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A) Ville et territoire(s) : les apports de Chicago

1) L’histoire de l’Ecole de Chicago et sa dimension empirique

L’Ecole de Chicago a marqué un « tournant » sans précédent dans la manière de voir la ville urbaine et d’étudier les rapports sociaux et les problématiques d’intégration des individus dans un territoire urbain restreint, mêlant des identités multiples.

Créée officiellement en 1892, l’Ecole de Chicago offre une place prépondérante à la recherche multidisciplinaire et à spectre large. En effet, ce courant est composé de géographes, d’anthropologues, ethnographes et de sociologues qui accordent une place essentielle à l’empirisme et à l’enquête de terrain. Ces rapports décrits par « l’écologie urbaine » servent à accompagner la croissance exponentielle des villes nord américaines du début du 20ème siècle et sont illustrés entre autres, par un anthropologue William Thomas, un géographe Ernest Burgess et des sociologues de renoms tels que Robert Park, Louis Wirth et Roderick McKenzie.

Le nom de cette « école » provient de l’exemplarité de la croissance d’une ville de la région américaine des grands lacs : la ville de Chicago qui est passée du statut de petite ville en 1830 pour devenir une mégalopole de plus d’un million d’habitants en 1890 pour dépasser 30 ans plus tard plus de 3 millions d’habitants, positionnant ainsi la ville à la cinquième place mondiale en termes de nombre d’habitants.

L’orientation originale de ce courant sociologique plante ses bases dans une immigration importante de l’époque qui vient nourrir la ville de Chicago en termes de différentiations d’origines culturelles qui contribuent à dessiner des zones géographiques largement hétérogènes et multiples. Les nouveaux arrivants venaient pour la plupart d’Europe et devaient « s’intégrer » rapidement à une nouvelle « culture », à un nouveau paysage urbain, à d’autres modes de vie et à d’autres mentalités. C’est dans ce contexte que l’Ecole de Chicago a entrepris ses travaux les plus connus en positionnant la ville comme un « laboratoire social » observant les relations « urbaines » des individus.

En outre, les chercheurs de l’Ecole de Chicago ont initialisé les enquêtes empiriques apportant des outils d’observations théoriques qui ont permis de constituer l’inscription de la recherche urbaine et de l’anthropologie dans les sciences sociales.

L’inscription théorique des recherches de l’Ecole de Chicago est marquée par ce qui a été appelé « l’ethnographie savante et professionnelle » illustrée majoritairement par Boas, Lowie et Malinowski. Cette approche ethnographique installe les premiers outils méthodologiques tels que l’« observation participante » (que nous vous présenterons plus loin dans le

document) mais aussi des outils théoriques en positionnant l’axe de recherche sur la cohésion sociale et le « fonctionnalisme » des groupes et individus observés.

Ces méthodes qualitatives provoquaient une véritable rupture avec les méthodes précédentes d’investigations sociologiques qui, connotées de dimensions caritatives, empathiques et presque philanthropiques, étaient majoritairement quantitatives. En ce sens, nous empruntons la recherche « qualitative » appliquée au territoire qui s’attache à analyser les problématiques sociales par l’observation rigoureuse et intensive des pratiques « territoriales » inscrites dans leurs contextes d’existence, les études de cas et les récits de vie, techniques déjà entreprises par William Thomas dans ses monographies ethnographiques. En somme, se fondre dans le « paysage urbain » en tant qu’observateur. C’est ainsi que le matériau récolté apporte des connaissances au niveau microsocial en considérant le territoire et notamment la ville de façon partielle et non en globalité. Cette approche est donc empirique au sens où elle observe l’individu directement au sein même de son quartier, dans ses interactions sociales locales. Nous pouvons qualifier l’angle de « face à face ».

De manière complémentaire, Robert Park voit en l’enquête sociologique un aspect journalistique qui qualifie le sociologue de « super-reporter »36 qui enquête sur le comportement et les attitudes de l’homme en milieu urbain. C’est dans une perspective d’observation du changement en milieu urbain que Robert Park étudie le territoire urbain, en le plaçant comme facilitant l’observation des processus sociaux. En ce sens, le quartier permet de voir les excès des processus sociaux des individus, permettant ainsi d’étudier les modes de vie dans un milieu urbain donné.

L’Ecole de Chicago de par son originalité et son approche a suscité et suscite encore un débat entre sociologues ; débat que nous considérons dans notre étude afin de mesurer et positionner les enjeux entre les différentes analyses des dynamiques territoriales.

Que nous soyons « pro » ou en distance avec les travaux de l’Ecole de Chicago, nous adoptons le postulat que l’Ecole de Chicago fait partie de l’origine de la sociologie et tout particulièrement qu’elle fait partie intégrante de l’histoire37

de la sociologie urbaine. Nous adhérons ainsi à l’idée que son « ethno méthodologie » et son « interactionnisme » peuvent être appliqués de nos jours en termes de références sociologiques.

C’est en fait le travail de terrain qui a été (et qui est encore pour certains) questionné et mis en opposition avec la théorie sociologique « classique » ou critique française. C’est ainsi que les

36

Y. Grafmeyer, I Joseph, L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Flammarion, 2004, p 6.

sociologues de l’Ecole de Chicago se sont éloignés de l’enseignement « académique » de la théorie et de l’usage exclusif du questionnaire ; utilisant les techniques quantitatives telles que les données de recensement et les méthodes qualitatives en intégrant des entretiens axés sur des récits de vie et de parcours individuels.

2) « La » ville comme milieu urbain

Les sociologues-ethnographes de l’Ecole de Chicago ont apporté deux dimensions originales dans l’analyse et le traitement de l’urbain, approche intéressante pour notre travail. Tout d’abord, ils ont positionné la ville comme un véritable « laboratoire social » afin d’étudier les relations sociales « exacerbées » dans un espace concentré, notamment avec l’exemple de la ville de Chicago qui était devenu le territoire par excellence pour l’apparition de problématiques sociales « inédites », qui seront généralement identifiées d’après l’appellation de « problèmes sociaux urbains38 ».

C’est dans cette perspective que le travail proposé mobilise les travaux de Robert Park qui a étudié dans des quartiers donnés de la ville de Chicago les rapports sociaux « territorialisés » à travers une approche qualitative s’interrogeant, parmi tant d’autres sur les relations de voisinage, les marginaux, les phénomènes de délinquance et de ségrégations spatiales des minorités dans la ville en plaçant cette dernière sous un axe de « contrôle social ».

C’est ainsi que Robert Park démontrait le lien étroit et inévitable entre « problème social » et « problème urbain »39. Cet auteur établissait une comparaison entre l’ordre social et le contrôle social de la famille, du « clan » avec la ville.

L’Ecole de Chicago est ancrée dans « l’écologie urbaine », elle-même inscrite dans les thèses Darwiniennes. Celle-ci vise à démontrer que les relations sociales humaines sont établies selon l’ordre animal et végétal en termes de « compétition », de dominance et de symbiose. C’est ainsi que ces études des relations sociales au travers l’appropriation du territoire de résidence de l’époque sont intéressantes pour l’analyse du quartier dans notre travail. En effet, aussi bien pour le monde végétal qu’animal, l‘homme s’approprie le territoire pour vivre son existence. Qui dit appropriation dit difficultés potentielles de cohabitation, tout comme dans le règne animal en termes de territorialité.

38 Y. Grafmeyer, I Joseph, Op. Cit.

39

R.E.Park, « La ville comme laboratoire social », 1929, in L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine. Y. Grafmeyer, I. Joseph, 2004, p 164.

La ville est ainsi perçue comme une « configuration spatiale »40 rassemblant une communauté d’individus et d’institutions en interdépendance. La ville est à la fois un mécanisme artificiel qui éloigne l’homme de « son milieu naturel » et de son socle originel mais demeure aussi le fruit de mécanismes naturels. Pour l’Ecole de Chicago, ce sont aussi bien les forces « naturelles » que les forces « sociales » qui construisent le modèle urbain. Les villes sont ainsi comparées à des « super-organismes »41 que nous pourrions comparer à des éponges (métaphore organiciste)42.

C’est sans doute Roderick McKenzie et Robert Park qui illustrent le mieux l’approche écologique dans l’étude des rapports humains en évoquant les « mécanismes de compétition, d’interaction et d’association » à l’instar de l’« écologie animale » qui se matérialise dans le milieu urbain par une rivalité pour l’espace, dominée par la quête de l’avantage économique. En ce sens, l’« écologie urbaine » place l’individu selon l’exemple du milieu naturel. L’individu doit s’adapter, tout comme dans la nature, à la ville, qu’il modifie à son tour. Cette adaptation de la « communauté humaine » se fait dans un contexte de perpétuels équilibres et déséquilibres entre groupes en concurrence, entre différentes « forces ». En ce cens, le milieu urbain influence sur la vie sociale en intensifiant la proximité entre des populations hétérogènes qui vivent sur un même territoire. Les sociologues prennent largement en compte la place de l’immigration et les questions liées à l’intégration des minorités dans le milieu urbain. Robert Park émet d’ailleurs une théorie du « cycle des relations interethniques »43 comprenant les quatre phases suivantes : « Compétition, Conflit, Accommodation et Assimilation ».

Dès cette époque, la sociologie urbaine montre à quel point le vivre ensemble dans un territoire commun peut être porteur d’obstacles pour un groupe d’individus donnés. Autrement dit, la cohabitation territoriale peut être difficile entre habitants d’un même espace. Ce postulat peut-il pour autant correspondre à la distance physique établie inconsciemment entre les personnes selon la théorie de la « proxémie44» ? Peut-on ainsi affirmer que l’homme vit son territoire à travers cette distanciation invisible qui régirait certains de nos comportements ?

En tout état de cause, cette théorie (qui peut se définir par la distance physique positionnée dans toute interaction sociale et différenciée selon les cultures) invite à s’interroger sur la

40 R. Park, “La communauté urbaine : un modèle spatial et un ordre moral », p 194.

41

R. Park, “La ville, phénomène naturel”

42 M. Halbwachs, “Chicago, experience ethnique” p 324.

43 D. Cuche, « L’homme marginal » : une tradition conceptuelle à revisiter pour penser l’individu en diaspora, in Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 25, N°3, 2009.

place des « besoins proxémiques » de l’homme dans un contexte de forte densité urbaine et par conséquent de voir le quartier selon une dimension « appropriative » du lieu en considérant d’après Edouard T Hall, que l’appropriation territoriale n’est pas seulement une question d’espace mais peut-être aussi l’illustration du besoin des individus de se rassembler dans des micros territoires donnés où les membres se reconnaissent et partagent les mêmes valeurs.

L’hypothèse de l’« homme urbain » ou du citadin est emprunté à l’Ecole de Chicago dans le sens où elle fait appel dans son analyse à la ville « interstitielle » en mobilisant des procédés d’analyse nivelés tels que la « métonymie » ( la ville c’est la rue), la métaphore (la ville, c’est une mosaïque), la comparaison et l’interdisciplinaire. Le citadin est alors perçu comme un « étranger » vivant avec des semblables « pas très semblables ».

C’est en ce sens que la relation est posée entre tempérament de l’individu et milieu urbain. Pour nourrir notre positionnement quant au concept de territoire, nous engageons par conséquent la notion « d’écologie urbaine » qui examine dans le traitement sociologique de l’urbain la dimension « ethnique » et sociale du territoire ; à savoir que le territoire urbain se sectorise selon la composition de sa population à travers des filtres pouvant être « culturels », sociaux ou « ethniques ».

De cette idée, Robert Ezra Park commente le territoire via la ville avec une vision sociale de celui-ci : Il le positionne comme un « organisme social » et par conséquent non seulement comme une concentration géographique. La double lecture du territoire qu’il propose est à la fois « écologique et morale ». En ce sens, notre étude porte sur une localisation de faits sociaux dans l’espace et une analyse des rapports sociaux locaux, mis en abyme dans les relations et rapports internes d’une même population d’un même territoire donné.

De ce fait, nous considérons que dans un contexte urbain, les individus revêtent des modes de vies différenciés et non homogènes, adoptant des attitudes et comportements spécifiques et/ou originaux en réponse à la nature du milieu « urbain » dans lequel ils sont inscrits. En conséquence, la vie urbaine devient un véritable mode de vie qui de façon sine qua non « sculpte » l’état d’esprit des individus. Telle est l’expression qui pourrait illustrer cette idée : « Nous sommes ce qui nous entoure », (dans une dimension urbaine bien évidemment). Ce qui fait de la ville un organisme modulable, mouvant dans sa structure interne et dans son rapport à l’environnement.

Robert Park remarque que l’urbanisation a des effets sur l’individu et son mode de vie selon deux impacts : une conséquence qualifiée « d’individualisation » et une autre sur le

« nivellement ». Au-delà d’imposer ses effets, le territoire suscite les « excentricités » et « récompense » ses habitants.

Nous pouvons estimer que l’Ecole de Chicago a fait son apparition en France dans les années 1980 dans un contexte d’accueil peu favorable. Pourtant, les thèses de l’Ecole de Chicago étaient ancrées solidement outre-Atlantique comme l’atteste Andrew Abbott avec l’expression « The manufacturing Chicago industry45 » qui illustre l’intérêt confirmé voire grandissant pour ce courant sociologique. C’est cependant en mettant à mal l’entité même de l’Ecole de Chicago que ses détracteurs ont œuvré, la qualifiant comme « descendant direct du marxisme »46 pour les uns, et de « mythe »47 pour les autres. Les adversaires de l’Ecole de Chicago se sont donc attachés et s’attachent encore, entre autres, à réfuter la cohésion et la cohérence des groupes successifs des sociologues de l’Ecole de Chicago, qui pour eux ne pouvaient constituer de part leurs méthodes, une « tradition » sociologique.

Nous partons donc de l’idée qui consiste à dire que l’Ecole de Chicago s’est développée dans un cadre « institutionnalisé », qui fait d’elle un courant sociologique important. En effet, son apport ne se résume pas en une liste d’auteurs fusent-ils prestigieux, de méthodes et de concepts mais il renvoie aux recherches qualitatives d’un groupe « concret » ou plus précisément d’une série de « groupes concrets » de sociologues48

, qui ont contribué à l’émergence d’une approche interactionniste prenant en compte les champs d’interaction et le contexte, abandonnant ainsi la « décontextualisation de l’explication sociologique »49.