par les médias. D’autres travaux évoquent aussi la solidarité qu’il existe dans le quartier, en expliquant « l’aspect village », la marque « familiale286 » du territoire, dans laquelle tout le monde se connaît qui « offre un contrepoint à la désorganisation et à l’exclusion »287

. Le postulat peut même paraître parfois angélique. En effet, pour Cyprien Avenel, certaines attitudes nient totalement une réalité parfois dure du quartier. Il en ressort par conséquent une complexité accrue du positionnement des habitants de ces territoires qui se voient ballotter entre différentes positions : stigmatisations venant de l’extérieur, entretenues à l’interne par une partie de la population, rejetées ensuite par une autre. Une donnée rassemble les deux points de vue contraires : l’affect au quartier.

Cyprien Avenel écrit à ce sujet en évoquant l’exemple des jeunes des « cités » :

« Fortement attachés à « leur » cité, les jeunes hommes développent sans ambages une sorte de conscience fière. L’identification à la cité stigmatisée opère le renversement d’un handicap

en une ressource. Le sentiment de déréliction devient celui de la force du groupe, le lieu de l’exclusion devient un espace de protection288

».

Selon l’auteur, même si nous pouvons au premier abord, être le témoin de complaintes axées sur une volonté de quitter le quartier, nous nous apercevons rapidement que c’est davantage le stigmate que ces mêmes habitants veulent abandonner et non le territoire dans lequel ils aiment vivre. Nous chercherons donc à vérifier cet attachement au territoire et à en saisir les mécanismes ; territoire pourtant ouvertement discrédité et reflétant pour l’extérieur le mal de vivre.

284 C. Petonnet, On est tous dans le brouillard, Paris, Galilée, 1979.

285

S. Paugam, op. cit.

286 F. de Singly, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996.

287 C. Avenel, “Les jeunes hommes et le territoire dans un quartier de grands ensembles”, Lien Social et Politiques, n°43, 2000, p 143-154.

Comme nous l’avons vu à travers la revue de littérature présentée ici, les habitants des quartiers « sensibles » peuvent espérer échapper à la stigmatisation en s’impliquant davantage dans les relations sociales ; amicales, de voisinage dans lesquelles ils peuvent trouver un certain mode de protection à l’isolement et à la précarité. Pour Jean-François Laé et Numa Murard289, il s’agit plus d’échanges de services que de travaux rémunérés au noir. Les personnes les plus isolées peuvent ainsi trouver une forme d’appartenance communautaire et s’inscrire dans une sorte de « réseau » officieux d’échanges d’intérêts et réciproques.

De manière complémentaire, même si le quartier vit sous le poids d’un stigmate permanent, pour Azouz Begag et Christian Delorme290, il se crée tout de même une diversité de relations sociales et notamment axées sur la solidarité territoriale, qui est quant à elle favorisée par l’origine commune de ces personnes. Cette sociabilité que nous pouvons positionner comme « communautaire » est souvent mal perçue par l’opinion publique, notamment par les français de « souche » qui voient en elle la genèse d’une « invasion » culturelle et notamment maghrébine (en termes de compétition spatiale). En ce sens, nous entendons aussi le stigmate comme renvoyant à une « concentration » territoriale « ethnique » pour l’extérieur. En ce sens, nous devrons nous positionner sur le lien existant entre le stigmate et la question « ethnique » du territoire ; à l’exemple du sociologue Michel Wieviorka291.

Pour le sociologue, le traitement « discriminatoire » des habitants de banlieue semble s’accentuer avec la question liée à l’ethnie, d’autant plus lorsque les statistiques et autres observations montrent une représentativité importante des minorités ethniques dans ces quartier de grands ensembles.

De nombreuses recherches se sont attachées à utiliser la dimension constructive et conceptuelle du stigmate en matière d’insécurité et de sentiment d’insécurité. Ainsi, nous verrons que la stigmatisation des résidents des quartiers « sensibles » ne prend pas en compte les différents facteurs qui alimentent l’insécurité sociale ; à savoir le chômage de masse, la protection sociale de moins en moins importante, la perte de sens du vivre-ensemble si cher aux anciennes banlieues rouges, et la dégradation des modes de vie. Le stigmate ne considère pas cet ensemble de paramètres pouvant expliquer le phénomène d’insécurité sociale qui nourrit cette même stigmatisation. Il fige l’individu dans un étau de responsabilités énormes,

289 J.F Laé, N. Murard, Les récits du malheur, éditions Descartes et Cie, coll Interfaces-société, 1995.

290

A. Begag, C. Delorme, Quartiers sensibles, Paris, 1994.

le positionnant comme l’illustration vivante de la décadence et de l’insécurité globale, illustrées par un stigmate territorial. Cyprien Avenel292 en conclut :

« La population des « quartiers sensibles » est souvent présentée comme la « part maudite » d’un fonctionnement de la société qui la fait basculer dans la marginalité et la violence. On

en vient souvent, de ce fait, à définir les quartiers comme le négatif de la ville293 ».

Nous avons interrogé le stigmate autour de dimensions à connotation territoriale qui s’ajoutent aux répercussions sur l’identité de la personne. Le stigmate de l’espace des « quartiers sensibles » peut aussi s’illustrer par le vocable utilisé pour désigner ce « type » de territoires. Les appellations politico-administratives telles que « zones urbaines sensibles », « quartiers défavorisés », et « quartiers prioritaires » renvoient directement dans l’imaginaire collectif à la mauvaise réputation de la zone « géographique » correspondant à la « banlieue » d’habitat social. Elles dénotent aussi pour certains chercheurs une difficulté à les cibler. Pierre Bourdieu écrivait que « les lieux dits « difficiles » sont d’abord difficiles à décrire et à penser294 ».

De plus, le stigmate de ces territoires transporte également une « territorialisation » des problèmes liés à la déviance et la délinquance.