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A) Ville et territoire(s) : les apports de Chicago

3) La diversité des territoires urbains

A l’époque, les grandes villes américaines ont attiré une telle masse de nouveaux habitants, venus pour la plupart d’Europe mais aussi des zones rurales des Etats-Unis, qu’elles ont drainé des populations très différentes de tout point. C’est depuis ce « mélange », ce « melting-pot » que serait né des types de tempéraments spécifiquement urbains. De plus, comme Robert Ezra Park le mentionne, un paramètre très important vient s’accumuler à ce brassage urbain. Il parle de mobilisation de l’individu qui a fragilisé la stabilité des contacts entre les citadins. Nous sommes donc bien loin des communautés rurales qui établissaient des relations plus stables, avec moins de changements et moins de mixité relationnelle. De ce fait,

45 A. Abbott, Department and Discipline : Chicago Sociology at One Hundred, Chicago, University of Chicago

Press, 1999, p31.

46 M. Castells, “Y a t-il une sociologie urbaine? », Sociologie du travail, vol.10, n°1, 1968

47 L. Harvey, Myths of the Chicago School of Sociology, Avebury, 1987.

48

J.M. Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago, Seuil, 2001

la société urbaine semble se distinguer de la « rurale » par une fragmentation et une segmentation des liens fondés sur la solidarité et les liens familiaux (liens de sang) (Gemeinschaft). La société urbaine serait donc construite autour de consensus coordonnés, régentés par un droit formel et contractuel (Gesellschaft)50. Les impacts de ce processus d’urbanisation ont déjà été appréciés dès le début du 20ème

siècle par Georg Simmel.

En ce sens, la ville multiplie des milieux différents dont la plupart ne se connaissent pas entre eux. En somme, une multiplication des liens entre petits groupes ou de « régions morales ». La question du territoire urbain, centrale dans la réflexion de l’école de Chicago, est couplée chez ces auteurs avec l’hypothèse que le territoire influe sur les existences des individus. En somme, que l’environnement urbain conditionne en partie les modes de vie de ses habitants. L’apport de l’Ecole de Chicago introduit aussi l’idée de diversité de territoires, qui est très importante dans notre réflexion. C’est d’ailleurs les concepts d’« aires naturelles » et d’aires morales » qui permettent de définir l’idée de l’hétérogénéité du territoire, colonne vertébrale réflexive de notre étude amenant au concept de micro territoires. Les « aires naturelles » et « aires morales » permettent de décrire le territoire en différentes mosaïques territoriales, en différents puzzles territoriaux, résultant des mécanismes et de rapports sociaux.

Pour préciser la manière dont nous nous référons à cette contribution sociologique et pour l’appliquer à notre sujet de thèse, nous plaçons la sociologie urbaine comme n’étant pas la « sociologie de tout ce qui se passe dans la ville », mais qui se centre sur la dimension proprement urbaine des divers aspects de la vie sociale et sur la manière dont la « ville-milieu » est aussi constituée en objet d’enjeux qui structurent les rapports entre les acteurs, les institutions et les groupes sociaux.

Ces enjeux sociaux peuvent se concrétiser notamment par l’hétérogénéité des territoires inspirée par Park et McKenzie51 démontrant que le processus global d’urbanisation se démultiplie au contraire en « d’innombrables processus localisés d’agrégation et de séparation » qui inscrivent dans l’espace urbain diverses lignes de partage plus ou moins tranchées ; ce qui renvoie dans notre travail à la notion de quartier.

Pour approfondir l’idée de diversité de territoires urbains au sein même d’une ville, nous pouvons également partir de la notion de « région morale ou aire morale » définies par Robert

50 Hypothèse de Ferdinand Tonniës, in Y. Fijalkow, Sociologie de la ville, Editions La découverte, Paris, 2004, p 11

51

Park R.E (1925), « la ville, proposition de recherche sur le comportement humain en milieu urbain »in Grafmeyer et Joseph I, L’Ecole de Chicago, Naissance de l’écologie urbaine, p 79-126 ;

Park. Ce dernier a analysé les mécanismes de répartition spontanée des populations urbaines et démontre que les habitants ont tendance à se réunir selon leurs centres d’intérêts, leurs goûts et leurs tempéraments dans une zone déterminée et ceci indépendamment des intérêts économiques et professionnels des individus. L’auteur parle de ségrégation par elle même au sens où il s’agit de la population elle-même qui tend à la ségrégation.

Toujours dans cette continuité réflexive, illustrée une nouvelle fois par Robert Park, chaque quartier, chaque territoire de la ville s’empreigne du caractère et du vécu de ses habitants. En conséquence, le territoire tend à prendre les signes particuliers et les spécificités de ses propres résidents. Le territoire n’est alors plus seulement traité par sa composante géographique mais aussi et surtout par sa part locale connotée de sensibilités, d’histoires, de traditions et de vécu. C’est ainsi que chaque territoire évolue au rythme qui lui est propre, de façon distincte des autres territoires. De ce point de vue, l’influence du territoire est surcompensée par celle de ses habitants.

L’exemple de certains quartiers de Chicago de l’époque illustre l’idée de Robert Park. En ce sens, la résultante de la répartition d’une population peut se concrétiser par la constitution d’« aires morales » qui peut être un territoire de rencontres, une zone dans laquelle nous n’habitons pas forcément. Robert Park s’appuie sur l’existence de « forces » dont nous sommes incapables de mesurer l’importance et qui peuvent se libérer dans ces « régions ou aires morales ». En effet, si nous suivons son point de vue, chaque individu nait avec des « pulsions, des passions et des idéaux » et ne peut les satisfaire que dans ces « aires morales », déconnectées des ordres imposés par la civilisation humaine. Si nous poursuivons avec son raisonnement, ce sont ces « forces » qui, basées sur la théorie des « pulsions latentes » chez l’homme, produisent ces milieux urbains distincts et singuliers.

Les facteurs d’apparition des « régions morales » sont par conséquent liés pour une part à la vie urbaine en tant que telle, mais également à la liberté qu’elle procure.

La région morale n’est pas mobilisée par Robert Park comme un lieu « anormal » mais comme étant une partie intégrale de la ville, de sa vie naturelle et « morale ». En ce sens, la ville traduit toute la dimension humaine, les traits de caractères, les comportements de la nature humaine, atténués dans les petites communautés. Si nous posons cette question à l’échelle de notre sujet ; les micros territoires peuvent-ils renvoyer directement ou indirectement à l’idée des « aires morales » ? Et de ce fait, peuvent-ils constitués au sein

d’eux-mêmes des particularités territoriales basées sur des besoins « naturels » de fuir les normes imposées ? Sont-ils par conséquent des micros territoires « anormaux » ? Rassemblent-ils des individus ou groupes d’individus partageant les mêmes valeurs ou centres d’intérêts ?

De plus, pour approfondir notre empreinte concernant la diversité des territoires à l’Ecole de Chicago, il convient de mobiliser le concept d’« aires naturelles »52 qui a été traité dans le cadre d’articles parus dans une étude traitant de la question de la « communauté urbaine » dont trois ont particulièrement alimenté cette conceptualisation. Il s’agit des textes de Nels Anderson, The Hobo: a study of the homeless Man (1923), de Louis Wirth, The Ghetto (1928) et de Harvey W. Zorbaugh, The Gold Coast and the Slum (1929). L’« aire naturelle » est décrite comme un « territoire de la ville ayant une fonction qui échappe à ses habitants ». En ce sens qu’un quartier pauvre n’est pas voulu par ses habitants et qu’il est pauvre « naturellement », indépendamment de la volonté de ses occupants. C’est en ce sens qu’une aire urbaine est définie comme « aire naturelle ». Pour l’Ecole de Chicago, les « aires naturelles » sont des composantes partielles de l’unité globale de la ville ; ayant chacun leurs particularités au sein de l’activité de la cité. Ces singularités territoriales sont fonction du rapport qu’elles ont avec le reste de la ville. En somme, elles sont perçues selon les caractéristiques majeures de leurs populations, leurs spécificités les plus remarquables. C’est ainsi que certaines « aires naturelles », chacune différente des unes et des autres sont « construites » par le mécanisme urbain, qui « sélectionne naturellement » la population en la répartissant dans différentes zones. C’est en ce sens que certains territoires peuvent être perçus comme « propice » à la délinquance, ou dans lesquels une caractéristique sociale est plus marquée qu’ailleurs53.

Les « aires naturelles » définies par l’école de Chicago ne concentrent pas des populations semblables et identiques. Son positionnement sociologique, pour décrire le concept d’« aire naturelle » est centré sur la relation de « symbiose » qui existerait dans les relations urbaines. C'est-à-dire que les habitants d’une « aire naturelle » ne vivent pas ensemble essentiellement parce qu’ils sont semblables mais davantage parce qu’ils sont dans une « relation

52 R.E Park, W. Burgess, The City, Chicago, 1925.

53

R. Ernest, Mowrer, Family Disorganization: An introduction to sociological analysis, The University of Chicago Press, 1927, p 116-123.

d’interdépendance » pour leur existence. En somme, ils sont utiles les uns aux autres et ont besoin des uns et des autres.

L’angle d’analyse prend en compte la dimension territoriale pour comprendre les comportements de l’homme et les formes d’organisation sociale.

La réflexion de notre étude concernant notre emprunt à l’Ecole de Chicago s’est articulée autour de trois axes qui nous semblent importants. Tout d’abord, que le territoire est en perpétuelle redéfinition, en mouvance continue, basé sur des relations sociales complexes et analysé selon un différentiel de répartition des habitants. En somme, le territoire en tant que socle fondamental du tissu social et de l’organisation de la vie humaine.

Le deuxième axe place le territoire dans une relation à l’individu dans une perspective en termes d’expériences territoriales. En ce sens, les rapports entre individus sur un même territoire amènent à l’attribution de significations sur un ensemble communautaire donné. C’est en ce sens, que les recherches de l’Ecole de Chicago ont étudié les mécanismes d’adaptation humaine qui ont conduit à décrire les processus d’appropriation territoriale. Finalement, le troisième axe qui a été développé d’après les sociologues de ce courant et que nous avons mobilisé pour notre réflexion, a consisté à percevoir le territoire comme un lieu d’expression. C'est-à-dire qu’il est constitué des spécificités de chaque habitant et de chaque groupe. Le territoire est alors le réceptacle de l’identité et de l’affectivité ; elles-mêmes orientées par la nature de l’urbain.

Notre intérêt dans l’étude de mobiliser une nouvelle fois l’Ecole de Chicago réside également dans le fait qu’elle considère le territoire urbain comme un espace de « vérification des théories » en considérant grandement l’impact de la croissance urbaine dans des dimensions de « désorganisation sociale ». Les résultats des recherches et autres enquêtes de ces sociologues étaient davantage axés dans un cadre social et politique spécifique de l’époque, notamment avec un statut particulier de « ces » sociologues qui prenaient en compte la naissance des « nouvelles valeurs » de l’urbain, valeurs opposées à celle de la ruralité. En effet, c’est dans un contexte de déplacement des populations que l’Ecole de Chicago a mobilisé ses travaux, en acceptant les « problèmes sociaux » urbains parallèlement « aux mouvements pour l’égalité des sexes, la professionnalisation des femmes dans l’industrie, le dépeuplement des campagnes et l’augmentation de la criminalité dans la ville ».

Dans le débat qui existe en sociologie urbaine aujourd’hui sur les possibilités d’actualisation des méthodes de l’Ecole de Chicago, nous nous rangeons du côté des auteurs qui considèrent que les sociologues de l’Ecole de Chicago peuvent être rapprochés du courant des « réformateurs » (en utilisant d’autres outils d’investigations et un nouvel angle d’analyse) même si ces derniers accordent une place plus importante au rôle de l’individu dans la société que l’école de Chicago qui mobilise davantage l’influence exercée par le territoire.

Nous faisons donc également appel au principe explicatif du territoire qui a le mérite de traiter des problématiques sociales dans nos sociétés industrialisées et d’en dégager des pistes de réflexion autour notamment du « pluralisme » territorial qui permet de comprendre les enjeux des territoires des quartiers sensibles en termes de rapports avec les institutions et la société. Au-delà de ces thèses, nous croisons aussi de nombreux auteurs contemporains de sociologie urbaine qui ont analysé la question du territoire urbain et notamment la diversité de ceux-ci, notamment dans le cadre des quartiers de grands ensembles. C’est dans cette continuité réflexive que nous aborderons dans cette partie l’actualisation du concept de territoire, appliqué dans les zones urbaines.

L’apport initial de l’Ecole de Chicago consistait à positionner notre réflexion, comme nous l’avons évoqué ci-avant, autour de deux idées indissociables pour notre étude dans l’analyse du territoire : le lien intime entre le territoire et ses résidents et la diversité territoriale qui en est déduite. Dans ce paragraphe, il s’agira de rattacher l’idée de la diversité et de la « mosaïque » de territoires au concept de « micro-territoire » qui traduit dans notre idée une certaine actualisation des thèses de l’Ecole de Chicago, rassemblant ainsi les questions de l’influence de la ville sur les citadins et de la multiplicité de ses territoires.

Les rapports sociaux qui lient les individus entre eux permettent de « vivre » relativement à l’unisson le territoire commun et ainsi de le manipuler et le modeler à « leurs » façons pour lui donner un sens identique et surtout une fonction commune.